La valeur sociale du carbone, une innovation de la pensée économique ?
Quelques commentateurs (Espagne, 2016 ; Aglietta, 2016) ont souligné qu’un des apports les plus importants de la COP 21 a été la reconnaissance d’une valeur sociale du carbone. En effet, le paragraphe 109 de la Décision de Paris reconnaît la « valeur sociale, économique et environnementale des mesures d’atténuation volontaires » d’émission de carbone et « leurs retombées bénéfiques sur l’adaptation, la santé et le développement durable ».
Il n’est pas inutile de rappeler les enjeux des politiques de réduction des émissions des gaz à effet de serre : si on veut limiter à 2°C l’augmentation des températures moyennes, il faudrait laisser dans le sous-sol 80% des réserves de combustibles fossiles (Jouzel, 2015, p.6). Force est de constater que le protocole de Kyoto (1997), accord international visant la réduction des émissions des gaz à effet de serre, et qui est entré péniblement en vigueur en 2005, n’a jamais vraiment marché. L’échec de ce protocole est généralement imputé au fait que les contributions de chaque pays étaient fixées dans un cadre multilatéral. Avec l’accord de Paris, ce système a été abandonné et remplacé par un appel aux contributions volontaires et unilatérales de chaque Etat. Plus fondamentalement, dans son livre Les chemins infinis de la décarbonisation, Michel Damian note que, jusqu’au protocole de Kyoto, la construction de l’action climatique reposait sur le diagnostic que la réduction des émissions de CO2 était une externalité pour les économistes et par conséquence le signal prix des marchés de permis négociables devait être l’instrument le plus efficace pour modifier le comportement des entreprises et des consommateurs. Il souligne que, depuis Kyoto, de nouvelles manières d’aborder les problèmes climatiques sont en œuvre : « Le nouveau régime climatique témoigne, au regard de la pensée économique d’un changement de paradigme. Il glisse de la théorie néoclassique des prix et des incitations de marché à l’action graduelle des Etats : politiques publiques de R-D, réglementations, établissements de normes et standards,... » (Damian, 2015, p.84).
Le propos de la présente contribution est de montrer que la notion de valeur sociale du « carbone non émis dans l’atmosphère » - que la COP 21 appelle de ses vœux - peut être considérée comme la manifestation d’une nouvelle conception de ce que pourrait être la valeur économique. Dans cette nouvelle conception de la valeur, il s’agira de préciser ce que pourrait être une « valeur économique sociale» du carbone et non plus « une valeur sociale, économique et environnementale» comme le suggère l’accord de Paris.
Pour essayer de répondre à cette interrogation, il faut rappeler que tous les principaux courants de la science économique se sont fondés au départ sur une certaine idée de ce qu’est la valeur économique. Dans son Histoire de l’analyse économique (1954), Joseph Schumpeter souligne que : « le problème de la valeur doit toujours occuper la position centrale, en tant qu’instrument d’analyse principal dans toute théorie pure » (Schumpeter,1983, p.287). Pour Alain Barrère, auteur des trois tomes de l’Histoire de la pensée économique et analyse contemporaine (1974, p. 674) « aucune théorie économique ne peut être véritablement générale sans valeur ». Il est donc important de questionner cette nouvelle notion de valeur sociale du carbone afin de savoir si elle peut avoir le statut de valeur économique ; si ce statut était confirmé il pourrait annoncer l’émergence d’une nouvelle théorie économique ce qui constituerait une innovation importante au sein de la pensée économique.
Dans une première partie de cette contribution, on découvrira que notre questionnement au sujet de la valeur économique sociale du carbone n’est pas une démarche aisée. Dans l’histoire de la pensée économique, la place et le rôle que le concept de valeur économique devrait remplir ne font pas l’unanimité, même si dans l’approche économique dominante, la valeur économique est réduite au « prix de marché ». Afin de sortir de l’identification de la richesse d’un pays à la valeur monétaire des biens et services produits, et dans l’objectif de pouvoir penser d’autres modes de développement que celui suivi jusqu’ici par les pays industrialisés, on partira de l’hypothèse que la valeur économique sert à définir la nature de la richesse et à la mesurer. Une définition de la valeur économique qui intègre à la fois les aspects de valeur d’usage et de valeur d’échange sera proposée. Dans un deuxième temps, on mettra en avant que la notion de valeur économique sociale est déjà en gestation dans la préoccupation des quelques économistes qui ont développé la notion d’utilité sociale et qu’elle est en filigranes dans les travaux de recherche sur les indicateurs de développement durable et les indicateurs de richesse. Dans une troisième partie, sera analysée la notion de valeur tutélaire du carbone qui peut être considérée comme une des premières formalisations d’une valeur économique sociale.
LA NOTION DE VALEUR ECONOMIQUE SOCIALE : UNE NOUVELLE MANIERE DE PENSER LA VALEUR ECONOMIQUE ?
Pour la théorie néo-classique, approche économique dominante depuis plusieurs décennies, et qui s’est construite à partir du concept d’utilité marginale, la valeur est réduite « au prix de marché ».
Essayer, aujourd’hui, de penser la valeur économique d’une manière différente de son acceptation courante n’est pas une chose aisée. Comme le rappelle avec force Christophe Darmangeat dans son cours Introduction à l’Analyse Economique : « de toutes les notions autour desquelles se sont affrontés les économistes, elle [la théorie de la valeur] est sans doute la plus sensible, car la plus directement liée à des intérêts sociaux ; c'est celle qui permet le mieux de comprendre à quel point l'économie est politique, [..] les positions sur la théorie de la valeur conduisent à des visions diamétralement opposées de la société, et on comprend que la théorie de la valeur n'ait jamais été un débat purement intellectuel et désincarné, mais qu'elle a toujours représenté un enjeu politique et idéologique majeur [..]. Ce n'est pas un hasard si le grand essor de la théorie néoclassique date des années 1870, juste après les publications de Marx et l'émergence d'un puissant mouvement ouvrier révolutionnaire (Fondation de l'Association Internationale des Travailleurs en 1864, Commune de Paris en 1871) »[1].
De la « valeur coût » à l’ « utilité marginale »
L’histoire de la pensée économique retient deux grandes phases dans la manière de penser la valeur économique. Au cours d’une première phase, du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, la valeur (confondue ou ramenée à la seule valeur d’échange) est expliquée par des facteurs objectifs. « Elle est ramenée au coût. Le coût lui-même est considéré soit comme une somme de valeurs : la somme des biens producteurs qui concourent à l’obtention des produits, soit comme une quantité de travail : la quantité de travail fournie pour l’obtention d’un produit. On a déjà reconnu la position de l’école classique qui retient la conception complexe du coût et celle de l’école marxiste qui, à la suite de Marx, retient la conception de la valeur travail » (Perroux, 1943, p.24). Soulignons que les théories de la valeur coût se situent d'emblée au niveau de la production (ou de l'offre). Parmi l’école classique, il y a un point commun extrêmement important, une continuité de pensée, qui relie Smith à Marx en passant par Ricardo : l'affirmation que la richesse est en définitive, malgré les apparences, créée par un seul facteur, le travail humain. C’est ce qu’on appelle, la théorie de la valeur travail.
