Être des tisserands du Triple Lien : à soi, aux autres, à la nature

Classé dans la catégorie: 
Date de parution: 
Octobre 2016

 

Être des tisserands du Triple Lien « pour réparer ensemble le tissu déchiré du monde », c’est à quoi nous invite le philosophe des religions Abdennour Bidar[1], dans son livre Les Tisserands[2] publié en 2016. L’objectif de cet ouvrage est de nous aider à réfléchir, d’une manière simultanée, sur trois relations, ou trois liens qui nous permettent de construire notre individuation[3] : la relation à nous-mêmes (domaine de l’éthique, de la philosophie, du spirituel), la relation à autrui (domaine de la famille, du social, du politique), la relation à la nature (domaine de l’écologie). Généralement nous abordons ces domaines séparément ou au mieux par deux. On pourrait nommer ce livre : la culture du lien, la civilisation du lien.

 

La dynamique du Triple Lien se construit à partir des interactions entre :

  • Le lien retrouvé avec notre moi le plus profond, source de vitalité et d’inspiration créatrice
  • Le lien retrouvé avec autrui, dans le partage équitable, la tolérance et la coexistence pacifique.
  • Le lien retrouvé avec la nature, fait d’émerveillement, d’éveil à la puissance de la vie, et de symbiose

 

Selon Abdennour Bidar, une génération spontanée de « Tisseurs du monde » est entrée en lutte, depuis quelques années, contre la menace de la grande déchirure du monde : « la séparation de l’homme avec son âme, les inégalités et les fractures sociales, les absurdes guerres culturelles, l’épouvantable divorce entre l’homme et la nature ». Mais ces Tisserands ont besoin de renfort pour « relier la vie », car « d’énormes forces de destruction sur la planète entière aggravent continuellement de multiples déchirures et divisions dont nous souffrons tous à un degré ou à un autre ». 

 

Comme le dit, lui-même l’auteur, Les Tisserands est un livre étrange. «Il est autant question de politique que de sagesse. C’est délibérément un livre étrange, un drôle d’essai de spiritualité politique et un traité de politique spirituelle »[4].

 

1. Les Tisserands sont  des « Créatifs culturels »

 

Qui sont ces Tisserands ? Abdennour Bidar situe l’action des Tisserands dans la lignée des « Créatifs Culturels » ; cette expression a été créée par un sociologue et une psychologue, Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson[5] , auteurs de l’ouvrage « The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World ». Ce livre sur les Créatifs Culturels aux Etats-Unis, est le résultat de douze années d’enquêtes menées dans les années 1990 auprès de 100.000 américains. Ces enquêtes révèlent un « nouveau continent » jusque là invisible,  au sein de la société américaine  : « depuis les années 1960, 26% d’adultes américains, 50 millions de personnes, ont profondément modifié leur vision du monde, leurs valeurs et leur mode de vie, en bref leur  culture (..) Changer de manière de voir le monde, cela signifie littéralement changer la perception de voir le monde»[6].  Ce nouveau groupe socioculturel se situe entre les « traditionnalistes », porteurs de valeurs tournées vers le passé et assez religieuses, et les « modernistes », tenant du système actuel, croyant au progrès et matérialistes (adeptes de la société de consommation).

 

Dans l’ouvrage de Paul Ray et Sherry Anderson, les créatifs culturels sont identifiés à partir de quatre pôles de valeurs :

  • L’écologie (incluant l’alimentation biologique, les médecines douces, la consommation éthique et responsable).
  • L’ouverture aux valeurs féminines (écoute, empathie, etc.) et place de la femme dans la société.
  • Le développement personnel, la spiritualité.
  • L’implication sociale, la mise en place d’initiatives solidaires, participatives et citoyennes.

 

Les auteurs soulignent que pour repérer un Créatif Culturel, il faut repérer un changement profond et général de culture, « il faut aller bien au-delà des opinions et des attitudes, il faut plonger beaucoup plus profond au niveau des valeurs et des visions du monde[7] qui façonnent la vie des gens »[8]. Pour repérer un Créatif Culturel, il nous faut rejeter la conception « consumériste » de la culture et retrouver sa dimension anthropologique[9]. Pour les anthropologues la culture se définit comme étant d’abord : « les représentations de soi et du monde que nous nous construisons » et c’est aussi en conséquence « les valeurs que ces représentations portent, les normes de comportement qui en découlent et les attitudes, conduites et modes de vie qui les incarnent »[10]. Cette définition anthropologique de la culture est très proche de celle proposée par l’UNESCO : « Dans son ensemble le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels ou affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe tous les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »[11].

