Les apports de la somato-psychopédagogie pour l’enseignement du yoga
La somato-psychopédagogie est une méthode qui a pour ambition de nous aider à mettre notre corps et notre pensée au diapason l’un de l’autre[1]. Cette méthode a été initiée par un kinésithérapeute ostéopathe[2], Danis Bois, dans les années 80, et pour mettre au point et développer sa méthode, il a travaillé avec une équipe de praticiens-chercheurs venant de multiples horizons. Le premier congrès international de la Méthode Danis Bois a réuni à Paris, en mai 2000, des kinésithérapeutes, des ostéopathes, des médecins, des psychologues, des psychomotriciens, des chercheurs en neurosciences, en sciences cognitives, en informatique[3]. Aujourd’hui, Danis Bois est chercheur en Sciences de l’éducation à l’Université de Séville et Professeur à l’Université Moderne de Lisbonne où il dirige le Département « Psychopédagogie et Sciences de la Santé » ; il dirige également, dans cette même université, le Centre d’Etudes et de Recherches Appliquées en Psychopédagogie perceptive (CERAP)[4]. Soulignons que la somato-psychopédagogie entretient des coopérations avec d'autres disciplines (méthode Feldenkreis, méthode du focusing de Gendling) qui mettent le corps au cœur de leurs pratiques. Notons aussi que de nombreux praticiens de la méthode Mezière se sont formés à la méthode de Danis Bois.
Le terme de yoga désigne, en sanskrit, un état d’unité entre le soi individuel et le Soi cosmique, ou conscience pure. Il désigne aussi les méthodes pour atteindre cet objectif et notamment les postures (asana) dynamiques et statiques et les respirations (pranayama) qui ont pour but de nous aider à reconstruire l’unité entre notre corps et notre mental, à reconstruire un soi comme unité corps/mental. Le yoga en tant que démarche de construction de l’unité de soi, et de soi et avec le cosmos, est inscrit en chacun des êtres humains[5], et on peut retrouver des traces d’une telle démarche dans toutes les civilisations. Pour différentes raisons, notamment la priorité donnée à la rationalisation, l’ambition de devenir comme maître et possesseur de la nature, nos sociétés dites "modernes" ont abandonné et perdu leurs propres pratiques de yoga. Grâce à l’Inde qui a su transmettre et formaliser, il y a plus de trois milles ans, le hata-yoga, un ensemble de postures et d'exercices de respiration, il nous est possible, aujourd’hui, d’accéder à cette pratique du yoga. Il est important pour les enseignants de yoga de savoir que des thérapeutes scientifiques développent aujourd’hui des méthodes qui sur le plan des pratiques mais aussi des fondements sont proches de celles du hata-yoga indien ; mais aussi du yoga égyptien ou du yoga chinois redécouverts et re-formalisés par le yogi Babacar Khane. Des approches scientifiques, telles que celle de la somato-psychopédagogie, peuvent permettre aux enseignants de yoga de mieux relier leur enseignement à la culture scientifique de notre époque et de tisser des liens avec les chercheurs thérapeutes qui sont convaincus des limites des approches thérapeutiques qui séparent les aspects physiologiques et psychiques.
1. Définition et objectif de la somato-psychopédagogie
1.1 Qu’est ce que la somato-psychopédagogie
L’appellation de somato-psychopédgogie vise à résumer les fondements de la méthode[6] :
-« somato, désigne le corps, parce que cette approche nous apprend à ressentir notre corps plus finement ;
-somato-psycho indique que cette méthode sollicite le lien entre le corps et le psychisme ; elle sollicite ce lien dans les deux sens : d’une part, en nous invitant à nourrir notre réflexion d’informations venant du corps, d’autre part, en nous apprenant à reconnaître et à prendre en compte les effets de la pensée sur le corps ;
-somato-psychopédagogie, enfin, désigne le fait qu’il s’agit d’une pédagogie, c'est-à-dire d’une méthode qui nous invite à apprendre ».