A l'approche objective de la valeur coût a succédé une approche plus subjective de la valeur élaborée par le courant néo-classique[2] : la théorie de l’utilité marginale. Cette approche marginaliste s'est appuyée sur une longue tradition de la valeur d’usage (ou utilité) : « La valeur des choses est fondée sur leur utilité » (Condillac, 1776). Face à cette approche de la valeur, Adam Smith avait soulevé le paradoxe de l'eau et du diamant : l'eau qui est indispensable à la vie, a une moins grande valeur marchande que le diamant, dont les usages sont limités. Ce qui amena Condillac à introduire les aspects de rareté : plus un bien est rare, plus il est précieux, c'est pourquoi le diamant est si cher. « Si la valeur des choses est fondée sur leur utilité, leur plus ou moins de valeur est donc fondée, leur utilité restant la même, sur leur rareté ou sur leur abondance ou plutôt sur l'opinion que nous avons de leur rareté ou de leur abondance. (...) une chose n'a pas une valeur parce qu'elle coûte, mais elle coûte parce qu'elle a de la valeur ». Dans la théorie de l’utilité marginale, « l’utilité sur laquelle se porte la lumière de l’analyse n’est pas une utilité abstraite, mais celle d’une partie ou unité d’un bien divisible. C’est l’utilité limite, finale ou marginale » (Perroux, 1943, p.25). L’approche marginaliste permet de combiner et de formaliser les aspects d’utilité et de rareté : l’utilité économique d’un bien est définie comme étant la satisfaction d’un besoin engendrée par ce bien acquis avec des ressources limitées. La valeur d’un bien est liée à la satisfaction que procure la dernière unité détenue.
Une théorie de la valeur est différente d’une théorie de la formation des prix
Dans son introduction à son ouvrage La Valeur (1943), Perroux rappelle avec beaucoup de force, les enjeux théoriques et méthodologiques de toute réflexion visant à mieux comprendre la différence entre valeur économique et prix : « Le prix, réalité très visible et à laquelle nul n’échappe, n’apparaît pas comme la réalité économique la plus profonde, ni comme la plus générale ». Prenant plusieurs exemples de systèmes économiques différents, Perroux souligne qu’au sein d’une économie fermée ou d’une économie de planification intégrale, il n’y a certainement pas de prix dans le même sens que dans une économie capitaliste. Néanmoins ces systèmes économiques, même ceux qui fonctionnent sans prix, « ne fonctionnent pas sans appréciations sur l’importance relative des biens et des services (…). Même s’ils ne se traduisent pas dans des réactions de l’offre et de la demande, dans la formation et la transformation d’un prix, les jugements de valeur sur l’importance relative des biens (relative en deux sens : par rapport aux besoins et par rapport aux autres biens) ne peuvent pas être éliminés ». Et Perroux de conclure « l’analyse découvre, au-delà du marché et du prix, des jugements sur l’importance des biens, qui sont des phénomènes de valeur. Ces phénomènes de valeur se retrouvent dans tout système économique réalisé dans l’histoire et construit par l’esprit. La valeur est donc un concept plus extensif que le prix. Si une théorie des prix ne peut être par construction qu’une théorie explicative de l’économie de marché, la théorie de la valeur peut être une théorie explicative de toute économie. Et choisir de poser les problèmes en termes de valeur, c’est choisir de rechercher le sens et les lois de toute économie quelle qu’elle soit (…). La théorie de la valeur représente l’effort de penser l’ensemble de la réalité économique en poussant l’explication aussi loin et aussi profond que possible » (Perroux, 1943, p.8).
Deux acceptions différentes de la valeur
Au cours de l’histoire de la pensée économique, les auteurs qui se sont intéressés à la valeur économique ont proposé deux acceptions différentes de la valeur. Comme l’a bien montré François Fourquet dans son livre La généalogie de la valeur, la valeur économique peut être comprise comme le concept permettant de définir la nature de la richesse économique (en quoi elle consiste, de quoi elle est faite) et/ou elle peut être considérée comme la notion permettant de mesurer la richesse. « On peut avoir une conception de l’origine de la richesse sans s’interroger sur sa mesure, en se contentant d’une vague approximation. Inversement on peut, comme les comptables nationaux, la mesurer d’une manière positiviste (avec la monnaie courante) sans énoncer de théorie sur son origine et sa nature » (Fourquet, 2002, p.136). Soulignons que dans la première acception, c’est la valeur qui définit et donne sens à la richesse ; mais force est de constater que cette approche de la valeur est actuellement quasi absente des débats.
Les manières de concevoir les relations entre valeur et richesse n’ont pas que des enjeux théoriques. C’est seulement la première acceptation de la valeur économique qui nous oblige à repenser la nature de la richesse et c’est celle-ci que nous choisissons ici, car elle permet de concevoir d’autres modèles de développement, alternatifs à celui suivi jusqu’ici par les pays industrialisés. Il semble de plus en plus certain que les défis écologiques que nos sociétés modernes ont à affronter d’une manière de plus en plus urgente, nécessiteront de concevoir des modèles de développement différents de ceux que nous connaissons.
L’approche économique dominante : la valeur réduite au « prix de marché »
La théorie néo-classique a imposé sa suprématie grâce à l’utilisation de la notion mécanique d’équilibre et de l’outil mathématique. Pour les théoriciens de cette école, la valeur d’un bien donné se détermine lorsque tous les marchés des biens sont à l’équilibre, et dans cette situation, l’utilité marginale d’un bien est égale à son prix. Dans son étude sur l’évolution des théories de la valeur, François Perroux note que « en même temps que l’école marginaliste développe ses analyses, l’école mathématique relègue la valeur ou en supprime même le nom ou le concept. Tous les problèmes économiques sont posés en termes d’équilibre (..). La science avec les économistes mathématiciens se construit autour de la notion fondamentale d’équilibre et non de la notion fondamentale de valeur. La théorie de la valeur subit une éclipse » (Perroux, 1943, p.30). Partie sur une notion subjective de la valeur, la théorie néo-classique aboutit à une posture objective de la valeur : la valeur d’un bien est identique à son prix.