 

Dans leurs enquêtes aux Etats-Unis, Paul Ray et Sherry Anderson ont trouvé deux types de Créatifs Culturels, deux populations de 25 millions chacune ; d’un coté « les créatifs culturels avancés » et de l’autre les créatifs culturels dits écologistes, moins directement impliqués. Les premiers se préoccupent à la fois de justice sociale, d’écologie et de vie intérieure et correspondent à la définition des Tisserands de Abdennour Bidar.

 

A la suite de la publication de l’ouvrage de Paul Ray et Sherry Anderson, une équipe internationale s’est constituée, sous la parrainage du Club de Budapest (club dirigé par le philosophe des sciences hongrois Ervin Laszlo) avec pour objectif de réaliser des enquêtes sur les « Créatifs Culturels » dans divers pays comme la France, l’Allemagne, les Pays Bas, la Norvège, l’Italie et le Japon. Un questionnaire commun aux pays européens a été élaboré en coopération avec les deux scientifiques américains. L’enquête réalisée sur la Créatifs Culturels en France[12] dans les années 2006, montre que ce groupe socioculturel rassemble 17% de français, majoritairement des femmes (64% des Créatifs Culturels).

 

Pour préciser le rôle des Tisserands - ces « Créatifs Culturels » - Abdennour Bidar fait référence à Cyril Dion, auteur du film et du livre Demain, un nouveau monde en marche[13] , leur rôle c’est de : « construire du sens, de l’enthousiasme, des histoires qui parlent aussi bien à notre intelligence qu’à nos cœurs ». Mais pour passer à l’action, il faut surmonter la difficulté de ce que représente la compréhension de ce qu’est un lien nourricier, une vie bien reliée, une civilisation du lien. Le Triple Lien, a soi, à autrui et à la nature, est nourricier parce que sans lui notre ego et notre humanité se dessèchent et dépérissent» Et de préciser. « Le lien à soi est le premier lien qui n’a de sens que s’il conduit aux autres. (..) En retour, le lien à autrui et le lien au monde inspirent aussi le lien à soi. Le Triple Lien ne sont pas trois directions, mais trois pôles d’une circulation d’énergie dont chacun alimente l’autre »[14].

 

En complément aux différentes enquêtes sur les « Créatifs Culturels », l’ouvrage de Abdennour Bidar apporte des éclaircissements sur deux grandes questions :

 

  1. Pourquoi après deux siècles de progrès économique, politique et technique, le tissu du monde se déchire autant ?
  2. Le lien au « Soi » est le fil d’or du Triple Lien, c’est le fil d’or que doit tisser tout créatif culturel.

 

 

2. Pourquoi après deux siècles de progrès économique, politique et technique, le tissu du monde se déchire autant ?

 

2.1 Les grands idéaux politiques sont arrivés à leurs limites en tant que force motrice de la civilisation

 

« Nos grands idéaux politiques cristallisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme sont notre bien commun mondial le plus précieux, mais ils apparaissent - hélas – désormais comme incapables de conduire le moindre progrès au-delà de ce qu’ils ont déjà accouché. Ils semblent arriver à la limite de leur compétence et de leur force motrice de la civilisation. A tous les échelons - institutions internationales, Etat-nations - nous constatons la dévitalisation complète de tous les discours qui s’en tiennent à des valeurs morales ou à des principes politiques. Ils sont devenus impuissants, ils ne parlent plus aux peuples, ils ne parlent plus aux jeunes générations et ils ne le feront plus s’ils s’obstinent à rester horizontaux, c’est-à-dire sans cette dimension appelée spirituelle »[15]. Notre époque est celle du besoin de sens.

 

2.2 Le siècle des Lumières[16] : l’individu est autonome

 

« Une grande erreur du siècle des Lumières a été de nous laisser croire que l’individu est un tout indépendant du reste, une individualité autonome [..] Encouragé par les encensements médiatiques et cinématographiques, le culte de l’individualisme nous a fait un mal immense »[17]

 

L’auteur ne rejette pas pour autant le siècle des Lumières : « Le monde moderne n’a pas eu complétement tort de mettre l’individualité au centre de son système de civilisation. Il ne s’est trompé de totem. Il fallait bien élire comme valeur cardinale de la civilisation humaine, la dignité de chaque individu et l’objectif de son plein épanouissement ou le bonheur. Ce qui a été négligé,  c’est l’importance de ce qui nourrit les personnes : les relations entre elles »[18].