« La somato-psychopédagogie est donc une discipline qui étudie par quels moyens on peut apprendre et grandir en conscience à partir d’un vécu corporel plus riche et plus ressenti »[7]. Son objectif est la transformation « des rapports que nous entretenons avec les évènements, les situations, les choses et les êtres (…) quelle que soit la forme de cette relation : relation par l’un ces cinq sens (je regarde, j’écoute, je touche, …), ou relation plus affective (j’aime ou j’aime pas, je suis impliqué, je subis, …). Etre en rapport englobe deux autres aspects : d’une part le fait que toute relation peut être vécue depuis la matière corporelle, mais aussi ressentir en soi les effets de cette relation»[8].
C’est une discipline qui part du corps et qui conduit à une nouvelle représentation du corps à une nouvelle manière d’être : « Accueillir toute chose avec notre corps, en mettant corps et pensée en diapason l’un de l’autre peut devenir une véritable manière d’être. Le corps n’est alors plus seulement un organisme, un espace biologique, une machine ou un ustensile au service de notre volonté et de notre plaisir ; il devient beaucoup plus que cela : le pivot de notre relation au monde intérieure et extérieur, qu’il reflète et auquel il répond, nous donnant de précieuses informations face aux difficultés que nous rencontrons »[9]
Dans l’approche somato-psychopédagogique, ce qui est soignant ce n’est pas le dimension psychologique, mais la dimension pédagogique : « car, à travers cette dernière, la personne se découvre, se ressent et acquiert une nouvelle façon de percevoir et de penser sa problématique. Il s’agit de réfléchir ou, plus précisément, d’apprendre à réfléchir autour de nouvelles expériences »[10].
1.2 Perception du corps en mouvement et sentiment de soi
Dans son ouvrage Le moi renouvelé, dans lequel il précise les fondements théoriques de sa méthode, Danis Bois part du constat que « la vie actuelle privilégie la vitesse, la performance et le rendement. L’homme est plongé dans un univers où il se plaint de trouver de moins en moins sa place. Son attention est constamment tournée vers les événements extérieurs, ses intérêts sont orientés vers la réussite sociale, professionnelle, familiale ». Si dans ce contexte, le thérapeute propose au patient d’essayer de « se retourner vers la vie qui est dans son corps » ; ce dernier sera probablement déconcerté. Et pourtant, comme le fait remarquer Danis Bois, dans notre société le corps est présent partout, par la publicité, au cinéma .Mais il est valorisé dans son seul aspect d’apparence, il doit être beau et jeune. « Le rapport au corps prend ainsi un sens restreint, limité à sa seule dimension sociale et d’apparence. Il y a un curieux paradoxe à voir les gens se débattre pour conserver un corps attirant, tout en apparence, et se désintéresser de ce qui ne se voit pas de l’extérieur ». Et Danis Bois de citer, le philosophe J-C Guillebaud « contrairement à ce qu’on pourrait penser le corps est moins sacralisé par les temps qui courent que discrètement congédié au profit de son image »[11].
Cet éloignement du corps ne facilite pas l’accès à sa dimension sensible et au rôle que joue le corps dans la construction de la conscience de soi. Reprenant les travaux notamment de psychologues tels que Jean Piaget, de biologistes tel que Francisco Varela, Danis Bois dans son ouvrage Le moi renouvelé centre son analyse sur la perception du corps à partir du mouvement du corps (perception kinesthésique) : « Dès la prime enfance, la motricité contribue activement à la construction de la représentation de soi, d’autrui, de l’environnement, au processus des acquisitions cognitives ainsi qu’à l’instauration de la relation avec autrui. C’est à travers le mouvement que l’enfant expérimente ses premiers échanges, fonde ses émotions et construit ses propres repères. Même à l’âge adulte, sans mouvement, toutes les formes de communication, l’écriture, la verbalisation, le langage corporel ne seraient pas possibles. Le mouvement participe ainsi pleinement à l’expression de soi. (..).La faculté de faire du mouvement et d’en avoir la conscience, est une espèce de sixième sens, et le seul qui nous fasse sentir le rapport qui existe entre notre moi et les objets extérieurs »[12]. La perception du corps en relation avec le mouvement physique permet de rompre le cercle infernal d’un corps considéré comme une machine, et d’un mouvement vu dans sa seule fonction utilitaire.