Il est important de rappeler que les théories de la valeur, qui ont fondé chacun des courants de la pensée économique, ont été toutes construites à partir d’une vision de ce que devrait être une société humaine et de ce que devrait être la place de l’homme dans cette société[3]. La théorie néoclassique est construite à partir de l’hypothèse de l’homo économicus qui est une manière bien spécifique de se représenter et de modéliser l’individu dans la société. L’homo économicus est généralement défini comme ayant deux principales caractéristiques :
- Il poursuit son seul intérêt particulier sans se préoccuper des autres. Il ne compte que sur lui-même pour maximiser son utilité (définie comme la satisfaction qui découle de la consommation d’un bien). L’existence d’une société organisée n’est pour lui un avantage que dans la mesure où l’union des hommes, des ressources et des compétences lui permet d’obtenir plus à un moindre coût, et par là de maximiser son bien-être.
- Il est parfaitement rationnel dans son comportement, dans ses choix. Il connaît ses besoins de manière parfaite et sait les hiérarchiser à tout moment. Par conséquent, il n’est pas influençable.
Aux deux principales caractéristiques généralement attribuées à l’homo économicus, il est important aujourd’hui de rajouter une troisième : l’homo économicus, en tant qu’être rationnel et poursuivant son seul intérêt, se considère comme « maître et possesseur de la nature » qui produit et consomme. Lorsqu’il produit, il cherche à maximiser son profit sous la contrainte des coûts de production. Lorsqu’il consomme, il cherche à maximiser son « utilité » sous la contrainte de ses revenus. Dans cette conception, seul le profit motive la production et seul le revenu permet de satisfaire les besoins humains.
Il faut souligner que l’homo économicus, n’est pas seulement une construction de l’esprit de certains économistes, c’est aussi le modèle d’être humain que visent à nous faire adopter tous les jours, avec de plus en plus d’insistance et de moyens de pressions, les images et slogans publicitaires qui abreuvent nos télévisions, nos recherches sur internet, nos magazines, les murs de nos villes. Dans les pays industrialisés qui ont l’ambition de construire une société basée sur l’innovation, les entreprises dépensent globalement autant en recherche-développement qu’en publicité[4].
Nécessités et difficultés de prendre en compte à la fois la valeur d’usage et la valeur d’échange
Tout au long de l’histoire de la pensée économique, des économistes, appartenant à des écoles de pensée différentes, ont essayé de dépasser l’opposition entre la prise en compte du seul point de vue de la production ou du seul aspect de la valeur d’échange et la prise en compte du seul point de vue de la demande ou du seul aspect de la valeur d’usage qui caractérisent les théories de la valeur coût d’une part et la théorie de la valeur utilité d’autre part. C’est le cas, par exemple, de Jean Baptiste Say dans son Traité d'Economie Politique (1818), pour qui la valeur de chaque chose est le résultat de l'évaluation contradictoire entre celui qui en a besoin et celui qui l'a produite. Ses deux fondements sont donc (1) l'utilité qui détermine la demande qui en est faite, (2) les frais de production qui donnent l'étendue de cette demande, car on cesse de demander ce qui coûte trop.
Dans son ouvrage "Esquisse d'une critique de l'économie politique" (1844), Friedrich Engels, rappelle que, depuis le début du XIXème siècle, le débat sur la valeur d'échange et la valeur abstraite ou réelle s'est assoupi sans que la question soit tranchée. Après avoir souligné les contradictions des économistes qui veulent séparer « la valeur abstraite » et la valeur d’échange, cet auteur propose de définir la valeur comme « le rapport du coût de production à l’utilité », soulignant que « la valeur sert tout d’abord à décider si d’une manière générale un objet doit être produit, si l’utilité compense le coût de production » (Engels, 1998, p.24).
Une autre définition intégrant les deux points de vue de l’offre et de la demande a été proposée par Alfred Marshall dans son oeuvre The Principles of economics (Marshall, 1890, livre 5, chapitre 3) : la valeur dépend des "deux lames d'un ciseau", d'un côté la demande reflète la satisfaction qu'un bien procure au consommateur ; de l'autre, l'offre révèle les préférences du producteur (notamment ses coûts de production). « Il serait tout aussi déraisonnable de discuter sur le point de savoir si c'est la lame supérieure ou la lame inférieure d'une paire de ciseaux qui coupe un morceau de papier que de se demander si la valeur est déterminée par l'utilité ou par le coût de production. Il est vrai que lorsqu’une lame est maintenue immobile et que l’on coupe avec en faisant mouvoir l’autre, nous pouvons dire avec une brièveté peu correcte que c’est la seconde lame qui coupe ; mais l’assertion n’est pas rigoureusement exacte et elle n’est admissible que comme une affirmation simplement courante et non comme un exposé rigoureusement scientifique de ce qui se produit en réalité».
Enfin, rappelons que dans ses Principes d’Economie Politique (1931), Charles Gide hésite entre la valeur travail et la valeur utilité, et finit par se résoudre à ce que la valeur soit « fondée sur une double base, ou plus exactement qu’elle est un état d’équilibre entre ces deux facteurs antagonistes : d’un côté la jouissance que les choses nous procurent quand nous les possédons, de l’autre la peine nécessaire pour les acquérir quand nous ne les possédons pas, ou pour les remplacer si nous venons à les vendre ». Ainsi pour Gide « il est inévitable que la valeur ait deux visages, bifrons comme Janus, l’un tourné du côté de l’acheteur, l’autre du côté du vendeur, (....) qu’elle ait deux pôles, l’un positif, l’autre négatif : entre les deux jaillit l’étincelle, et c’est la valeur » (Gide, 2012, chapitre 3).
Proposition pour une définition de la valeur économique
A la lumière du travail de François Fourquet sur la Généalogie de la valeur, et ayant fait le choix de comprendre la valeur économique comme le concept permettant de définir la nature de la richesse économique, on propose de repartir de la définition de la valeur proposée par cet auteur : « la valeur est le nom donné à la mesure commune de ces réalités physiques qu’on appelle biens, services, marchandises, denrées, ou collectivement richesses ».
Cette définition de la valeur peut être complétée en prenant en compte les deux aspects de la valeur rappelés précédemment : La valeur économique est le nom donné à la manière commune d’apprécier à la fois la valeur d’usage et la valeur d’échange, et plus généralement les points de vue de la demande et de l’offre (la production), de ces réalités physiques qu’on appelle biens, services, marchandises, ou qu’on appelle, plus généralement, richesse.
En reprenant et en paraphrasant les propos de Friedrich Engels on peut préciser : la valeur sert tout d’abord à décider si, d’une manière générale, un bien ou un service doit être produit ou acheté, et si son utilité compense les coûts de production et /ou son prix d’achat.