 

« On a vécu sur une conception complétement fausse de l’individualité humaine comme être, comme étant une machine autoalimentée » En réalité, « tout l’énergie vitale nous arrive de l’extérieur de l’individualité par  le triple Lien »[19].

 

 

2.3 La question du sens de la vie ne peut plus être une affaire purement privée

 

« Sur tous les continents, nos classes politique et nos grands décideurs internationaux, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, démocrates ou républicains, libéraux ou socialistes, vivent encore au XXè siècle, quand le monde humain se donnait l’illusion que les questions relatives au sens de la vie étaient devenues une affaire purement privée. Or voilà qu’à présent elles reviennent partout au centre des affaires de la cité, et nous ne ferons repartir le progrès humain qu’en le mettant au service de la prise en charge de ces aspirations fondamentales, qui sont l’énergie du monde à venir »[20].

 

« Les générations qui arrivent veulent trouver du sens à leur vie et lui en donner – pas se contenter de la gagner ». Qu’avons-nous à leur offrir ? Ce qui manque aujourd’hui à la jeunesse c’est : « quelque chose de grand à quoi consacrer sa vie, un ou des idéaux qui susciteraient des convictions fortes, un ou des grands récits qui ré enchanteraient l’existence en ouvrant devant nous un horizon d’espérance, de fraternité ou de communion sans frontières ! »[21]

 

2.4 Ne pas se laisser impressionner par l’impuissance des médias à nous donner à voir autre chose que la gravité de la déchirure du monde[22]

 

Les médias, en passant en boucle tout ce qui ne cesse de déchirer le monde des hommes, contribuent à aggraver la situation à cause de l’effet des images sur la conscience. Voilà comme on créée aujourd’hui des générations de gens qui ne croient plus à rien, des découragés d’avance, des cyniques. Quand les médias parlent des efforts de retissage du monde, ils le font d’une manière réductrice ; avides de belles histoires ils se contentent de mettre en avant quelques tisserands exceptionnels, et ils passent à autres choses.

 

2.5 Pour une nouvelle anthropologie[23]

 

« Le petit moi » tout seul n’est rien,  mais cette réalité est difficile à faire entendre à cause de :

  • La croyance qu’il n’y a pas de vie sociale possible autrement que dans une rivalité où chacun se bat seul contre tous, où l’homme doit se faire tout seul.
  • L’individualisme, héritage du « pense par toi-même des Lumières » ; comment concilier autonomie et appartenance ?
  • L’existence de groupes ou tribus sociaux juxtaposés les uns aux autres, et qui coexistent dans l’indifférence mutuelle.

 

Il faut repenser la civilisation à partir d’une autre anthropologie que celle de « l’homme loup », du « self made ».

 

 

3. Le lien au « Soi », le fil d’or du Triple Lien

 

Pour Abdennour Bidar ce n’est pas un hasard si « toutes ces luttes tisserandes pour la « reliaison du monde » s’amorcent alors même que la question du spirituel revient au centre de nos questions de civilisation ».

 

3.1 Qu’est ce que le spirituel ?

 

On ne trouve pas dans l’ouvrage Les Tisserands une définition précise de la spiritualité. Il est rappelé que le terme vient du mot esprit qui renvoie, lui-même à l’idée d’être inspirée et à la notion de « souffle de vie » créateur[24].

 

Pour Abdennour Bidar, « la vie Tisserande est un vraie alternative au religieux », elle le concurrence sur son terrain, qui « est celui du sens de la vie et de l’être (plus humain, plus conscient, plus vivant) »[25]. Le spirituel serait donc ce qui permet de donner du sens à la vie, d’être plus humain, plus vivant.

 

Mais il précise que la spiritualité n’est pas indispensable à tous les Tisserands, il n’est pas question de l’imposer « L’important est de se retrouver dans quelques convictions fondamentales ; chacun d’entre nous est relié à plus vaste que lui, qui le fait grandir ;  le petit moi est rien tout seul ; seule une nouvelle culture des liens, nous fera sortir de toutes nos fractures - intérieures, sociales, écologiques [..] nous fera grandir en humanité et nous appellera vers le mystère de l’existence »[26]. Le spirituel serait d’être relié à plus vaste que soi.