2. La perception du corps à partir du mouvement
L’approche thérapeutique de la somato-pyschopédagogie privilégie donc la perception liée au mouvement, perception qui est très différente, rappelons le, de la perception liée aux cinq sens habituels : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ; « Ceux-ci servent essentiellement à prélever des informations sur le monde extérieur. Le mouvement, quant à lui, est un sens dédié à se percevoir soi-même, à se sentir exister, à se situer dans l’espace »[13].
La méthode mise au point par Danis Bois (MDB), comprend deux types de travail corporel : d’une part, un travail manuel exécuté par un thérapeute, dont l’objectif est de dynamiser dans la matière corps "un mouvement interne" invisible à l’œil nu ; d’autre part un travail gestuel (appelé gymnastique sensorielle), qui vise à développer des mouvements inexplorés et/ou inutilisés. « Ces deux approches reposent sur un même principe fondamental : la volonté de faire travailler à partir du mouvement du corps, sur des paramètres se situant hors de la conscience d’une personne non entraînée. La méthode Danis Bois consiste à inviter la personne à développer son observation d’elle-même, de ses réactions corporelles et de ses pensées »[14]. Avant de présenter ces deux approches, précisons ce qu’est le "mouvement interne" pour la somato-psychopédagogie.
2.1 "Le mouvement interne"
On doit à l’ostéopathie la découverte du rôle des fascias dans la santé et du mouvement interne. Le fascia est un tissu omniprésent dans le corps et qui recouvre tous les muscles, les os et tous les organes (le péritoine qui entoure les viscères, le péricarde qui entoure le cœur, la plèvre qui entoure les poumons, .. ;.). Le fascia est partout et tous les fascias sont reliés les uns aux autres[15]. Si on enlevait toutes les parties du corps à l’exception des fascias, la morphologie du corps ne serait pas grandement affectée. « Quand le fascia subit une contrainte, il réagit et se rétracte d’une façon subtile, mais suffisamment pour être la cause d’un emprisonnement vasculaire fonctionnel qui peut avoir une incidence sur l’apport nourricier »[16]. En posant leurs mains sur le fascia les ostéopathes captent une dynamique, un mouvement interne qui n’est pas visible.
C’est à partir de sa pratique d’ostéopathe, que Danis Bois a proposé sa notion de "mouvement interne". Mais "le mouvement interne" de la somato-psychopédagogie est différent du mouvement interne des ostéopathes : il est plus lent (deux cycles par minute, au lieu de huit à quatorze fois par minute), il existe dans les fascias mais aussi dans toute matière (les os), il prend en compte la dimension psychologique de la personne.
Dans son livre La somato-psychologie, Eve Berger, pyschomotricienne et enseignant la somato-psychopédagogie propose une définition du mouvement interne : « Par mouvement interne, D. Bois désigne une mouvance bien particulière des différents organes de notre corps (os, muscles, articulations, viscères,…) beaucoup plus lente que le mouvement interne des ostéopathes (deux cycles par minute). Cette mouvance invisible de l’extérieur existe quelle que soit notre activité. Elle ne se perçoit pas spontanément, il faut des conditions favorables, et notamment un certain degré d’attention, pour la ressentir»[17].
Dans son ouvrage, Eve Berger décrit d’une manière intéressante les ressentis du mouvement interne, qui rappelle étrangement les ressentis au sein d’une pratique de hata-yoga :
« Les personnes décrivent cette sensation (du "mouvement interne") de différentes manières : analogies avec des vagues qui animent leur intériorité, impression de grandir ou de bouger de l’intérieur, sensations de déplacements internes lents et rythmiques dans une direction donnée ou dans plusieurs à la fois »[18].
«On a l’impression de s’étaler à l’intérieur de soi, comme si l’on prenait enfin toute sa place. Le corps est envahi d’une douce chaleur, qui vient d’une diffusion facilitée du sang. L’ensemble est source d’un bien être souvent intense, d’une saveur particulière que certains décrivent comme un état d’amour qui serait tourné vers soi-même, vers la vie, vers sa vie. »[19].