Mais nous ne sommes plus XIXème siècle au temps de Freidrich Engels et de l’école classique. L’utilité et les coûts de production des biens et des services, et notamment des énergies carbonées, doivent être appréciés dans le cadre de l’économie actuelle qui fonctionne sur la base de systèmes de plus en plus complexes et interdépendants :
- des systèmes de production de plus en plus intégrés au niveau mondial et au niveau technologique, notamment en ce qui concerne les techniques énergétiques ;
- des systèmes de consommation de plus en plus dépendants des infrastructures de transport et de communication ;
- des systèmes de production qui prélèvent de plus en plus, sur la planète Terre, des ressources non renouvelables ;
- des systèmes de production et de consommation qui provoquent de plus en plus de destructions écologiques portant atteinte au monde vivant et donc aux hommes : gaz à effet de serre, diminution de la diversité biologique, pollution et acidification des océans, etc.
Concernant les coûts de production des énergies carbonées, il n’est plus possible de prendre en compte uniquement les seuls coûts d’investissement et d’exploitation. Les conséquences de l’exploitation et de la consommation de ces ressources énergétiques sur l’environnement écologique, sur le climat et la santé des humains sont de plus en plus reconnues, et devraient faire l’objet d’évaluation pour les intégrer à leurs coûts d’utilisation. On sait que les énergies carbonées sont limitées et qu’en fonction des conséquences écologiques et humaines citées précédemment, il nous faut au plus vite changer et développer de nouveaux systèmes de production d’énergie renouvelable. Ce changement de système de production d’énergie dominé par les ressources non renouvelables (pétrole, gaz, charbon), cette transition énergétique a un coût important. Plus on attend, plus les coûts des déficiences de production de notre système énergétique, pour l’ensemble de l’économie, seront élevés.
Dans le cadre de systèmes de production et de consommation de plus en plus intégrés et interdépendants, la notion d’utilité pour un individu a de moins en moins de sens. Dans un monde où l’utilité se pose de plus en plus au niveau d’un territoire, d’une société, ou du monde entier lorsqu’il s’agit des énergies carbonées, on doit réfléchir à la notion d’utilité sociale.
DES PREMICES ANNONÇANT L’EMERGENCE D’UNE THEORIE DE LA VALEUR ECONOMIQUE SOCIALE
Un concept récent de valeur d’usage : l’utilité sociale
La notion d’utilité sociale a été forgée au départ pour défendre et promouvoir l’économie sociale et solidaire. L’enjeu était de tracer une frontière entre l’économie sociale et solidaire à dominante associative, et les deux autres grandes formes institutionnelles que sont l’économie marchande et l’économie publique. La notion d’utilité sociale, devait « servir à marquer un territoire en revendiquant des régulations spécifiques, juridiques et fiscales pour l’essentiel » (Gadrey, 2006, p.642).
En coopération avec la Caisse des Dépôts et Consignations, la revue Alternatives Economiques a publié en septembre 2009, un hors-série sur le thème de l’utilité sociale, qui a donné une nouvelle dynamique à ce concept. « Penser l’utilité sociale, c’est porter un autre regard sur l’ensemble de notre société » (Frémeaux, 2003, p.11). On a l’habitude d’opposer généralement, « d’un côté l’Etat et les collectivités locales qui fournissent des biens et services collectifs et, de l’autre les acteurs privés qui produisent les biens destinés au marché. L’utilité des premiers, financés par des prélèvements obligatoires, est légitimée par le suffrage universel et celle des seconds par le libre choix des consommateurs ». Mais ce n’est pas parce que l’utilité d’un bien ou d’un service est entérinée par une instance publique ou par un marché que ce bien est socialement utile. D’autre part la séparation entre ces deux processus de légitimation est de moins en moins tranchée. En effet, « l’action publique, centralisée et décidée d’en haut se révèle souvent inadaptée à une satisfaction efficace des besoins sociaux. L’amélioration de sa qualité suppose le développement de modes d’évaluation pluralistes, qui associent ceux qui conçoivent et ceux qui dispensent les biens publics aux différentes catégories d’usagers. Le rôle croissant du tissu associatif comme aiguillon des pouvoirs publics témoigne des limites du tout public. (..) L’action publique n’est jamais aussi utile socialement que lorsqu’elle accepte d’introduire un peu de marché dans son mode de définition, de fonctionnement et d’évaluation. Si l’on entend par marché un processus décentralisé permettant une meilleure adéquation de l’offre à la demande » (Frémeaux, 2003, p.11).
Quant aux organisations produisant des biens et services marchands, il nous faut savoir que les marchés, considérés comme les régulateurs de l’activité des entreprises, fonctionnent toujours dans un cadre institutionnel défini, avec des réglementations et des conventions publiques. « L’ensemble des règles qui encadrent le fonctionnement des marchés et des organisations productives sont non seulement une condition de l’efficacité économique, mais elles contribuent également à ce que sa dynamique satisfasse l’intérêt général » (Frémeaux, 2003, p.12). D’autre part, peu à peu les consommateurs questionnent les entreprises sur leur responsabilité sociale et environnementale. Et certains investisseurs se préoccupent de réaliser des investissements éthiques en plaçant leur argent dans des entreprises qui peuvent justifier de l’utilité sociale de leur activité. Le questionnement de l’utilité sociale ne concerne donc pas uniquement l’action publique ou les activités des organisations de l’économie sociale et solidaire, il s’applique aussi de plus en plus aux entreprises produisant des biens et services.
Forts de ces observations sur l’élargissement de la notion d’utilité sociale, les auteurs du hors-série de la revue Alternatives économiques ont proposé une nouvelle définition de l’utilité sociale : « S’interroger sur l’utilité sociale d’un bien ou d’un service, qu’il soit offert par un acteur public, une association ou une entreprise privée, revient donc à questionner le processus qui a permis de légitimer sa production ». Et les auteurs de préciser : « L’utilité sociale de l’action publique ne peut ainsi être développée qu’en donnant place à davantage de délibération collective, davantage d’évaluation pluraliste, de délégation au profit de structures à l’écoute de la demande sociale. L’utilité sociale de l’entreprise privée ne peut se développer que si elle comprend que la réussite sur le marché passe par la prise en compte d’exigences désormais plurielles, qu’on ne peut appréhender qu’en étant à l’écoute de la société. Penser l’utilité sociale contribue au travail incessant que doit faire la collectivité sur elle-même pour donner une consistance plus forte à la promesse démocratique : en démocratisant l’Etat, en démocratisant l’économie, en accordant plus d’autonomie à la société civile et notamment, à tous les formes décentralisées de production de richesses et de biens publics » (Frémeaux, 2003, p.12).