 

3.2 La culture du Triple Lien comme vie spirituelle

 

C’est à partir de sa compréhension du spirituel, rappelée précédemment, que Abdennour Bidar peut écrire : « C’est une véritable dilatation et transformation vécue en mon être, que j’assiste, lorsque je tisse l’un ou l’autre des trois fils du Triple Lien. [..]. La culture du Triple Lien apparaît comme une vie spirituelle bien plus libre et vaste que n’importe quelle religion avec ses rites et ses dogmes »[27]. Ou encore « Grâce aux liens, notre être s’étend au-delà du petit moi comme s’il lui poussait des racines, des ramifications et des branches. [.. ]. Seul un petit moi bien relié peut croître en vitalité, transcender ses limites ordinaires »[28]. Une vie bien reliée est un dispositif grâce auquel nos existences passent du fini à l’infini ; plus les liens sont nombreux et puissants, plus ce passage s’accélère. Les Tisserands resteront séparés en familles étrangères aussi longtemps  qu’ils ne verront pas qu’ils participent tous à ce « passage à l’infini » de la vie humaine[29].

 

3.3 « L’Etre essentiel », « Le Soi »

 

Pour illustrer l’infini de la vie humaine à laquelle nous accédons par le Triple Lien, Abdennour Biard utilise le symbole universel (on le trouve en Mésopotamie, en Egypte, jusqu’à l’antiquité grecque) de l’ouroboros, ce serpent mythologique qui s’enroule sur lui-même pour se dévorer. « Cette image n’est négative qu’en apparence : le serpent qui se mord la queue et qui s’enfonce en lui-même pour se dévorer figure en réalité la quête intérieure, la plongée au cœur de soi ». Et Abdennour Bidar de préciser « il représente donc l’individu qui est allé fouiller ses propres entrailles, sonder sa propre nuit, pour finir par accoucher – autant que faire se peut – d’une certaine conscience et de la présence de son moi profond »[30]. Il propose d’appeler ce moi profond notre « Être essentiel » pour le distinguer de notre « être superficiel », c’est-à-dire de notre moi social et de notre conscience ordinaire de nous-mêmes. S’inspirant des maîtres hindous de l’advaïta vedanta et des soufis, il propose aussi d’appeler notre moi profond, le « Soi », et qu’il définit comme étant «  la personnalité immortelle et suprasensible, foncièrement insondable, dont notre individualité dans ce monde est une simple incarnation transitoire. »[31]. Au moment où cette individualité,  précise Abdennour Bidar, établit le contact avec le Soi, et prend « conscience de sa présence en elle et de son activité à travers elle, il lui semble qu’elle a trouvé une source infinie, une source de vitalité et de régénération sans limites ».

 

Le serpent archétype symbolise non pas la stupidité de celui qui se mangerait lui-même mais le lien nourricier entre le petit moi et le Soi. « Lorsque l’être humain se met en position de recevoir le souffle de vie qui remonte en lui de son tréfonds créateur, alors il se trouve capable de se nourrir de lui-même infiniment. Grâce à cet afflux d’être et à cet influx d’énergie, sa vie passe du fini à l’infini, elle sort de la finitude pour aller vers l’immortalité »[32].

 

Pour Abdennour Bidar le thème de la relation du moi et du Soi, de l’intériorité, est un thème central et universel de la culture humaine[33]. Il rappelle que la présence du Soi en nous est décrite notamment par Platon, par Charya Sankara (maître spirituel indien du VIIIème siècle), par maître Eckhart (mystique chrétien du XIVème siècle). Il souligne que les bouddhistes, les hindous, les taoïstes, les soufis musulmans, les mystiques chrétiens ou juifs décrivent l’Eveil ou le réveil comme un déchirement d’un voile d’illusion, l’individu se trouve soudain libéré de l’identification exclusive au petit moi et expérimente un « je suis » sans  commune mesure avec le petit ego. Il note qu’aujourd’hui les pratiques de méditation, de yoga,  de recherche de son intériorité, pour retrouver le Soi, sont actuellement en pleine expansion[34].

