L' homo economicus n'est pas notre vraie nature
Pour la théorie économique dite néo-classique, qui est le cadre de référence d’un grand nombre d’économistes et qui inspire la plupart des décisions des hommes politiques au niveau mondial, nous sommes tous des « homo économicus ». Pour ce courant de la pensée économique, l’homo economicus est une manière de se représenter et de « modéliser » l’individu dans la société ; il est généralement défini comme ayant deux principales caractéristiques :
- Il poursuit son seul intérêt particulier sans se préoccuper des autres. Il ne compte que sur lui-même pour maximiser son utilité (définie comme la satisfaction qui découle de la consommation d’un bien). L’existence d’une société organisée est pour lui un avantage dans la mesure où l’union des hommes, des ressources et des compétences lui permet d’obtenir plus à un moindre coût, et par là de maximiser son bien-être.
- Il est parfaitement rationnel dans son comportement, dans ses choix. Il connaît ses besoins de manière parfaite et sait les hiérarchiser à tout moment. Par conséquent, il n’est pas influençable.
Aux deux principales caractéristiques généralement attribuées à l’homo économicus, il est important aujourd’hui de rajouter une troisième : l’homo économicus, en tant qu’être pensant et poursuivant son seul intérêt, se considère comme « maître et possesseur de la nature ».
L’homo économicus « a deux fonctions produire et consommer. Lorsqu’il produit il cherche à maximiser son profit sous la contrainte des coûts de production. Lorsqu’il consomme il cherche à maximiser son « utilité » sous la contrainte de ses revenus. De cette manière, seul le profit motive la production et seul le revenu permet de satisfaire les besoins humains »[1].
Il faut souligner que l’homo économicus, n’est pas seulement une construction de l’esprit de certains économistes, c’est aussi le modèle d’être humain que vise à nous faire adopter tous les jours avec de plus en plus d’insistance et de moyens de pressions perfides, les différentes images et slogans publicitaires qui abreuvent nos télévisions, nos recherches sur internet, nos magazines, les murs de nos villes. Il nous faut savoir que dans les pays industrialisés qui ont le projet et l’ambition de construire une société basée sur l’innovation, les entreprises, prises globalement, dépensent autant en recherche /développement qu’en frais de publicité avec l’objectif de nous formater en référence au modèle de l’homo économicus.
Même si le terme d’ « homo économicus » ne s’est imposé en économie qu’à la fin du 19ème siècle avec la formulation de la théorie néo-classique, ses origines sont profondément ancrées dans la pensée occidentale, et notamment dans le « Siécle des Lumières ». Cette représentation de l’homme, qu’est l’homo économicus, est donc une construction sociale qui a une histoire.
Rappelons que le « Siècle des Lumières » est un mouvement culturel de philosophes et de scientifiques dans les pays européens au 18ème siècle. Cette expression « siècle des Lumières » était fréquemment employée par les écrivains de cette époque, convaincus qu’ils venaient d’émerger de siècles d’obscurité et d’ignorance et d’entrer dans un nouvel âge illuminé par la raison, la science et la primauté accordée à l’individu. Ce mouvement dénonçait l’obscurantisme, l’intolérance et les abus de l’Eglise et de l’Etat ; il avait pour but de réformer la société et de combattre les ténèbres de l’ignorance par la lumière métaphorique de la raison et des connaissances. La pensée du « Siècle des Lumières » s’est développée autour de deux thèmes majeurs : le retour à la connaissance de la nature des choses et la recherche du bonheur. Pour les défenseurs de ce mouvement, la nature humaine n’est pas entachée par le péché originel, et ils substituent à la recherche chrétienne du salut dans l’au-delà, la quête ici-bas du bonheur individuel. Ils sont confiants dans la capacité de l’homme à se déterminer par la raison, et ils partagent une croyance dans le progrès de l’humanité. En s’appuyant sur l’esprit de la Renaissance et le cartésianisme du siècle précédent, le 18ème siècle ou « Siècle des Lumières » avait l’ambition de consacrer le triomphe de la raison sur l’obscurantisme du Moyen Age.
Les approches critiques du modèle de l’homo économicus qu’elles soient le fait d’économistes, de psychologues, de sociologues, de philosophes, ne sont pas nouvelles, bien que ce modèle soit celui qui continue à structurer le pensée économique dominante et à fonder de nombreuses décisions et politiques économiques. Mais la nouveauté aujourd’hui est l’éclairage apporté par des développements scientifiques récents - dans les domaines notamment des neurosciences, de la biologie, de la psychologie expérimentale - qui remettent en cause ce modèle. En effet différents résultats de recherches scientifiques tendent à montrer que notre vraie nature serait non pas la poursuite égoïste de notre seul intérêt, mais, au contraire, nous nous serions construits corporellement et mentalement - tout au long de notre longue évolution biologique - pour vivre des relations d’empathie, d’altruisme, de compassion.
C’est sur la base de ces nouvelles connaissances scientifiques que notamment Matthieu Ricard[2], moine bouddhiste et interprète du Dalaï Lama, a construit son ouvrage « Plaidoyer pour l’altruisme, la force de la bienveillance » et que l’économiste américain Jeremy Rifkin[3] a tenté de faire l’histoire de l’évolution de « l’homo empathicus », « l’histoire de l’humanité que l’on n’a jamais racontée » et dont il rend compte dans son ouvrage « Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Vers une civilisation de l’empathie »[4].
Le livre de Matthieu Ricard - au carrefour de la philosophie, de la psychologie, des neurosciences, de l’économie, de l’écologie - est le résultat d’un travail de recherche de cinq ans qui l’a amené à rencontrer et à dialoguer avec de nombreux penseurs et chercheurs. Partant du constat que « le monde occidental est un monde où l’individualisme est apprécié comme étant une force et comme une vertu, au point de virer souvent à l’individualisme et au narcissisme », son objectif est de montrer que l’altruisme est le comportement à promouvoir et à privilégier pour essayer de répondre au plus grand défi de notre époque : concilier les impératifs de l’économie, de la recherche du bonheur et du respect de l’environnement. Il démontre point par point que l’altruisme n’est ni une utopie, ni un vœux pieux, mais une urgente nécessité. « Pour que les choses changent vraiment il faut oser l’altruisme ».