Cette définition de l’utilité sociale apparaît comme étant en forte harmonie avec la manière de concevoir la valeur de F. Engels : « la valeur sert tout d’abord à décider si d’une manière générale un objet doit être produit, si l’utilité compense le coût de production », même si aujourd’hui une telle démarche de valeur serait bien plus complexe.
Notons, avec intérêt, que la notion d’utilité sociale n’est pas qu’une construction intellectuelle. Elle est présente dans les réflexions des citoyens lorsqu’on les interroge pour connaître leurs opinions sur le fonctionnement du système économique actuel. Dans un sondage réalisé en ligne, en mai 2016, pour le Medef, à la question sur les causes des « dérives du système économique actuel », la première réponse est « l’obsession de la performance au détriment de l’utilité » (38% des réponses), suivie par « le manque de prise en compte de l’humain dans les préoccupations de l’entreprise (37%) »[5].
Les indicateurs de richesse, une autre approche de l’utilité sociale
Il est aujourd’hui admis que le PIB est de moins en moins un indicateur adapté pour mesurer la richesse d’un pays ou d’un territoire donné. Le PIB, ou ce qui est aussi appelé la création de richesse d’un pays, est un flux de biens et de services évalués à partir de leur prix. Les limites du PIB comme indicateur de richesse ont été maintes fois soulignées, mais il continue d’être l’indicateur le plus utilisé par les économistes, les politiques et les commentateurs.
Certains économistes, tout en continuant à admettre que la valeur économique d’un bien ou d’un service se mesure par son prix, remettent néanmoins en cause le PIB comme mesure de la richesse d’un pays et proposent de nouveaux indicateurs de richesse. Les travaux sur les nouveaux indicateurs de richesse ne sont-ils pas la preuve que la nature de ce qu’est la richesse est remise en cause et donc que de nouvelles manières de penser la valeur économique et notamment l’utilité sociale des biens et services sont en gestation ?
L’idée de mesurer le développement autrement que par le PIB n’est pas une préoccupation nouvelle. Dans un rapport du CERC, intitulé Indicateurs sociaux, état des lieux et perspectives, Bernard Perret note qu’à l’origine, c’est à dire dans les années 1960 et jusqu’au milieu des années 1970, le mouvement des indicateurs sociaux qui s’est manifesté dans la plupart des pays développés, répondait principalement à un objectif de rationalisation des décisions gouvernementales. Ce mouvement « a été associé à la volonté de contrebalancer l’influence de la quantification économique sur la décision publique, (..) de mesurer les conséquences des décisions prises et d’éclairer les choix politiques » (Perret, 2002, p.16).
Au niveau international, c’est l’émergence de la notion de développement durable qui confirme le mouvement de construire des alternatives à l’indicateur du PIB et qui impulse les initiatives de conception des indicateurs de développement humain (PNUD) et les indicateurs de richesse. Promu par le rapport Bruntland en 1987, le développement durable est intronisé lors du Sommet de la Terre à Rio, en 1992. Celui-ci officialise les trois piliers du développement durable que sont le développement économique, l’équité sociale et la soutenabilité écologique. Il préconise la mise en œuvre d’indicateurs de développement à tous les niveaux de l’administration. Peu à peu s’impose donc la nécessité d’aller « au-delà du PIB », pour reprendre le titre d’une grande conférence organisée par la Commission Européenne en 2007. La même année, les principales organisations économiques internationales signent la Déclaration d’Istanbul qui reconnaît le besoin d’élaborer une mesure du progrès social dans chaque pays qui aille au-delà des mesures économiques conventionnelles du PIB par habitant » (Moati, 2009, p.61).
Plus récemment, en France, l’Assemblée Nationale a adopté en avril 2015 et promulgué la « Loi sur les nouveaux indicateurs de richesse dans la définition de politiques publiques » qui avait été proposée par la député écologiste Eva Sas. Cette loi rend obligatoire, au moment du projet de la loi de Finance, la publication d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable. Les indicateurs proposés sont : le taux d’emploi, l’endettement, l’espérance de vie en bonne santé, les inégalités de revenus, l’empreinte carbone, l’artificialité des sols. Pour la député écologiste, cette loi est « ambitieuse parce que son objectif fondamental n’est autre que de repenser notre modèle de développement »[6].
Ce n’est pas en continuant à identifier la valeur des biens et services à leur prix, à mesurer la richesse d’un pays par son PIB, que nos sociétés modernes pourront gérer la crise écologique et pourront organiser le « vivre ensemble » de plus en plus mis à mal par la croissance des inégalités. Le mouvement des indicateurs de développement durable et des indicateurs de richesse ne sera pas suffisant pour aider nos sociétés modernes à répondre aux défis écologiques et sociaux actuels.
Les projets de construire une théorie de la valeur économique sociale
L’auteur de La généalogie de la valeur a poursuivi ses réflexions sur la valeur économique en proposant quelques « pistes de travail » (Fourquet, 1993) pour construire une théorie de la valeur sociale ou plus précisément une théorie de la valeur économique sociale :
- A l'échelle d'une société, l'utilité d'un bien ou d'un service considéré isolément n'existe pas ; la notion de besoin isolé n'a pas de sens.
- Le besoin n'existe que par comparaison avec les autres besoins à l'intérieur d'un ordre de besoins. L'utilité d'un objet n'est donc qu'une fraction d'une utilité globale, une utilité singulière au sein d'un ordre d'une utilité sociale.
- L’utilité sociale d’un objet ou d’un service n’est pas encore sa valeur ; pour être valeur, elle doit être rapportée au coût de production.
- L'affectation des ressources s'effectue au travers d'un processus social complexe (et pas seulement marchand) composé de millions d'événements réels survenant dans l'espace et le temps, confrontant toutes les forces sociales, classes, groupes, individus, Etat, entreprises, le tout combiné selon les affinités, cultures, mœurs et relations sociales de toutes sortes.
- Dans ce processus collectif complexe, le marché n'occupe pas la première place, et même au sein du marché, le prix d'une marchandise ne représente qu'une partie de sa valeur sociale réelle. Une activité marchande crée beaucoup plus que la valeur marchande de son produit, mais aussi coûte plus que le coût de production enregistré dans les comptes.
Il est important de rappeler que le projet de construire une théorie de la valeur (économique) sociale fut aussi l’objectif de l’école institutionnaliste et néo-institutionnaliste[7]. C’est en réaction à la prégnance du positivisme et des mathématiques dans la pensée économique des néoclassiques que s’est formée l’école institutionnaliste aux Etats-Unis, au début du XXe siècle. Cette nouvelle école de pensée a forgé son approche à partir de la philosophie pragmatiste qui a été initiée par les travaux des philosophes américains Charles Pierce, William James , John Dewey.