 

Pour l’auteur de l’ouvrage Les Tisserands, il nous faut réapprendre, par le Triple Lien, à rétablir le dialogue entre l’homme du dedans et l’homme du dehors, le moi profond et le moi ordinaire, hors de tout système religieux, de toute doctrine, de toute idéologie. « Aussi longtemps qu’il reste enfermé dans l’illusion d’être un « être à part », séparé des autres et perdu dans l’immensité de l’univers, notre petit moi se voit tellement « peu de chose » qu’il prend  peur. La peur naît de l’ignorance de soi. Faute d’avoir cultivé le Triple Lien, qui lui aurait donné la conscience et la confiance de ses indéfinis prolongements, le petit moi se sent si faible, si dérisoire qu’il semble condamné à l’égoïsme par une sorte de réflexe de survie »[35]. L’individu relié à la source de lumière et de vitalité du Soi dépasse définitivement l’égoïsme. Il se sent se déverser en lui-même une telle force d’être, une telle puissance d’agir, qu’il a de moins en moins peur de manquer, jusqu’à ne plus avoir peur de rien, ni de personne. « Le lien au Soi nous fait faire l’expérience d’un infini en nous-mêmes »[36].

 

3.4 Retrouver une culture symbolique

 

Pour nous aider à comprendre qu’on est une partie du Tout et qu’on est le Tout, Abdennour Bidar propose de reprendre les images de la vague et de la mer, de la feuille et de l’arbre. Il insiste pour nous rappeler que nous avons besoin d’images symboliques et notamment de celles que nous avons héritées de religions et de sagesses du passé.

 

« Faute d’une culture symbolique, héritage des anciens, il manque aux tisserands la compréhension de la nature de ce à quoi ils touchent. Il leur manque aussi, par conséquent, la possibilité de s’unir autour de cette connaissance. De cette unification des Tisserands dépendra l’issue de leur engagement.»[37].

 

 

3.5 L’apport de nouvelles découvertes scientifiques : Etre relié, c’est être plus

 

Dans son ouvrage, Abdennour Bidar cite les découvertes des neurosciences sur le fonctionnement des neurones miroirs[38], et ceux de l’épigénétique[39] pour montrer que notre vraie nature est d’être relié. « Nos gènes sont activés, éteints ou modifiés, par les circonstances de notre vie, par l’environnement, par ce que nous mangeons, par les personnes qui nous entourent et par la façon dont nous conduisons notre vie »[40].

 

D’une manière plus générale, la loi du lien, ou le « paradigme de l’interaction créatrice » est la prise de conscience qui s’impose aujourd’hui  dans les sciences. Que ce soit en biologie, en physique, en psychologie, chaque système ou entité se construit, se développe, se diversifie, par les interactions qu’il entretient avec son milieu[41]. Plus les échanges dans un système sont denses riches, plus l’ensemble est capable d’évoluer ; quand les échanges sont pauvres et se raréfient, tout système court à sa perte.

 

Issu de la biologie des éco-systèmes, le concept de symbiose exprime parfaitement l’idée d’une relation d’échange équitable entre deux organismes. Le paradigme (principe fondamental) de symbiose est, pour Abdennour Bidar, l’un des plus synthétiques de tous pour orienter les démarches des Tisserands. Il va plus loin que l’idée de justice ou de partage, se révèle comme une loi majeure du vivant (exemple des centaines d’espèces de bactéries qui prolifèrent dans nos intestins et qui facilitent notre digestion et régulent notre système immunitaire ; exemples de l’économie sociale et solidaire). Pour lui, « il faut prôner la coopération symbiotique au lieu de la rivalité et de l’individualisme »[42].

 

3.6 Les Tisserands du lien intérieur, être relié au fil d’or

 

Le fil d’or, notre lien au Soi, à l’Etre Essentiel, est celui « qui vivifie l’ensemble des liens à partir de la source hors univers. Pour l’homme sage, son lien au fil d’or ne peut plus le rendre esclave : étant relié hors du monde, il échappe à tout enfermement dans ce monde, c’est la dimension cosmique de la dignité humaine ; mais cette perspective métaphysique ne nous est-elle pas devenue complétement étrangère ? »[43].

 

Le lien intérieur est le plus décisif pour les Tisserands « Il est plus que temps qu’enfin la créativité, ou liberté personnelle, soit revendiquée aussi dans ce domaine de la vie profonde où depuis la nuit des temps la religion a voulu imposer sa loi avec les réponses toutes faites fabriquées par ses chefs . L’heure est venue des autodidactes spirituels »[44].