Jeremy Rifkin a aussi construit son ouvrage à partir des développements récents qu’ont connus les sciences biologiques, les sciences cognitives et la psychologie, et qui mettent en avant une vision radicalement nouvelle de la nature humaine. « Les récentes découvertes des spécialistes du cerveau[5] et du développement de l’enfant nous forcent à réexaminer la vieille idée d’un être humain qui serait naturellement agressif, matérialiste, utilitariste et égoïste ». Pour J. Rifkin, nous sommes une espèce fondamentalement empathique et cette prise de conscience naissante a d’immenses et profondes conséquences sur notre compréhension des processus de construction et de développement d’une société : « c’est par l’empathie que nous créons la vie sociale et faisons progresser la civilisation ».
- « L’homo empathicus » versus « l’homo économicus »
1.1 Empathie / sympathie
Dans son ouvrage Jeremy Rifkin rappelle que l’usage du mot sympathie s’est répandu à l’époque des Lumières et que pour les philosophes et écrivains de l’époque, éprouver de la sympathie signifiait se sentir désolé face au malheur d’un autre. Mais il précise que le mot empathie tout en ayant des affinités avec le mot sympathie, s’en distingue nettement. « Empathie a été calqué sur le mot allemand Einfühlung, introduit par Robert Vischer en 1872 et utilisé dans l’esthétique allemande. On parlait d’Einfühlung quand des observateurs projetaient leurs propre sensibilité sur l’objet de leur adoration ou de leur contemplation ; c’était un moyen d’expliquer comment on parvient à apprécier la beauté d’une œuvre d’art, par exemple, et à en jouir.(..) En 1909, le psychologue américain E.B. Titchener a traduit Einfühlung par un néologisme empathy. (…) Le « pathie » d’empathie suggère que nous entrons émotionnellement dans la « souffrance » d’un autre et que nous la ressentons comme si c’était la nôtre. Contrairement à « sympathie » qui est une attitude passive, « empathie » suggère un engagement actif : la volonté de prendre part à l’expérience d’un autre, de partager son vécu »[6]. Après avoir rappelé que les défenseurs d’une conception rationaliste des Lumières ont tenté de dépouiller l’empathie de son contenu affectif, Jeremy Rifkin note que « l’intérêt pour l’empathie et pour son impact sur la conscience et le développement social s’est vivement accru au siècle dernier. Et dans la dernière décennie plus encore ; l’empathie est devenue un sujet brûlant et controversé dans de multiples disciplines, de la médecine à la gestion des ressources humaines »[7].
Pour Rifkin « l’élan empathique ne se limite pas à conduire une personne à éprouver de la souffrance ou la situation d’un autre comme si c’était la sienne : son engagement crée aussi une boucle de rétroaction qui renforce et approfondit son propre sentiment d’identité personnelle, parce qu’elle est elle-même passée par là ». Comme le dit le sociologue Chan Kwok-bun (Chan Institute of Social Studies, Hong Kong), l’authenticité de ce que j’ai découvert sur moi est confortée parce que « j’ai trouvé confirmation d’un peu de moi en vous et vous en moi »[8]. Rifkin précise la dynamique qui s’instaure entre la conscience progressive de notre identité personnelle et l’expansion du sentiment d’empathie : « plus le moi s’individualise et se développe, plus nous prenons conscience de notre existence unique finie et mortelle, de notre solitude existentielle. Ce sont ces sentiments existentiels en nous qui nous permettent d’entrer en empathie avec ceux, très proches, qu’éprouvent les autres »[9].
Selon Rifkin, c’est la rétroaction empathique permanente qui nous aurait permis de passer de la vie en « tribu » à la civilisation et qui rendrait viables des sociétés de plus en plus complexes. « L’intensification de l’empathie permet à une population toujours plus individualisée de se retrouver ensemble dans des organismes sociaux de plus en plus interdépendants, plus intégrés. Ce processus caractérise ce que nous nommons la civilisation. La civilisation c’est la détribulisation : la socialisation fondée sur le lien du sang se défait et une resocialisation s’opère sur la base de liens d’association entre individus. L’élargissement de l’empathie est le mécanisme psychologique qui rend possible cette mutation, et la transition. Quand nous disons « civiliser », nous voulons dire « empathiser »[10].
1.2 De l’empathie à la compassion
Dans son ouvrage Playdoyer pour l’altruisme, Matthieu Ricard a consacré un chapitre sur l’empathie[11]. Comme Rifkin, il définit l’empathie comme la capacité d’entrer en résonance affective avec les sentiments de l’autre, sa souffrance mais aussi sa joie[12]. Il souligne qu’ « inévitablement nos propres émotions et projections mentales se mêlent à notre représentation des sentiments d’autrui, parfois sans que l’on puisse les distinguer les uns des autres »[13]. Il note que c’est cette capacité à ressentir ce qu’autrui ressent qui fait défaut chez ceux que le sort des autres indiffère, les psychopathes en particulier. Pour éprouver de l’empathie pour quelqu’un d’autre il faut « s’imaginer à la place de l’autre, se demander quels sont ses espoirs et ses craintes et considérer la situation de son point de vue ». Il souligne aussi que la résonance empathique avec la douleur d’autrui, peut conduire, lorsqu’elle est maintes fois répétées, à un épuisement émotionnel et à la détresse. Ce phénomène touche particulièrement les personnes confrontées quotidiennement aux souffrances des autres, le personnel soignant et les travailleurs sociaux notamment.