Le pragmatisme est plus une attitude philosophique qu’un ensemble de dogmes précis. Sa maxime principale est qu’une théorie ne se distingue d’une autre que par les effets qu’elle produit une fois qu’elle est posée[8]. L’attitude pragmatiste de la connaissance, et notamment celle de Dewey, est à l’opposé de celle de Descartes. Connaître n’est pas « voir » ou « contempler » mais agir. Pour le pragmatisme, la vérité absolue n’existe pas, est vrai ce qui réussit.
Le pragmatisme de Pierce, de James et de Dewey, en rompant avec la conception du processus de connaissance de Descartes, a été amené à remettre en cause le dualisme cartésien séparant le corps et l’esprit. Il lui substitue une conception de la pensée comme processus d’apprentissage médiatisé par l’expérience d’actions et de connaissances antérieures et pour lequel les « habitudes » sont un élément crucial. « Pour Pierce, l’activité intellectuelle vise à lutter contre l’inconfort du doute et, de ce fait, la "loi de l’esprit" réside dans la propension à former des habitudes : la pensée est un processus fondé sur des habitudes ou des croyances conçues comme des règles de conduites. Une habitude est une règle générale qui guide nos conduites, et ce qu’on nomme apprentissage est le procès de formation et de transformation des habitudes en cours d’expériences. James a souligné que la propension à former des habitudes pouvait s’interpréter comme une façon d’économiser nos ressources cognitives» (Bazzoli, 1995, p.7).
Les institutionnalistes ont donc retenu du pragmatisme une conception spécifique de l’individu : le comportement d’un individu est fonction de ses croyances, de ses habitudes, de ses représentations du monde, qui sont toutes des habitudes ou des institutions socialement construites. En dépit de la diversité de leurs approches, les auteurs institutionnalistes ont donc rejeté le modèle de l’homo économicus de l’école néo-classique. Les institutionnalistes ont été aussi très influencés par la pensée évolutionniste de Darwin et ils ont essayé de repenser l’économie, non plus en fonction du paradigme de la mécanique, mais en s’inspirant de l’évolutionnisme des sciences du vivant. Avec les institutionnalistes, la notion de valeur dans la science économique est bien différente de la notion de valeur prise en compte par les écoles classiques et néo-classiques ; ce qui est décisif, ce n’est pas que l’individu ait des besoins, mais que des hommes, liés socialement, aient des besoins. L’unité d’analyse n’est pas l’individu mais le groupe social[9].
Valeur sociale et valeur économique sociale
Il nous faut revenir à la valeur économique d’un bien ou d’un service, qui a été rappelée précédemment, avec ses deux aspects de valeur d’usage et de valeur d’échange. On aura pu noter que les indicateurs de richesse, les indicateurs de développement durable, les indicateurs environnementaux fixent des objectifs à atteindre. Ils définissent les services ou les fonctions attendus d’une politique de développement, d’une politique environnementale, en d’autres mots, ils expriment l’utilité sociale ou la valeur d’usage sociale attendue d’une telle politique.
Rappelons qu’en fonction de la complexité des enjeux, pour que cette utilité sociale soit reconnue et acceptée, elle doit être le résultat de débats et de compromis. Mais l’utilité sociale d’un bien ou d’un service n’est pas encore sa valeur économique ; pour être sa valeur économique, elle doit être rapportée aux coûts de production, aux coûts de sa mise en œuvre et aux coûts de son usage. Concernant les émissions de carbone dans l’atmosphère, exemple traité dans le présent article, il nous faut passer de la valeur sociale du carbone évité à sa valeur économique sociale.
LA VALEUR TUTELAIRE DU CARBONE EST-ELLE UNE VALEUR ECCONOMIQUE SOCIALE DU CARBONE ?
Définition et historique de la notion de valeur tutélaire
Une valeur tutélaire est une valeur fixée par les pouvoirs publics ou mieux, le fruit d’un compromis entre plusieurs acteurs, organisé à l’initiative de ces mêmes pouvoirs publics. « Le qualificatif de tutélaire vient de ce que, en décidant de contrôler ou de financer certaines activités, les pouvoirs publics mettent en avant leur droit de tutelle sur les citoyens, au nom de l’intérêt général qu’ils sont censés représenter » (Clerc, 2009, p.43). Une valeur tutélaire est une valeur fixée à l’initiative du pouvoir politique pour faire prendre en compte et atteindre des objectifs relevant de l’action publique. La valeur tutélaire d’un bien ou d’un service est différente de la valeur de marché, qui résulte d’une confrontation entre une offre et une demande.
Une des premières démarches pour définir une valeur tutélaire en France est le rapport de Marcel Boiteux, intitulé Transports : pour un meilleur choix des investissements (1994). Réalisé à la demande du Commissariat au Plan, l’objectif fixé était la prise en compte de l’environnement et de la sécurité dans le choix des investissements de transport. Il s’agissait de construire un accord sur des phénomènes difficilement chiffrables : impacts du bruit du trafic sur la santé, effets nocifs de la pollution atmosphérique, vies humaines épargnées, temps gagné. Le travail a été réalisé à partir « d’études provenant des sciences médicales, physiques et sociales, toutes disciplines qui ont leurs méthodes propres et ont peu l’occasion de dialoguer » (Charpin, 2001, p.2). Le rapport Boiteux, qui est devenu une référence dans le domaine de l’évaluation, a été mis à jour et complété en 2001.
Une tentative pour fixer une valeur tutélaire du carbone en France
En 2008, à la demande du Premier Ministre, le Centre d’Analyse Stratégique[10], a mis en place une commission afin de proposer une valeur de référence du carbone à intégrer dans l’évaluation de choix d’investissement public. La commission, présidée par Alain Quinet, a réuni les principaux acteurs du « Grenelle de l’environnement » : des représentants des partenaires économiques et sociaux et des organisations environnementales, des représentants de différents ministères, des économistes de l’Université et du CNRS, etc.
« L’approche retenue est une approche type coût-efficacité, elle consiste à déterminer la trajectoire des valeurs du carbone qui permette d’atteindre les objectifs politiques européens. Les modèles permettent ensuite de calculer le profil de la valeur du carbone nécessaire pour respecter une enveloppe d’émission donnée. Les modèles sont contraints par des points de passage sur les émissions en 2020 et 2050, conformément aux objectifs européens » (Baumstark, 2001, p.83-93).
En 2008, la valeur de marché du carbone, qui résultait de la confrontation de l’offre et de la demande sur le marché des permis d’émission de gaz carbonique, tournait autour de 15€ par tonnes de CO2 en Europe. Le rapport de la commission a été amené à proposer pour 2008 une valeur tutélaire de la tonne de carbone à 32 €. Il a aussi proposé que cette valeur augmente dans le temps pour atteindre 100€ en 2030 et 200€ en 2050. Les valeurs du carbone recommandées restent entourées d’incertitude d’autant plus grande que l’horizon s’éloigne. C’est pourquoi la valeur 2050 est encadrée d’une fourchette 150-350€.