 

Il ne faut pas se priver de la très riche culture symbolique des sagesses et religions anciennes, et de leurs méthodes de méditation, mais à chacun d’y trouver l’inspiration qui lui convient. A chacun d’inventer sa voie spirituelle, de façon non pas solitaire mais personnelles : à chacun de devenir son propre maître, à chacun d’aider les autres à le faire »[45].

 

L’autodidacte spirituel doit se prémunir de deux risques majeurs : l’ignorance et l’individualisme. Il doit trouver des compagnons de route pour former une nouvelle sociabilité spirituelle sans frontière ni hiérarchie. Et Abdennour Bidar de nous conseiller « Plus une voie du passé vous paraît fiable, plus cela vaut la peine de la réinventer par soi-même »[46]. La pratique des tisserands intérieurs montre qu’ils associent presque systématiquement spiritualité et liberté.

 

« Le lien intérieur est la clé du vrai bonheur car il nous rend de plus en plus créateur, il nous communique une part de la puissance créatrice du Soi »[47].

 

3.7 Les trois fils du Triple Lien sont à nouer ensemble à partir  du nœud central du lien à soi

 

S’inspirant de Confucius, qui considérait qu’il n’y a aucune chance d’avoir une société juste si l’homme social n’est pas relié à l’homme intérieur, Abdennour Bidar propose le double axiome du Tisserand

  • « Pas de lien tissé à l’extérieur de soi qui ait la solidité nécessaire s’il n’est pas relié au fil d’or du lien tissé à l’intérieur de soi ».
  • « Pas de lien tissé à l’intérieur de soi qui atteint son but s’il n’est pas relié et consacrés aux liens tissés hors de soi ».

 

On ne peut que regretter que les deux derniers siècles aient commis cette tragique erreur d’axer le monde sur un homme décentré « qui vit dans l’ignorance, à la surface de soi »[48].

 

 

4. Tisser des liens entre les Tisserands

 

Il y a eu les Pré-Tisserands politiques, les précurseurs : « ils se sont battus en humanistes pour la qualité des liens sociaux et l’amélioration de la société, l’obtention des droits sociaux et politiques fondamentaux, l’égalité, la solidarité, la paix, l’éducation des masses et l’indépendance des peuples ; contre la misère et l’exploitation de l’homme par l’homme, les écarts de richesses, les dictatures et les totalitarismes. Mais toutes ces luttes se sont trop souvent limitées au plan politique, sans intuition suffisante qu’une société a d’autant plus de chances de changer que ses membres travaillent d’abord sur eux-mêmes »[49]. A l’intérieur d’une modernité qui réduisait le spirituel au religieux, ces militants avaient généralement qu’une médiocre connaissance des héritages des sagesses traditionnelles et pas ou peu de projet de transformation personnelle.

 

Il y a eu aussi, les Pré-Tisserands du lien intérieur : «  A l’inverse, les individus qui, durant les deux siècles précédents, se sont engagés dans une quête intérieure restaient – à quelques exceptions près – à l’écart de la société et ne menaient pas de combat politique, leur démarche était individuelle voire individualiste ; ils pensaient que la réforme de soi entraîne d’une façon automatique la réforme du monde ».

 

Les Pré-Tisserands des XIXe et XXe siècle ont vécu en parallèle, sans se connaître ni s’associer, sans unir eux-mêmes les deux dimensions. Par rapport à ce dernier aspect, Abdennour Bidar cite deux exceptions : Gandhi, Martin Luther King.

 

Nous avons besoin d’écrire de nouveaux genres de livres qui allient la question de la vie sociale et la question de la vie intérieure, dans lesquels le savoir scientifique et la sagesse s’inspireront mutuellement. Abdennour Bidar nous invite à retrouver l’inspiration rare et complexe d’un Tolstoï, d’un Romain Rolland, d’un Jean Jaurès qui savaient incarner l’union de la conscience spirituelle et de la conscience politique. « Leur vie intérieure et leur lutte sociale se fécondaient l’une à l’autre »[50].