« La lenteur du mouvement interne offre la sensation d’avoir le temps, du temps en soi, du temps pour soi. La lenteur du mouvement interne est, de manière surprenante, indépendante de l’âge, du sexe, de la situation. C’est au contact de cette lenteur caractéristique que l’on ressent le plus profondément comme étant soi » ;[20]
« Le mouvement interne animant toutes les parties du corps en même temps, ces dernières se trouvent comme rassemblés dans une même unité de sensation ; on se sent global, entier, uni, réunifié de l’intérieur»[21].
2.2 L’accompagnement manuel
« Par un ensemble de pressions douces et de mobilisations tissulaires variées, le somato-psychopédagogue établit d’abord un « bilan de santé » du mouvement interne du corps. Ce bilan permet de repérer les zones de tension, qui correspondent souvent aux zones douloureuses ou non conscientes pour la personne. Il ne s’agit ni d’un massage, les mains ne glissent pas sur la peau, et d’ailleurs la personne reste habillée, ni d’une imposition des mains comme dans certaines techniques orientales où les mains restent immobiles et transmettent une énergie. Ensuite, le somato-psychopédagogue rétablit une mouvance homogène et cohérente dans l’ensemble des zones du corps. La personne ressent alors un état d’unité et de globalité, une augmentation de vitalité, ainsi qu’une conscience d’elle-même plus riche »[22].
2.3 La gymnastique sensorielle
« La gymnastique sensorielle est un ensemble d’enchaînements de mouvements gestuels conçus pour permettre de se mettre en action en restant relié à la conscience de soi qui se dégage de l’intériorité corporelle. Les mouvements chorégraphiés sont des mouvements physiologiques, simples mais inhabituels. Effectués dans une lenteur relâchée, ils sollicitent la personne dans sa globalité physique et psychique, favorisant le développement d’une présence à soi inédite et enrichissante. En modifiant le rapport perceptif à ses gestes, la personne les réinvestit et découvre de nouvelles possibilités d’action et d’expression. Cette pédagogie du mouvement peut être proposée en séances individuelles ou en groupe »[23].
Pour rendre conscient ce qui est inconscient dans le corps, la gymnastique sensorielle propose des mouvements gestuels très simples qui ont pour objectif de faire percevoir différents aspects initiés ou liés aux mouvements[24] :
- La lenteur du mouvement (le geste lent comme condition première pour développer la perception du corps)
- Le déroulement du trajet,
- La relation de globalité des différents segments au cours du mouvement
- Les mouvements linéaires associés aux mouvements circulaires
- Les séquences du mouvement
- Les orientations du mouvement
- Les amplitudes du mouvement
- La symétrie sensorielle
- Les différentes vitesses entre les différents segments au cours du mouvement
- Les mouvements dissociés
- L’évolutivité du mouvement
- La résonance du mouvement[25]
Le geste lent est la condition première pour développer la perception du corps. « Le geste lent oblige à mobiliser une attention très présente. A travers cette tâche, la personne ne peut se contenter de mouvoir son corps dans l’espace en gardant une distance avec son propre geste, comme elle le fait habituellement. Avec le mouvement lent la distance que le patient a installée avec lui-même diminue, laissant la place au sentiment d’être acteur de son geste. Si la personne est capable d’être consciente des phénomènes immédiats qui apparaissent pendant le mouvement, elle sera capable d’être consciente des phénomènes qui apparaissent dans sa vie quotidienne »[26].
La gymnastique sensorielle se pratique en position allongée, assise ou debout. On retrouve, par exemple, en position assise avec les mains posée sur les genoux, la série dorsale en phase dynamique (flexion vers l’avant , extension arrière, flexion latérale, torsion) proposée par le yogi Babacar Khane) . En posture debout, le corps est considéré comme étant composés de quatre « mobiles » majeurs : un grand mobile médian (comprenant le tronc, le bassin et les membres inférieurs), deux mobiles latéraux, représentés par les membres supérieurs et un mobile céphalique constitué par la région cervicale et la tête. L’animation des quatre mobiles du corps est un principe de base de l’accès à la sensorialité et à la globalité[27]. En posture debout on retrouve des mouvements de transversalité du corps, des fentes avant et arrière, d’enroulement de la colonne vertébrale, des mouvements sur les articulations des cervicales.