« Cette valeur, ainsi que la manière dont celle-ci doit évoluer dans le temps a été retenue après un long processus de discussions et de débats autour de nombreux aspects (coûts de réduction des émissions, niveau d’engagement des pays dans la réduction des émissions, politiques mises en œuvre, mise en place d’instruments de flexibilité, diversités souvent importantes des valeurs produites dans les études, etc.). Cette valeur de référence, qui était associée à un prix des hydrocarbures, ne résultait donc pas d’un modèle particulier mais d’un compromis essayant d’intégrer un ensemble d’arguments et de propositions défendus par des acteurs aux intérêts contradictoires » (Baumstark, 2001, p.83-93).
Une valeur tutélaire différente d’un prix de marché
Une valeur tutélaire du carbone est donc bien différente du prix de marché du carbone, et aussi des approches en termes de taxe du carbone ou de fiscalité du carbone.
Dans l’exemple rappelé de la tentative de définir une valeur tutélaire du carbone en France, on peut dire que la valeur proposée par la commission Quinet est une tentative pour définir la valeur économique sociale du carbone « non émis ». En effet cette valeur tutélaire du carbone, d’une part intègre à la fois les objectifs poursuivis, l’utilité sociale recherchée et les coûts de sa réalisation ; d’autre part « la valeur de référence a été le résultat d’un compromis essayant d’intégrer un ensemble d’arguments et de propositions défendus par des acteurs aux intérêts contradictoires ».
En rappelant que la valeur tutélaire du carbone en France fut le résultat d’un compromis qui a nécessité un long processus de discussions et de débats, on doit admettre que la valeur tutélaire du carbone ne peut se justifier qu’à l’échelle d’un Etat, de l’Union Européenne, ou pour un club de pays de niveaux de développement proches. Elle est une information essentielle « pour orienter et calibrer les subventions et garanties publiques aux investissements bas carbone. Ce serait aussi un signal pour les entreprises qui souhaitent intégrer un prix interne du carbone dans les évaluations financières de leur projet » (Espagne, 2015, p.4).
Dans sa contribution, Après la COP 21, mobiliser la finance pour la croissance soutenable, Michel Aglietta note que le paragraphe 109 de la Décision de la COP 21, « a reconnu une valeur économique, exprimable en unité monétaire, aux activités portées par des investissements vers la réduction des émissions de GES ». Il souligne que cette approche se distingue de la proposition des économistes de la pensée dominante qui consiste à rechercher la solution du manque d’investissement dans la réduction des émissions de GES, exclusivement dans un marché du carbone ou dans une fiscalité du carbone. « La valeur de référence, ou valeur sociale du carbone, s’insère dans le calcul des rendements prospectifs des projets d’investissement de long terme. Elle n’est pas un prix de marché. Elle ne doit pas être confondue avec une éventuelle tarification du carbone destinée à décourager les pollueurs (..). Par l’institution d’une valeur sociale du carbone élevée, la puissance publique européenne donnerait aux entrepreneurs porteurs de projet bas carbone, un signal sur la valeur que la société accorde aux réductions d’émission» (Aglietta, 2016, p.4).
Valeur économique sociale du carbone évité et financement de la transition énergétique
« Toute transition d’un système productif à un autre a historiquement nécessité une adaptation du système financier, lieu privilégie du lien entre présent et avenir des économies. Dans le cas de la transition vers une économie bas carbone, ce lien entre le présent et l’avenir ne peut être apporté que par un signal crédible de la puissance publique sur la valeur accordée aux réductions d’émission (..). Une réduction certifiée représente pour la société une valeur qu’il revient à l’Etat de rendre monnayable en garantissant sa valeur. Cette garantie engage certes davantage l’Etat que la création d’un marché de quotas ou d’une taxe carbone, mais il rend aussi l’horizon affiché bien plus crédible pour les acteurs économiques » (Espagne, 2015, p.4).
Une proposition intéressante d’Aglietta est de transformer les volumes de carbone évités en actifs financiers. Au niveau européen, par exemple, l’UE devrait « instituer une valeur sociale du carbone suffisante pour combler l’écart entre le rendement social d’investissements bas carbone et le rendement pour l’entreprise (..). Des agences indépendantes de certification délivreront des certificats-carbone aux entreprises de valeur proportionnelle aux volumes de carbone abattus. Les entreprises transmettront à leurs prêteurs ces certificats en remboursement de leurs prêts. La mobilisation de ces actifs financiers par les prêteurs requiert une titrisation organisée par les banques publiques de développement, créant soit des titres simples que les prêteurs pourront porter au refinancement de la banque centrale, soit des crédits structurés dont les tranches senior seront acquises par les investisseurs financiers responsables en manque d’actifs longs et sûrs » (Aglietta, 2016, p.2).
Tout en prônant aussi une création monétaire au niveau européen basée sur une valeur sociale du carbone, Etienne Espagne souligne le risque que la monnaie injectée via le rachat de certificats carbone soit immédiatement transformée en achat de biens et de services contraires à la transition énergétique ou en simple augmentation de la consommation. Il propose que soit expérimenté le financement de la transition énergétique dans les territoires à partir de la création de monnaies locales et complémentaires en partie fongibles. L’émission de nouvelles unités de monnaies locales serait faite en contrepartie de services environnementaux attendus de la réalisation de projets territoriaux de transition énergétique et dont la valeur bénéficierait d’une garantie publique. Une telle solution permettrait de mieux prendre en compte les besoins et les caractéristiques particulières de chaque territoire et de mobiliser les acteurs locaux dans le financement des projets de transition énergétique mais aussi dans la gouvernance des monnaies locales. (Espagne, 2015, p.6)
Il n’est pas inutile de souligner qu’ « aborder la question climatique au prisme de la monnaie et de la finance, en donnant au crédit un rôle central dans l’économie, implique de sortir du cadre de la pensée orthodoxe. Le courant néo-classique voit en effet dans la monnaie (et le secteur financier) un voile qui vient seulement ‘huiler’ les échanges » (Damian, 2015, p.89). Et c’est sans surprise « que l’on ne trouve trace de la moindre variable monétaire ou financière dans l’essentiel des modèles académiques tentant d’évaluer la forme la plus appropriée de politique climatique » (Espagne, 2015, p.72)
La valeur économique sociale du carbone à la recherche d’une reconnaissance
On a noté dans l’introduction que depuis l’adoption du protocole de Kyoto de nouvelles manières d’aborder les problèmes climatiques - qui remettent en cause les outils d’analyse de la théorie standard - sont peu à peu mises en œuvre au sein des sciences économiques (Damian, 2015, p.84). De par son processus d’élaboration, la valeur tutélaire du carbone, comme exemple de valeur économique sociale (et non plus de valeur sociale et économique) pourrait marquer une rupture dans l’évolution de la pensée économique.