Pour Matthieu Ricard, l’empathie ne débouche pas nécessairement sur un comportement altruiste et pour différencier ces deux comportements il s’appuie sur les travaux de psychologues et de neuroscientifiques. Reprenant le travail du psychologue Daniel Batson qui a consacré sa carrière à l’étude de l'altruisme et qui a classifié les différentes modalités[14] de l’empathie, Matthieu Ricard retient l’une d’elle, la sollicitude empathique. « La sollicitude empathique, consiste à prendre conscience des besoins d’autrui et à éprouver ensuite un désir sincère de lui venir en aide ». Selon Batson, seule cette forme d’empathie est une réponse tournée vers l’autre et non vers soi, « réponse qui est à la fois nécessaire et suffisante pour déboucher sur une motivation altruiste. En effet, face à la détresse d’une personne, l’essentiel est d’adopter l’attitude qui lui rapportera le plus grand réconfort et de décider de l’action la plus appropriée pour remédier à ses souffrances. Que vous soyez ou non bouleversé, que vous ressentiez ou non les mêmes émotions qu’elle, est secondaire »[15].
Cette approche psychologique de l’altruisme rejoint la classification proposée par la neuroscientifique Tania Singer de l’institut Max Planck de Leipzig et la philosophe Frédérique de Vignemont[16] qui - se fondant sur l’étude du cerveau - distinguent trois états du cerveau : la contagion émotionnelle, l’empathie et la compassion. Dans le cadre de cette classification des états du cerveau, la caractéristique essentielle de l’empathie est d’entrer en résonnance affective avec l’autre, tout en faisant la distinction entre soi et lui. Les personnes submergées par la contagion émotionnelle n’accèdent pas à l’empathie qui est l’étape suivante. Quant à la compassion, elle est définie par Tania Singer et ses collègues comme la motivation altruiste d’intervenir en faveur de celui qui souffre ou est dans le besoin. C’est donc une prise de conscience profonde de la souffrance de l’autre, couplée avec le désir de la soulager et de faire quelque chose pour son bien. La compassion implique donc un sentiment chaleureux et sincère de sollicitude mais n’exige pas que l’on ressente la souffrance de l’autre, comme c’est le cas pour l’empathie »[17]. Il est important de souligner que la contagion émotionnelle, l’empathie et la compassion reposent sur des bases neuronales différentes et « correspondent donc à des états mentaux clairement distincts ».
Dans sa recherche pour définir l’altruisme, Matthieu Ricard conclut que l’état mental qui conduit à l’altruisme est la compassion. Il rappelle que le bouddhisme définit la compassion comme « le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et de ses causes » ; et de préciser « la compassion est la forme que prend l’amour altruiste lorsqu’il est confronté aux souffrances d’autrui »[18].
De l’empathie à la compassion dans un laboratoire de neurosciences
Des chercheurs du laboratoire de neurosciences à Maastricht ont entrepris une recherche qui vise à entraîner au cours d’une année une centaine de volontaires novices à une multitude de capacités affectives et cognitives, et notamment l’empathie et la compassion. Ils divisèrent le groupe en deux, l’un méditait sur l’amour et la compassion, tandis que l’autre travaillait que sur l’empathie. Les travaux de recherche de ce laboratoire montrent :
Ces travaux de recherche « confirment le fait que les méditants expérimentés sont à la fois plus sensibles et plus concernés par les souffrances d’autrui et qu’ils réagissent non pas en éprouvant une détresse accrue, mais en ressentant de la bienveillance et que l’on peut donc s’entrainer à acquérir ces états d’âme »[20]. |
1.3 L’altruisme étendu
En définitif, s’inspirant de Batson[21], Matthieu Ricard distingue clairement l’altruisme en tant que finalité ultime (mon but est de faire explicitement le bien de l’autre) et en tant que moyen (je fais le bien de l’autre pour accomplir mon propre bien). « Pour qu’une motivation soit altruiste, le bien d’autrui doit constituer un but en soi »[22]. L’altruisme réside bien dans la motivation qui anime un comportement. Il peut être considéré comme authentique tant que le désir du bien d’autrui constitue notre préoccupation principale.
Il peut sembler naturel de se montrer bienveillant à l’égard de toute personne bien intentionnée à notre égard ; mais il semble plus difficile d’étendre cette bienveillance à de nombreux individus et tout particulièrement à ceux qui nous traitent mal.
Rappelant que le bouddhisme définit l’amour altruiste comme « le désir que tous les êtres trouvent le bonheur et les causes du bonheur » Matthieu Ricard souligne que l’altruisme et la compassion ont pour vocation de s’étendre le plus largement possible. Et de préciser « Il faut simplement comprendre que notre bien et celui du monde ne peuvent reposer sur l’indifférence au bonheur de l’autre et sur le refus de voir les souffrances autour de nous »[23]. Mais « l’altruisme étendu, n’est pas spontané et exige d’être cultivé (..) Nous avons tous la possibilité de cultiver l’altruisme et de transcender les limites qui le confinent au cercle de nos proches ( ..). L’altruisme instinctif ou naturel, acquis au cours de notre évolution, peut servir de base à l’altruisme étendu, même si telle n’était pas là sa fonction initiale»[24].
L’altruisme étendu selon Albert Einstein
« L’être humain est une partie du tout que nous appelons l’univers, une partie limitée par le temps et l’espace. Il fait l’expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme d’évènements séparés du reste, c’est là une sorte d’illusion d’optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les plus proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté.