 

Et c’est un appel vibrant que Abdennour Bidar adresse aux deux catégories de Pré-Tisserands : « Les Tisserands du lien intérieur ne peuvent plus se contenter de leur posture traditionnelle, en retrait du monde. Debout, les chercheurs de sagesse, faîtes irruption dans la société ! Sortez de vos lieux de retraite, et levez-vous de vos coussins de méditation ! De façon complémentaire, j’exhorte, avec la même insistance, les Tisserands du lien social à spiritualiser leur démarche, à rentrer en eux-mêmes avec le même élan qu’ils ont en dehors ! »[51].

 

 

5. De l’homme augmenté vers l’humain divin

 

Abdennour Bidar nous avertit « ce qui va exploser dans les décennies à venir, c’est notre puissance personnelle d’agir ; les perspectives ouvertes par les sciences et les techniques sont celles d’une liaison homme-machine qui va nous métamorphoser en accroissant indéfiniment notre champ de perception et d’action [..] l’individu augmenté bénéficiera d’un cerveau connecté à la machine, de prothèses corporelles intégrées, d’organes et tissus renouvelables par la médecine régénérative »[52].

 

Avec l’avènement de l’homme augmenté, la menace de l’égoïsme, de l’individualisme, de l’égocentrisme, risque de devenir incomparablement plus forte que jamais. « Nous sommes menacés maintenant de devenir des sortes de jeunes dieux fous, intenables et inconscients, ivres de leur surpuissance, et sans aucune sagesse à leur mesure – à leur démesure. (..) Face à la survenue imminente de l’homme augmenté, il va falloir se libérer immédiatement, de l’inquiétude, de la fascination, pour travailler sur nous-mêmes à la hauteur du défi - c’est-à-dire - reprendre le travail ancestral de toutes nos sagesses d’Orient et d’Occident qui éduquaient l’être humain à grandir en humanité ; Il s’agit de repenser l’éducation et toutes les institutions humaines dans le sens de la culture du lien intérieur »[53].

 

L’évolution de l’humanité, selon Abdennour Bidar, pourrait être interprétée comme la gestation puis la croissance d’un génie créateur inouï. « Nous prenons le chemin de la divinisation sans y être prêts du tout »[54]. S’inspirant d’un passage du Coran, il pense que : « L’être humain serait symboliquement appelé à devenir le successeur ou l’héritier des dieux, c’est-à-dire le nouveau titulaire ou dépositaire d’une puissance primitivement attribuée à ces dieux[..] L’homme aurait-il donc imaginé des dieux pour se doter du modèle de sagesse toute puissante grâce auquel il pourra se gouverner lui-même un jour ? Qui sait ? »[55].

 

 

Conclusion

 

« Dans la Grande Bataille qui vient de s’engager dans tous les domaines entre ceux qui déchirent et ceux qui tissent », l’objectif du livre d’Abdennour Bidar est de mobiliser de nouvelles vocations de tisserands et « de réinscrire le monde des hommes dans une grande histoire collective, de nous remettre tous sur un grand chemin de sens »[56]. « Jusqu’à l’apparition des Tisserands, la modernité a eu du mal à proposer un substitut aux promesses des religions, qui seraient capable de soulever l’existence au-delà d’elles-mêmes ».

 

Pour l’auteur de l’ouvrage Les Tisserands, une vie reliée est une vie spirituelle ; « la vie Tisserande est un vraie alternative au religieux », elle le concurrence sur son terrain, qui « est celui du sens de la vie et de l’être (plus humain, plus conscient, plus vivant). Pour la première fois, peut-être, nous avons une vraie relève du religieux, qui nous permet d’envisager de passer au-delà. « D’aller voir spirituellement par-delà les religions et donc de relancer l’histoire spirituelle de l’humanité[57] »[58].

 

 

 

[1] Abdennour Bidar, né en janvier 1971 à Clermont Ferrand, est normalien, docteur en philosophie. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie de la religion à partir notamment d’études sur l’Islam dont L’islam sans soumission, pour un existentialisme musulman (Albin Michel, 2008) et Comment sortir de la religion (La Découverte, 2012). Il a publié récemment « Lettre ouverte au monde musulman » (Les Liens Qui Libèrent,

2015). Abdennour Bidar est chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité au Ministère de l’Education Nationale, et a été nommé membre de l’Observatoire de la laïcité. Il a été animateur et producteur d’émission sur l’Islam à France Inter et France Culture.

[2] Abdennour Bidar, Les Tisserands, Réparer ensemble le tissu déchiré du monde, Editions Les Liens Qui Libèrent, 2016

[3] L’individuation est le processus de création et de distinction de l’individu. Dans le contexte de la psychologie analytique de Jung, il se rapporte à la réalisation de soi par l’accessibilité à l’archétype du Soi.