Dans la valeur tutélaire du carbone - résultat à la fois d’une approche coût-efficacité et de la construction de compromis entre plusieurs acteurs - il est difficile de repérer les aspects de valeur d’usage et de valeur d’échange. Néanmoins, on peut dire que la valeur d’usage en tant que services attendus d’une émission de carbone évitée ne peut être qu’une utilité sociale (et non plus individuelle) qui sera pondérée en fonction du poids de négociation des différents acteurs représentés.
La valeur tutélaire du carbone est bien un exemple de valeur économique sociale du carbone, notamment si elle implique différents acteurs. Va-t-elle se diffuser et se généraliser ? D’autres formes de valeur économique sociale sont potentiellement possibles. Seules les expérimentations à venir et la pression des acteurs, face l’urgence de relever les défis climatiques et plus généralement environnementaux et sociaux (croissance des inégalités), permettront de répondre à ces interrogations.
CONCLUSION
De nombreux indices, tels que la diffusion de la notion d’utilité sociale ou les nombreux travaux sur les indicateurs de richesse, révèlent que la pensée économique est à la recherche d’une autre manière de formaliser ce qu’est la valeur économique et la richesse non plus pour des individus pris isolément mais pour des humains vivant en société. La notion de valeur sociale du carbone proposée par la COP 21 constitue une innovation pour la pensée économique dominante. La valeur tutélaire du carbone est surement une des formalisations les plus avancées de ce que pourrait être une valeur économique sociale. Cette proposition est renforcée par une autre innovation de la COP 21 qui a été souvent mis en avant par de nombreux auteurs : la mobilisation des acteurs de la société civile[11]. « La COP 21 a été conçue comme un processus élargi de discussions qui dépasse les acteurs traditionnels de la négociation onusienne. La Présidence française a parlé de « l'Alliance de Paris » pour qualifier cette mobilisation et inclusion d’acteurs de la société civile, en particulier les citoyens, les collectivités locales, mais aussi les entreprises et les institutions financières » (Espagne, 2016, p.2). Cette implication de la société civile et plus généralement la mobilisation citoyenne est, comme souligné précédemment, la condition pour que soit mise en œuvre une valeur tutélaire légitime et plus généralement une valeur économique sociale.
Il est néanmoins important de souligner que les réflexions et les travaux sur la valeur (économique) sociale, la valeur tutélaire, tout en constituant une innovation pour la pensée économique dominante, ne constituent pas encore une nouvelle théorie de la valeur économique sociale. Une telle théorie – qui serait fort utile pour permettre à nos sociétés de répondre à la croissance des défis écologiques et aux montées des inégalités - nécessitera un changement de paradigme important.
Dans le cadre de nos réflexions sur la valeur économique et la richesse, il est utile de se référer à la définition de paradigme proposée par Edgar Morin. Se démarquant de la définition de Kuhn, qu’il juge hésitante et incertaine, E. Morin définit un paradigme comme étant « un type de relation logique (inclusion, conjonction, disjonction, exclusion) entre un certain nombre de notions ou catégories maîtresses. Un paradigme privilégie certaines relations logiques au détriment d’autres, et c’est pour cela qu’un paradigme contrôle la logique du discours. Le paradigme est une façon de contrôler à la fois le logique et le sémantique» (Morin, 1990, p.147). En fonction des rappels faits précédemment, il nous apparaît qu’une théorie de la valeur (économique) sociale ne pourra s’imposer que si l’on part de l’hypothèse que la valeur économique, avec son double aspect de valeur d’usage et de valeur d’échange, sert à définir la nature de la richesse et à l’apprécier et, si possible, à la mesurer[12]. Ce qui est fort différent du paradigme de la pensée dominante qui affirme que la valeur sert uniquement à mesurer la richesse, sans proposer une définition de la nature de la richesse et que valeur et prix sont une seule et même réalité. Soulignons que dans le cadre d’une théorie de la valeur économique sociale, une société sera d’autant plus riche qu’elle aura, par exemple, réussit à diminuer ses émissions de gaz à effet de serre à moindre coûts et donc à limiter ses impacts sur les changements climatiques au plus grand bénéfice de ses générations futures.
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[2] Le qualificatif de néoclassique a été initialement utilisé pour désigner le courant de pensée qui a rompu avec l’analyse classique reposant sur la valeur travail.
[3] Cette idée a été développée dans mon ouvrage PERRIN, J. (2011)
[4] En France les dépenses en R-D des entreprises sont évaluées à 1% du PIB, tandis que leurs dépenses en publicité seraient de 0,8% du PIB environs. Ce dernier chiffre varie suivant les années et les dépenses publicitaires des entreprises ne seraient pas toutes prises en compte par les statistiques.
[5] Sondage réalisé en ligne par Viavoice pour le Medef. Echantillon de 1071 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La troisième réponse proposée était « le manque de sens de l’entreprise » (8%), autres réponses et sans réponse (17%), La Croix, 21 juin 2016.
[7] Il faut souligner que le néo-institutionnalisme américain est très différent du courant intitulé « nouvelle école institutionnelle » ou théorie des organisations qui s’est développé aux Etats unis et en Europe autour des travaux de Ronald Coase, de Douglass North, et Oliver Williamson et qui est très proche de l’école néo-classique.
[8] Pragmatisme vient du mot grec pragmata, acte, et peut être défini de manière suggestive comme une doctrine qui place la connaissance plus dans la perspective de l’action que dans la contemplation.
[9] Pour plus de détails concernant la théorie de la valeur sociale des institutionnalistes et néo-institutionnalistes, voir mon ouvrage (Perrin, 2017, p.53-70)
[10] Le Centre d’Analyse Stratégique est une institution d’expertise et d’aide à la décision auprès du Premier Ministre. Il avait été créé en 2006 pour remplacer le Conseil d’analyse économique et le Commissariat Général au Plan. Il a été remplacé en 2013 par France Stratégie.
[11] L’implication des acteurs de la société civile avait été préparée par une mobilisation citoyenne à travers la Coalition Climat 21, un rassemblement de 130 acteurs de la société civile (ONG, syndicats, associations, etc.) destiné à conduire le programme de mobilisation durant les quinze jours de la COP 21.
[12] Pour plus de détails sur cette manière de concevoir la valeur économique, voir mon dernier livre Perrin, 2017)