Source : Lettre écrite en 1950 à son ami Robert S. Marcus qui venait de perdre son fils[25]
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1.4 De l’altruisme émotionnel à l’altruisme cognitif
Rappelons que selon le bouddhisme, le besoin ultime de tout être vivant est d’être libre de la souffrance sous toutes ses formes, et que la cause fondamentale de la souffrance est l’ignorance. Il ne s’agit pas ici de l’ignorance concernant les souffrances évidentes telles que la maladie, les guerres, la famine, l’injustice, la perte d’un être cher. L’ignorance pour le bouddhisme est « la méconnaissance de la réalité, c’est-à-dire de la nature des choses, libre des fabrications mentales que nous lui surimposons. Ces fabrications creusent un fossé entre la façon dont les choses nous apparaissent et leur nature véritable : nous prenons pour permanent ce qui est éphémère et pour bonheur ce qui n’est le plus souvent que source de souffrance – la soif de richesse, de pouvoir, de renommée et de plaisirs passagers (..) Nous percevons le monde extérieur comme un ensemble d’entités autonomes auxquelles nous attribuons des caractéristiques qui nous semblent leur appartenir en propre ». Plus précisément « les choses nous apparaissent comme intrinsèquement « plaisantes » ou « déplaisantes », et nous répartissons les gens entre « bons » ou « mauvais » ; « amis » ou « ennemis », comme s’il s’agissait de caractéristiques inhérentes à ces personnes. Le « moi » ou l’ego qui les perçoit nous semble tout aussi réel et concret. Cette méprise engendre de puissants réflexes d’attachement et d’aversion et, aussi longtemps que notre esprit reste obscurci par ce manque de discernement il tombera sous l’emprise de la haine, de l’attachement, de l’avidité, de la jalousie, de l’arrogance, et la souffrance sera toujours prête à surgir »[26].
Pour Matthieu Ricard et plus généralement pour les bouddhistes, la connaissance est la juste compréhension de la réalité, c’est à dire « ne pas prendre pour permanent ce qui est de nature changeante, ne pas percevoir des entités indépendantes dans ce qui est que relations interdépendantes, ne pas imaginer un « moi » unitaire, autonome et constant dans ce qui n’est qu’un flux d’expériences sans cesse changeantes dépendant de causes innombrables ». Pour Matthieu Ricard, cette compréhension de la réalité fonde l’altruisme : « comprendre l’interdépendance permet notamment de détruire le mur illusoire que notre esprit a dressé entre soi et autrui. Tous les êtres étant interdépendants, leur bonheur et leur souffrance nous concernent intimement.(..). L’amour et la compassion universels sont des conséquences directes d’une juste compréhension de cette interdépendance »[27].
Matthieu Ricard conclut qu’ « il n’est pas nécessaire de ressentir émotionnellement les états d’âme de l’autre pour nourrir une attitude altruiste. Par contre, il est indispensable d’être conscient de son désir d’échapper à la souffrance, de lui accorder de la valeur et d’être intimement concerné par l’accomplissement de ses aspirations profondes » Et donc « plus l’amour altruiste et la compassion sont de type cognitif - c’est-à-dire reposant sur une juste connaissance de la réalité - plus ils donnent de l’ampleur à l’altruisme, et moins ils sont affectés par les perturbations émotionnelles »[28]. L’altruisme authentique repose sur la compréhension des causes de la souffrance et sur la conviction que chacun a le potentiel nécessaire pour s’en libérer, l’altruisme n’est donc pas la conséquence d’un jugement moral mais de la connaissance de notre vraie nature.
1.5 Empathie et altruisme : comportement inné et comportement acquis
A partir des ouvrages de Jeremy Rifkin et de Matthieu Ricard on aura pu noter la différence entre l’empathie, comme la capacité d’entrer en résonance affective avec les sentiments de l’autre et l’altruisme authentique, en tant que désir d’agir pour le bien d’autrui, quelle que soit la proximité de cet autre avec nous. De plus en plus de travaux scientifiques récents - qui seront en partie présentés dans le paragraphe suivant - montrent que l’empathie mais aussi l’altruisme biologique (prendre soin de nos proches et agir pour eux) est un comportement inné, qui fait partie de notre nature biologique. Par contre, Matthieu Ricard rappelle que l’altruisme étendu n’est pas un comportement inné, il se cultive, même si dans notre cerveau on peut repérer des états du cerveau différents pour ces deux comportements. On est mentalement construit pour l’altruisme étendu mais l’altruisme se cultive ; l’altruisme est le résultat d’un apprentissage comme pour le langage, l’écriture. Quant à l’altruisme cognitif (et à la compassion cognitive), proposée par le bouddhisme, et qui relèverait d’une connaissance juste de la réalité, il n’est pas le produit d’une analyse rationnelle mais plutôt l’aboutissement d’une réflexion/méditation sur la manière de supprimer notre souffrance existentielle en tant qu’être mortel. Il est intéressant de noter que Jeremy Rifkin aborde lui aussi, à sa manière, cette dimension existentielle de l’empathie lorsqu’il décrit la dynamique qui s’instaure entre la conscience progressive de notre identité personnelle et l’expansion du sentiment d’empathie (ou la boucle de rétroaction empathique) : « plus le moi s’individualise et se développe, plus nous prenons conscience de notre existence unique finie et mortelle, de notre solitude existentielle. Ce sont ces sentiments existentiels en nous qui nous permettent d’entrer en empathie avec ceux, très proches, qu’éprouvent les autres ».
2. Selon des découvertes scientifiques récentes, l’homo empathicus serait notre vraie nature
2.1 Les racines biologiques de l’empathie chez l’animal humain
La découverte des neurones miroirs ou neurones de l’empathie
« Au début de l’année 1990, en Italie, des scientifiques de Parme, ont observé un phénomène curieux. Une équipe dirigée par Giacomo Rissolatti explorait la partie du cerveau des macaques qui intervient dans le déclenchement des mouvements. Les chercheurs avaient remarqué que certains neurones du cortex frontal s’activaient juste avant que le macaque prenne une cacahuète. Un jour à l’immense stupéfaction des scientifiques, les mêmes neurones se sont activés quand le macaque, tout à fait par hasard, a vu un chercheur prendre une cacahuète ; lui-même était parfaitement immobile. Au cours d’expériences suivantes, les chercheurs ont constaté que certaines cellules entraient en action lorsque le singe ouvrait une cacahuète ou entendait quelqu’un le faire. Poursuivant leurs travaux, les chercheurs ont procédé à une expérience sur des sujets humains qui observaient les mouvements de la main ou les expressions faciales d’autres personnes. Comme chez les macaques, une partie du cerveau, dont le cortex frontal, s’activait aux mêmes endroits que lorsque les sujets faisaient ces gestes ou prenaient ces expressions » En 1996, l’équipe de recherche publia ses résultats ; ils déclenchèrent un tsunami au sein de la communauté scientifique. Les chercheurs avaient appelé leur découverte « les neurones miroirs »[29]. |
« Les neurones miroirs nous permettent, à nous humains - et à d’autres animaux -, d’appréhender l’esprit des autres « comme si » leurs pensées et leurs comportements étaient les nôtres. La presse de la vulgarisation scientifique les a vite rebaptisés « neurones de l’empathie ». Et Rifkin de rappeler une des conclusions importantes de Rizzolati : « Les neurones miroirs nous permettent de saisir l’esprit des autres non par la médiation d’un raisonnement conceptuel mais par stimulation directe. En ressentant pas en pensant ».