[4] Op. cit, p.118

[5] Paul H. Ray, Sherry Ruth Anderson, The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World (Harmony Books, October 2000), et publié en France : L’émergence des Créatifs Culturels, Enquête sur les acteurs d’un changement de société, Editions Yves Michel, 2001

[6]  Op. cit. p.16

[7] « Pour la plupart d’entre nous, changer de vision du monde est une chose qui n’arrive qu’une seule fois dans notre vie, tant est que cela nous arrive jamais – ça entraîne en effet une modification de presque toute notre conscience, à tous les niveaux. Quand un tel changement se produit, il entraîne des transformations de la perception que nous avons de nous-même et de ce à quoi on se sent rattaché et lié, de ce que l’on souhaite voir et savoir et comment on l’interprète, et de ce que l’on considère comme prioritaire dans notre manière d’agir et de vivre et ce à quoi on n’attache aucune importance» Op. cit. pp33-34

[8] Op. cit.  p.19

[9] Pour l’anthropologie,  la culture est l’élément structurant fondamentalement  toute société, la base même de ce qui fait société, la condition d’existence d’une société en tant que telle.

[10] Définition proposée par le sociologue Jean Pierre Worms dans sa préface au livre sur les Créatifs culturels en France, Editions Yves Michel, 2007

[11] UNESCO Déclaration de Mexico, 1982

[12] Cette enquête a été publiée dans l’ouvrage  Créatifs culturels en France, Editions Yves Michel, 2007

[13] Cyril Dion, Demain, un nouveau monde en marche. Partout dans le monde, des solutions existent, Actes Sud, 2015

[14] Abdennour Bidar,  Op. cit., p.23

[15] Op. cit p. 120

[16] Le « Siècle des Lumières » est un mouvement culturel de philosophes et de scientifiques dans les pays européens au 18ème siècle. Cette expression « Siècle des Lumières » était  fréquemment employée par les écrivains de cette époque, convaincus qu’ils venaient d’émerger  de siècles d’obscurité et d’ignorance et d’entrer dans un nouvel âge illuminé par la raison, la science et la primauté accordée à l’individu.

[17] Op. cit p. 63

[18] Op. cit p. 65

[19] Op. cit p. 66

[20] Op. cit p. 121

[21] Op. cit p. 32

[22] Op. cit pp. 66-68

[23] Op. cit pp. 45-47

[24] Op. cit p.9

[25] Op. cit p. 24

[26] Op. cit p. 25

[27] Op. cit p.27

[28] Op. cit p. 37

[29] Op. cit p. 43

[30] Op. cit p. 39

[31] Op. cit p. 40

[32] Op. cit p. 41

[33] Il regrette que ce thème de la relation du moi et du Soi soit quasi absent des philosophes actuels et des sciences humaines mais aussi  des éducations religieuses ; les religions n’enseignent pas aux humains de réaliser le divin qui est en eux.

[34] Op. cit pp. 72-75

[35] Op. cit. p.159

[36] Op. cit. p.157

[37] Op. cit. p.42

[38] « Lorsque nous voyons quelqu’un agir, les neurones miroirs se mettent en action de la même façon que nous agissions nous-mêmes, comme si chacun d’entre nous était à la fois le spectateur et l’acteur de de tout ce que fait un être humain »(op. cit. p.50)

[39] L'épigénétique est la discipline de la biologie qui étudie les mécanismes moléculaires qui modulent l'expression du patrimoine génétique en fonction du contexte.

[40] Op. cit.,  p. 51

[41] Op. cit.,  p. 52

[42] Op. cit., p. 128

[43] Op. cit., p. 56

[44] Op. cit., p. 94

[45] Op. cit., p. 98

[46] Op. cit., p. 101

[47] Op. cit., p. 109

[48] Op. cit., p. 114

[49] Op. cit.,  p. 115

[50] Op. cit p. 120

[51] Op. cit p. 120

[52] Op. cit p. 150

[53] Op. cit p. 154

[54] Op. cit p. 179

[55] Op. cit p. 180

[56] Op. cit p.18

[57] Op. cit p.23

[58] Sur ce thème voir son livre Comment sortir de la religion (Editions les Empêcheurs de Penser en Rond, 2012)