Après avoir fait découvrir en position couchée, assise et débout, les grands principes de la gymnastique sensorielle, le praticien oriente son enseignement sur le "Mouvement codifié", un enchaînement de séquences de mouvements. Ces séquences ont pour nom : la fleur, le respiration, l’envol, l’interlude, la vague, la grande roue, les impulsions, le mouvement du cœur, les points cardinaux, le sirtaki, le tour complet, les pas en arrière, le crépuscule, le guerrier pacifique. « Un des enjeux du "Mouvement codifié" est de développer la sensorialité du geste. (…). La connaissance du mouvement amène l’élève pas à pas, degré après degré, à allier le plaisir de bouger à la connaissance de soi et à une plus grande vitalité »[28]. Certaines des séquences du Mouvement codifié rappellent étrangement les enchaînement du Taï chi, qui est la forme de Qi Gong interne la plus connue et pratiquée tant en Chine que dans le monde entier. Notons que la gymnastique corporelle et plus généralement la somato-psychopédagogie ne fait aucune référence à cette pratique corporelle chinoise.
2.4 La gymnastique sensorielle et les postures de yoga (asana)
Il y a des similitudes entre la gymnastique sensorielle et les postures de yoga : utilisation du mouvement du corps pour mieux habiter et faire ressentir son corps, pour créer une symbiose entre le corps et le mental. La lenteur du mouvement est aussi une caractéristique commune importante.
Si dans le yoga on retrouve des enchaînements de mouvements tels que la salutation au soleil, la pratique corporelle s’inscrit principalement dans des postures statiques. Dans le yoga, le ressenti corporel s’exerce principalement dans la tenue d’une posture et dans la progression du "lâcher prise" apporté par une respiration adéquate et une plus grande diffusion du mental dans le corps. Certaines postures de yoga nécessitent un engagement physique et toute la subtilité est de trouver un équilibre entre l'agir et le non-agir[29]. Dans le yoga, la conscience de soi et la relation de soi avec le soi cosmique, naissent de l'état d'équilibre entre les deux gunas (qualités constitutives de toute substance) : rajas (activité, dynamisme) et tamas (l'inertie) vécues dans la posture et cet état d'équilibre permet de faire l'expérience du troisième guna : sattva (luminosité). « Le but des asanas est de maîtriser rajas (l'agitation) et tamas (l'inertie) et d'accroître la proportion du guna sattva dans le corps »[30].
Soulignons que dans les deux types de pratique corporelle, ce qui est visée est l’introspection sensorielle qui est « une invitation à se mettre à l’écoute de son intériorité corporelle. Dans ce rendez-vous calme, serein, profond et intense, on apprend à écouter le silence et à aller à la rencontre de la présence mouvante et émouvante qui nous habite. Au fur et à mesure du déroulement de l’introspection, la perception grandissante du mouvement interne amène un sentiment d’existence plus fort, qui ancre un état de solidité et d’équilibre, indépendant des situations et des événements extérieurs »[31]. Soulignons que la somato-psychopédagogie associe aux pratiques corporelles « un temps d’échange verbal, dont l’enjeu est d’aider la personne à décrire et explorer son expérience du corps sensible. La mise en mots de l’expérience aide à prendre conscience des perceptions vécues, à les reconnaître et à en faire ressortir les significations profondes »[32].
2.5 Introspection sensorielle et méditation
Dans la comparaison entre la démarche de somato-psychopédagogie et celle du yoga, il est intéressant de reprendre « le protocole de l’introspection sensorielle, pour entrer en contact avec la force interne et s’y maintenir » tel qu’il a été décrit par Eve Berger[33] :
- Habiter sa posture ( ajuster dans le sens d’un meilleur confort perceptif, attention sur les différents appuis du corps sur le sol).
- Écouter le silence, (perception de l’épaisseur de l’air autour de soi, on écoute avec les oreilles et avec tout le corps,).