La découverte des neurones miroirs a obligé les scientifiques et notamment les biologistes, les philosophes, les linguistes, les psychologues à réexaminer le dualisme cartésien corps/esprit, qui isole totalement la raison des sensations, des émotions physiques pour en faire une entité autonome et complètement désincarnée :
- Pour le neuroscientifique Daniel Siegel, le système formé par les neurones miroirs et d’autres régions du cerveau constitue un ensemble interconnecté de « circuits résonnants » et ces circuits « ne se limitent pas à coder l’intention ; ils sont aussi fondamentalement impliqués dans l’empathie humaine, ainsi que dans la résonance émotionnelle qui résulte de l’ajustement des esprits »[30]. La découverte des neurones miroirs permet ainsi d’explorer les mécanismes biologiques qui rendent possible la sociabilité. Nous sommes donc biologiquement équipés pour l’empathie, c’est notre nature et c’est ce qui fait de nous des êtres sociaux.
- Pour les psychologues la découverte des neurones miroirs contribue à combler le vide entre le cognitif et le biologique. Des études concernant les neurones miroirs sur des enfants ont montré que le degré d’activation de leurs neurones miroirs dépendait autant de l’éducation que de la nature ; chez les enfants autistes le circuit des neurones miroirs ne fonctionne pas ou seulement partiellement.
- Les scientifiques en sciences cognitives ont constaté que « les soins prodigués aux bébés par les parents ou leur entourage sont essentiels pour mettre en marche les circuits des neurones miroirs et créer des canaux empathiques dans le cerveau ». Les neurones miroirs qui brisent le dualisme cartésien, amènent à reconsidérer la stricte séparation entre biologique et culturel. Pour la psychologue Patricia Greenfield : « Nous comprenons aujourd’hui que les neurones miroirs absorbent la culture directement, quand chaque génération enseigne à la suivante par la sociabilité partagée, l’imitation et l’observation »[31].
- Analysant la communication entre des primates à travers le jeu et la toilette réciproque, des linguistes émettent l’hypothèse que le langage s’est peut être développé chez les humains à partir des gestes corporels[32]. Le linguiste Arbib suggère que « l’évolution biologique a donné aux êtres humains un cerveau apte au langage, capable de le maitriser quand l’enfant grandit au sein d’une communauté qui l’utilise, mais que le développement du langage est lui-même d’origine culturelle. Autrement dit, l’enfant ne commence pas à parler à deux ans grâce à une grammaire universelle innée ; il apprend à parler progressivement en passant par des stades antérieurs, gestuels, liés aux élans empathiques. A chaque état du développement du nourrisson, des formes plus élaborées de communication gestuelle activent des neurones miroirs et instaurent des circuits de résonance plus compliqués, posant ainsi les bases du plus complexe des modes de communication empathique – le langage. Nous ne naissons pas avec l’aptitude à parler ; celle-ci est plutôt le stade ultime de la complexification des communications gestuelles, rendu possible par l’extension de l’empathie et la transmission culturelle »[33]. Les découvertes des neurones miroirs ont donc remis en cause l’idée défendue par de nombreux linguistes et notamment par Noam Chomsky[34], selon laquelle le langage serait inné, qu’il relèverait d’un mécanisme autonome.
2.2 La théorie de l’évolution revisitée
C’est en 1859, que Darwin publie De l’origine des espèces qui constitue pour beaucoup le texte fondateur de la théorie de l’évolution et dans lequel il formule sa théorie de la survie du plus apte. Dans le chapitre final de son ouvrage, il parlait d’une inévitable « lutte pour l’existence » et avançait que l’évolution était mue par « cette guerre de la nature qui se traduit par la famine et la mort ».
Charles Darwin reconnait que son interprétation de l’évolution doit à l’Essai sur Le principe de population (1798) de l’économiste Thomas Malthus (1766-1834) et qu’il a repris à ce dernier la notion de « lutte pour l’existence ». Rappelons que Malthus estimait que la loi sur les pauvres promulguée en 1796 par le gouvernement anglais de l’époque, était une erreur. Afin d’adapter les moyens de subsistance qui croissent moins vite que la population, Malthus envisageait deux moyens pour rétablir l’équilibre : les épidémies, les guerres, les famines d’une part et une volonté de chacun de limiter le nombre des naissances. Mais les pauvres ayant plus de mal que d’autres à assumer cette contrainte Malthus recommandait que l’Etat devait restreindre le plus possible son action envers les pauvres ; plutôt que de secourir les pauvres il vaut mieux les convaincre de ne pas avoir d’enfants.
Dans son livre Jeremy Rifkin souligne que Darwin est souvent « présenté comme un farouche partisan d’une vision sanguinaire de la nature, champ de bataille où seul survit le plus apte » mais que ses idées ont évolué et qu’elles sont en fait beaucoup plus modérées et nuancées. Il rappelle que dans ses ouvrages tardifs, et notamment l’ Expression des émotions chez l’homme et les animaux, Darwin a observé et noté « la nature sociale de la plupart des animaux, et même leurs émotions et leur sens des responsabilités morales »[35] et il voyait l’évolution sous un tout autre jour que dans son ouvrage le plus célèbre. Bien que la survie du plus apte, semble apporter une justification biologique à l’éthos utilitariste de l’époque, qui privilégiait l’intérêt personnel, Darwin dans ses derniers écrits, a critiqué l’économiste John Stuart Mill et d'autres penseurs utilitaristes en faisant valoir que les élans humains ne proviennent pas toujours de l’anticipation du plaisir et il parle de « l’instinct social » présent chez les individus»[36].
Matthieu Ricard également nous invite à découvrir un autre visage de Darwin. Pour lui, dans ses différents écrits, le fondateur de la théorie de l’évolution, « décrit le mouvement et les étapes successives qui ont fait évoluer les formes les plus élémentaires de la vie vers d’autres formes plus complexes, et notamment vers les états mentaux et les émotions qui caractérisent l’homme et un certain nombre d’espèces animales (..) Contrairement à une idée largement répandue, la théorie évolutionniste de Darwin insiste sur le développement de l’empathie et de la coopération entre les individus et que c’est « Herbert Spencer, philosophe anglais et non Darwin lui-même, qui a relancé l’expression de lutte pour la vie » pour l’adapter à son propre programme social qui sera nommé à tort par les historiens « le darwinisme social »[37]. Matthieu Ricard attire notre attention sur des textes de Darwin dans lesquels ce dernier voyait la possibilité pour la sympathie de s’étendre à tous les hommes, de toutes les nations et de toutes les races, voire en dehors des bornes de l’humanité, c’est-à-dire aux animaux[38].
Dans ses recherches sur l’altruisme dans les théories de l’évolution, Matthieu Ricard cite les travaux de Martin Norwack, Directeur du Département de la dynamique de l’évolution à Harvard, qui explique que l’évolution a besoin de coopération pour être en mesure de construire de nouveaux niveaux d’organisation. « Les gènes ont besoin de chromosomes, les chromosomes collaborent dans les cellules, les cellules collaborent dans des organismes et des structures plus complexes, ces structures collaborent dans des corps, et ces corps collaborent dans des sociétés. Ainsi, tout au long de l’histoire de la vie, des unités initialement indépendantes se sont assemblées de manière coopérative pour finir, avec le temps, par constituer des individus à part entière, un être humain par exemple, ou des super organismes, comme dans le cas d’une colonie de fourmis»[39]. S’interrogeant sur la coopération au sein de groupe, Matthieu Ricard cite des travaux qui montrent que quand ce sont des groupes qui entrent en compétition, ceux qui ont établi la coopération la plus forte sont les gagnants. « Les groupes fortement coopérateurs ont davantage survécu que les autres »[40].
Pour renforcer l’idée d’une émergence naturelle de l’altruisme tout au long de l’histoire de l’évolution, Matthieu Ricard a consacré un chapitre de son livre sur les comportements altruistes chez les animaux et un autre sur la présence de l’altruisme chez les bébés et les enfants.
Dans son chapitre sur les animaux, Matthieu Ricard recense quelques travaux d’observation qui rendent compte de leurs différentes formes de comportements bienveillants : venir en aide à des congénères, les protéger, les soustraire à un danger, leur manifester de la sympathie et de l’amitié, voire de la gratitude, les consoler lorsqu’ils souffrent, forger avec eux des liens d’amitié qui ne sont pas liés à la reproduction ou à la parenté et, finalement, manifester des signes de deuil à la mort de l’un des leurs.
Au début de son chapitre intitulé « L’altruisme chez les enfants », Matthieu Ricard rappelle les termes du débat sur cette question. « L’une des grandes questions dans la civilisation occidentale est de savoir si, comme l’avance Jean-Jacques Rousseau, nous sommes nés bons et disposés à coopérer, ou si, comme l’affirme Thomas Hobbes[41], nous sommes nés égoïstes, peu disposés à nous aider mutuellement, et que seule la société nous apprend à nous comporter de manière plus civile »[42]. Les recherches menées depuis une trentaine d’années notamment à l’Institut Max Planck de Liepzig montrent que Jean-Jacques Rousseau avait raison. « Elles ont établi que dès l’âge d’un an, alors qu’ils apprennent à peine à marcher et à parler, les enfants manifestent spontanément des comportements d’entraide et de coopération qui ne leur ont pas été appris par des adultes ». Matthieu Ricard souligne que peu de chercheurs jusqu’alors avaient étudié expérimentalement le phénomène d’entraide chez les très jeunes enfants parce qu’ils étaient influencé par l’hypothèse de Jean Piaget, selon laquelle les comportements empathiques orientés vers autrui ne se manifestaient pas avant l’âge scolaire. « Mais en mettant l’accent exclusivement sur la capacité de raisonner, Piaget a négligé l’aspect émotionnel et en a conclu que les jeunes enfants étaient dépourvus d’empathie avant l’âge de sept ans »[43].
Nous disposons maintenant d’innombrables recherches expérimentales qui montrent que l’empathie se manifeste très tôt chez l’enfant, entre quatorze et seize mois, bien avant que les parents aient inculqué à leurs enfants des règles de sociabilité. Et Matthieu Ricard de préciser « ces comportements sont observés au même âge dans des cultures différentes, ce qui indique qu’ils résultent bien d’une inclination naturelle chez les enfants à venir en aide et ne sont pas des produits de la culture ou d’une intervention des parents. Enfin, la mise en évidence de comportements similaires chez les grands singes donne à penser que les comportements de coopération altruiste ne sont pas apparus de novo chez l’être humain, mais étaient déjà présents chez l’ancêtre commun aux humains et aux chimpanzés il y a quelques millions d’années, et que la sollicitude à l’égard de nos semblables est profondément ancrée dans notre nature »[44].
Les recherches expérimentales montrent qu’à partir de cinq ans ; l’enfant commence à faire des discriminations, en fonction des degrés de parenté, de la réciprocité dans les comportements et des normes culturelles qu’on lui inculque. Pour Matthieu Ricard « ces découvertes prennent complètement le contre-pied des idées de Freud, pour qui l’enfant est absolument égoïste » et n’intérioriserait que vers l’âge de cinq ou six ans, les normes et contraintes parentales et sociales imposées à son égoïsme naturel.