- Observer la luminosité (laisser la lumière extérieure s’infiltrer en nous)
« Silence et luminosité, s’animant ensemble, deviennent mouvement interne et constituent peu à peu une présence mouvante et émouvante qui nous habite et nous enveloppe à la fois. Quand le mouvement interne s’anime, il semble s’occuper de nous avec une intelligence et un ordre spontanés, reconnaissant les zones denses pour les malléabiliser, allant distribuer de la conscience dans les zones d’ombre, mettant dans le corps de l’unité, de la globalité, de l’apaisement, de la saveur. Au fur et à mesure du déroulement de l’introspection, la perception grandissante du mouvement interne amène un sentiment d’existence plus fort, qui ancre un état de solidité et d’équilibre indépendant des situations et événements extérieurs»[34].
Peut-on trouver une meilleur définition et description de la méditation et plus généralement du yoga de Patanjali en tant que « cessation des fluctuations du mental » ?
3 Aux sources philosophiques et spirituelles de la somato-psychopédagogie
3.1 La perception du corps vécu et la phénoménologie
Dans l’introduction de son ouvrage Le moi renouvelé, Danis Bois rappelle qu’une de ses premières expériences en tant qu’ostéopathe fut la découverte que le mouvement interne dans le corps n’était pas seulement une force de régulation organique, mais était également une force de régulation des schèmes psychiques et comportementaux. Découvrant que le corps n’était pas seulement un ensemble articulaire, mais aussi un corps vivant, sensible et éprouvé (ressentir en même temps son expérience et les effets de cette expérience dans son corps), il fut amené à se demander « s’il n’y avait pas un lien entre cet éprouvé et le plus grand que soi, dont parle parfois la philosophie »[35]. Dans cette recherche du sensible de l’Etre, il prit connaissance de l’ouvrage Sentiment d’existence de Maine de Biran (1766-1824) considéré comme l’un des précurseurs de la phénoménologie. Il s’intéressa alors à ce courant philosophique créé par Husserl et développé notamment par Heidegger, Merleau-Ponty. La phénoménologie a pour ambition de développer une nouvelle vision de l’être en s’appuyant sur l’étude approfondie de la perception du monde vécu, de la conscience, du corps vécu. Et Danis Bois de citer Merleau-Ponty « Je suis mon corps, et réciproquement, mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total »[36]
3.2 Le mouvement interne et la notion de "potentialité" des psychologues humanistes
Pour essayer de préciser sa notion de "mouvement interne", Danis Bois s’est inspiré des travaux de psychologues américains (Allport, Godstein, Fromm, Rogers, Maslow,.. ;) appartenant au courant dit de la psychologie existentialiste ou humaniste, il a repris notamment la notion de "potentialité". Les psychologues de ce courant « affirmaient la priorité de l’expérience sur les concepts et les abstractions et il se posaient la question de savoir ce qui fait l’essentiel de l’homme au point que, s’il n’avait pas cela il ne serait pas un homme, ce qu’ils appelaient donc la potentialité »[37]. Essayant de synthétiser les définitions de "potentialités" proposées par différents psychologues humanistes, Danis Bois fait apparaître la notion de force interne de vie, de « force intérieure » à chaque individu. Cette force intérieure est « marquée par son caractère mouvant, changeant, sensible » : elle est « antérieure aux idées de bien et de mal et s’enracine dans le soi profond ». Et pour préciser cette notion de force intérieure, Danis Bois cite Carl Roger « Un même principe de vie anime l’individu et l’univers, y créant le mouvement, selon un processus directionnel qui lui est propre ». Pour Danis Bois, « certains propos de Carl Rogers suggèrent fortement qu’il avait l’intuition d’une potentialité incarnée dans le corps, proche de la notion de mouvement interne »[38].
S’étant inspiré de la notion de "potentialité" des psychologues humanistes et du "principe de vie animant l’individu et l’univers" proposé par Carl Rogers, Danis Bois complète sa définition du mouvement interne en empruntant à Sri Aurobindo la notion de "supra-conscience". « Pour ma part, j’aborde la notion de mouvement interne comme étant une animation de la profondeur de la matière portant en elle une supra conscience et constituant un nouveau mode de connaissance »[39]
C’est en définitif sa notion du Moi renouvelé qui synthétise toutes les étapes de la recherche de Danis Bois sur le mouvement interne. L’esquisse mouvante d’un moi renouvelé se manifeste quand les quatre conditions suivantes sont réunies chez la personne :
- Que son corps soit habité par le mouvement interne
- Que sa conscience soit éveillée activement à percevoir ce mouvement interne
- Qu’elle ait accès à l’éprouvé issu du mouvement interne
- Qu’elle accompagne le processus actif de transformation véhiculé par le mouvement interne[40].