2.3 Les apports de nouveaux courants de la psychologie : l’homme se construit par la relation aux autres
Jeremy Rifkin rappelle qu’à la fin du XIXème siècle, l’intérêt naissant pour les mécanismes de l’esprit humain a engendré une discipline nouvelle : la psychologie. Et de noter que nombre des premiers psychologues « postulaient, comme Adam Smith, que tout individu naît pour servir sans concession son intérêt économique personnel, et supposaient avec Darwin que le souci premier de tout humain est de survivre et de se reproduire »[45]. A propos de Freud père de la psychanalyse, Rifkin précise que « bien qu’il soit perçu comme un pionnier ayant reformulé les termes du débat sur la nature de la nature humaine » sa conception de l’homme reste très matérialiste : «animé par la libido, agressif par nature, l’homme ne cherche qu’à satisfaire sont inextinguible appétit sexuel ». Rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle que l’idée d’aimer son prochain. Ces propos de Rifkin rejoignent ceux de Matthieu Ricard pour qui Freud est une figure emblématique de l’égoïsme et de préciser que pour ce dernier « inciter à adopter une attitude altruiste entraîne un déséquilibre névrotique et qu’il est plus sain d’assumer pleinement son égoïsme naturel ». [46]
Plus généralement, Matthieu Ricard est amené à relever que « des années 1930 aux années 1970, le terme « altruisme » apparaît rarement dans les ouvrages de psychologie. En 1975, dans son discours en tant que président de l’Association américaine de psychologie, Daniel Campbell résuma ainsi la pensée de l’époque : « la psychologie et la psychiatrie (..) non seulement décrivent l’homme comme motivé par des désirs égoïstes, mais enseignent, implicitement ou explicitement, qu’il se doit de l’être »[47].
Des psychologues de la jeune génération ont remis en cause les postulats fondamentaux de Freud sur la nature humaine, ils ont élaboré « une contre théorie de la nature humaine, centrée sur l’importance de la relation sociale dans le développement de la psyché et du moi »[48]. Pour ces psychologues, les bébés sont prédisposés à la compagnie et à la sociabilité au lieu d’être dynamisés par la libido. Selon William Fairbain, le nourrisson en suçant son pouce « se donne une relation d’objet-substitut pour se satisfaire parce qu’on lui refuse ce qu’il désire vraiment : une relation avec le sein de sa mère et avec la mère elle-même »[49]. Pour Donald Winnicot la relation précède l’individu ; c’est la société qui créée l’individu et non l’inverse. Ceci « remet en cause le principe crucial de la modernité : l’individu autonome, indépendant, qui exerce sa volonté sur le monde ». Les théoriciens de la relation d’objet donnent une autre image de notre espèce : « un animal affectueux, extrêmement social, aspirant à la compagnie, abhorrant la solitude et biologiquement prédisposé à manifester de l’empathie à l’égard des autres vivants ». Une série d’études[50] sur des nourrissons élevés en orphelinat et/ou adoptés, révèlent des observations qui confortent la thèse de la sociabilité.
Dans son livre, Matthieu Ricard rend compte d’investigations expérimentales entreprises récemment par différents psychologues et leurs équipes de recherche qui ont montré que l’altruisme peut être mis en évidence dans d’innombrables actions de la vie ordinaire. Bien que ces travaux de recherche aient donné lieu à de nombreuses discussions, ils n’ont pas été réfutés. Et d’en tirer la conclusion «cela signifie que, à l’instar de toute autre qualité, l’altruisme peut être cultivé sur le plan personnel et encouragé au niveau sociétal (..). Tout le monde sait que l’égoïsme existe, mais quand nous aurons reconnu que l’altruisme est inhérent à la nature humaine, nous aurons fait un grand pas vers l’avènement d’une culture qui s’ouvre sur l’autre au lieu de se replier sur des intérêts purement individualistes »[51].
Conclusion
Des recherches scientifiques récentes en neurosciences, en sciences cognitives, en biologie, en psychologie « nous forcent à réexaminer la vieille idée d’un être humain qui serait naturellement agressif, matérialiste, utilitariste et égoïste »[52]. Elles révèlent que l’empathie est un comportement inné, qui fait partie de notre nature biologique et que « l’hypothèse de l’égoïsme universel est démentie par l’investigation scientifique »[53]. L’ « homo économicus » n’est donc pas notre vraie nature.
Jeremy Rifkin et Matthieu Ricard ont - tous deux dans chacun de leur ouvrage et chacun à leur manière - mis en avant ces différentes recherches scientifiques qui nous font découvrir l’importance de l’empathie dans la structuration du comportement humain. S’appuyant sur ces recherches Jeremy Rifkin propose de nous faire découvrir comment a évolué la conscience empathique «au fil des 175 000 années de l’histoire humaine. Ses progrès ont été irréguliers, mais la trajectoire est claire». Et de préciser « le développement de l’empathie et le développement du moi avancent ensemble et accompagnent la complexification des structures sociales successives qui constituent le parcours humain ».
De son coté, Matthieu Ricard a pour souci de resituer l’empathie par rapport aux enseignements du bouddhisme et il nous invite à passer de l’empathie comme comportement inné, faisant partie de notre nature à l’altruisme étendu et à l’altruisme cognitif qui ne sont pas innés et qui sont le résultat d’un apprentissage. « On est mentalement construit pour l’altruisme, mais l’altruisme se cultive ». Et Matthieu Ricard de préciser à la fin de son ouvrage qu’à travers son concept d’altruisme « c’est fondamentalement d’amour qu’il s’agit, d’un amour qui s’étend à tous, y compris à soi-même ». On rejoint ainsi de nombreuses autres traditions spirituelles qui enseignent que nous sommes construits pour aimer mais que l’amour se cultive.
Le « Siècle des Lumières » en ayant l’ambition d’œuvrer pour un nouvel âge illuminé par la raison, la science et la primauté accordée à l’individu n’a pas vu ou a minimisé la dimension empathique de la conscience humaine. En effet, la conscience empathique relève d’abord du domaine du ressenti, elle est d’abord le fruit de l’expérience vécue avant d’être celui de la raison. La conscience empathique qui nous permet de nous relier aux autres humains et plus généralement aux différentes manifestations de la vie (monde animal, végétal, minéral) est la voie privilégiée pour accéder à notre être spirituel. C’est cette dimension spirituelle de tout humain qui est sans doute la grande absente de l’héritage que nous avons reçu de ce siècle des lumières, et qui est la seule à pouvoir donner un sens à la vie et à la mort.
Il ne s’agit pas de prôner une attitude « anti-Lumières » mais plutôt d’appeler à revisiter l’héritage de la civilisation occidentale à la lumière de découvertes scientifiques récentes. Il est urgent de revoir la manière de nous nous représenter en tant qu’individu dans la société : le modèle d’ « homo économicus » ne peut que favoriser la croissance des inégalités et accroitre notre incapacité à faire face aux défis environnementaux.
[2] Moine bouddhiste depuis plus de quarante ans, Matthieu Ricard a été chercheur en génétique cellulaire dans le laboratoire de François Jacob. Il a publié, entre autres, Le Moine et Philosophe (avec son père Jean-François Revel), Plaidoyer pour le bonheur, L’Art de la méditation. L’infini dans la paume de la main (avec l’astro-physicien Trinh Xuan Thuan ).
[3] Jeremy Rifkin est un spécialiste de prospective économique et scientifique. Il a conseillé diverses institutions politiques et notamment la Commission Européenne et le Parlement Européen. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’Age de l’Accès, La troisième révolution industrielle.
[4] On peut ne pas adhérer à toutes les idées défendues par Jeremy Rifkin, et notamment une trop grande importance donnée au déterminisme des techniques, mais son effort en tant qu’économiste, pour nous aider à changer notre représentation du monde et de la place de l’homme dans le monde mérite toute notre attention.
[5] Découverte notamment des Neurones miroirs
[6] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.19
[7] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.21
[8] Cité par Jeremy Rifkin op. cit. ; p.46
[9] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.30
[10] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.30
[11] Dans ce chapitre Matthieu Ricard est aussi amené à définir le mot de sympathie, mais avec un contenu un peu différent de celui proposé par Jeremy Rifkin
[12] Matthieu Ricard op. cit. ; p.34
[13] Matthieu Ricard op. cit. ; p.49
[14] Ces différentes modalités sont notamment : la connaissance de l’état intérieur de l’autre, l’imitation motrice et neuronal, la résonance émotionnelle, se projeter intuitivement dans la situation de l’autre, la détresse empathique, la sollicitude empathique.
[15] Matthieu Ricard op. cit. ; p.60
[16] Singer, T., &Bolz, M. (eds.) Compassion : Bridging Practice and Science, A multimedia book [E-Book] 2013
[17] Matthieu Ricard op. cit. ; p.63
[18] Matthieu Ricard op. cit. ; p.34
[19] Des observations réalisées par des chercheurs de ce laboratoire sur Mahtieu Ricard ont montré que lorsqu’il passait dans un état de compassion, certaines régions de son cerveau habituellement stimulées en cas d’émotions positives étaient davantage activées que lorsqu’il restait dans l’empathie. Op. cit. p.72
[20] Matthieu Ricard op. cit. ; p.75
[21] Daniel Batson, Altruism in Humans, Oxford University Press, 2011
[22] Matthieu Ricard op. cit. ; p.24
[23] Matthieu Ricard op. cit. ; p.33
[24] Cité par Matthieu Ricard op. cit. ; p.38
[25] Citée par Matthieu Ricard op. cit. ; p.39
[26] Matthieu Ricard op. cit. ; p.42
[27] Matthieu Ricard op. cit. ; p.43
[28] Matthieu Ricard op. cit. ; p.43
[29] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.81
[30] Cité par Jeremy Rifkin op. cit. ; p.82
[31] Cite par Jeremy Rifkin op. cit. ; p.85
[32] « Dans la toilette réciproque, leurs mains (des primates) deviennent des moyens de sonder, autant que de satisfaire, les sentiments, les émotions, les besoins et les désirs d’un autre individu. Pendant l’opération, elles se muent en en langage de communication intime ».
[33] Cite par Jeremy Rifkin op. cit. ; p.100
[34] Linguiste et philosophe américain, a fondé la linguistique générative
[35] Jeremy Rifkin op. cit. ; p. 89
[36] Jeremy Rifkin op. cit. p. 90
[37] Matthieu Ricard op. cit. ; p.171
[38] Matthieu Ricard op. cit. ; p.176
[39] Matthieu Ricard op. cit. ; p.177
[40] Matthieu Ricard op. cit. ; p.191
[41] Thomas Hobbes, philosophe anglais (1588-1679), auteur notamment du Leviathan dans lequel il présente son projet de fonder l’ordre politique, sur autre chose que la religion et la tradition. Pour Hobbes la vie humaine est solitaire et digne des bêtes brutes et pour empêcher qu’on s’entretue dans une guerre de tous contre tous, il ne voyait qu’un moyen, la poigne de l’Etat.
[42] Matthieu Ricard op. cit. ; p.233
[43] Matthieu Ricard op. cit. ; p.237
[44] Matthieu Ricard op. cit. ; p.239
[45] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.52
[46] Matthieu Ricard op. cit. ; p.337
[47] Matthieu Ricard op. cit. ; p.140
[48] Jeremy Rifkin op. cit. ; p. 62
[49] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.60
[50] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.60-65
[51] Matthieu Ricard op. cit. ; p.154
[52] Jeremy Rifkin op. cit. ; p.11
[53] Matthieu Ricard op. cit. ; p.14