3.3 L’homme souffre parce qu’il se sent inconsciemment éloigné d’une totalité
La notion du Moi est difficile à définir, et Danis Bois a été amené à différencier :
- Le Moi matériel (tout ce qu'un homme peut appeler sien : son corps, ses vêtements, sa maison, tous les objets qui lui procurent des émotions)
- Le Moi social (différentes identités que l'individu s'attribue ou qu'elle obtient de son milieu, les rôles professionnels par exemple.)
- Le Moi psychologique (concerne divers degrés d'intériorité et est assimilé souvent à la pensée, la vie affective)
- Le Moi spirituel, pour traduire l'aspiration de l'homme à inscrire sa vie dans une trajectoire de sens
Par rapport à cette aspiration de l'homme à inscrire sa vie dans une trajectoire de sens, Danis Bois a été influencé par les travaux de la psychiatrie phénoménologique et notamment ceux E. Minkowski (1885-1972), un des pères fondateurs de cette discipline. Pour Minkowski, l’homme souffre parce qu’il se sent inconsciemment éloigné d’une totalité, qu’il s’agisse d’une totalité dans son corps, dans sa personne, dans le monde des humains, ou dans l’univers même[41].
En guise de conclusion et en relation avec la cause de la souffrance repérée par Minkowski, il est éclairant de rappeler l'enseignement des Yogas Sutras de Patanjali. Pour l'auteur de cet ouvrage, écrit deux ou quatre siècles avant Jésus-Christ et qui codifie une pratique traditionnelle du yoga, la première cause de la souffrance est l'ignorance de la réalité, c'est prendre l'impermanent pour le permanent, c'est s'identifier avec son moi matériel, son moi social et son moi psychologique pour reprendre une différenciation proposée par Danis Bois.
[1] Eve Berger La somato-psychopédagogie, ou comment se former à l’intelligence du corps, Editions Point d'appui, 2006, p..13
[2] Rappelons que l'approche des ostéopathes a joué un rôle important dans l'élaboration par le docteur Thierry Janssen de sa "nouvelle médecine du corps et de l'esprit". Voir Pratique du Yoga, n°123 et 124
[3] Danis Bois, Thérapie et mouvement, 1er Congrès international Méthode Danis Bois, Editions Point d’appui,.
Le deuxième congrès international a eu lieu à Bruxelles en 2005 sur le thème « Stress, douleur et souffrance », et le troisième à Athènes en mai 2007 sur le thème « Vers l’accomplissement de l’être humain »
[4] Le site informatique du CERAP (www.cerap.org) donne accès à une news letter « Réciprocités » téléchargeable et qui donne des informations sur la discipline de la somato-psychopédagogie ; voir aussi le site officiel de la somato-psychopédagogie : www. somato-psychopédagogie.com
[5] Perrin J. Le yoga est inscrit à l’intérieur du corps de tout être humain, quelque soit son appartenance à un groupe social ou à une culture donné. Pratique du Yoga, Avril-juin 2006, n°120 pp.14-22
[6] Berger E. op cit p. 12
[7] Berger E. op cit p. 12
[8] Bois Danis, Le moi renouvelé, introduction à la somato-psychologie, Editions point d’appui, 2006, p. 131
[9] Berger E. op cit p. 13
[10] Bois D. op cit. p. 240
[11] Bois D. op cit. p. 179
[12] Bois D. op cit. p. 80
[13] Bois D. op cit. p. 125
[14] Noël Agnes, La Gymnastique sensorielle, selon la méthode Danis Bois, Editions point d’appui,
[15] Les fascias nous permettent de nous construire une autre représentation du corps et de mieux comprendre la notion de tensigrité proposée par le Dr. Thierry Janssen dans son ouvrage La solution intérieure, voir article de Perrin J. Le yoga et la mise en oeuvre d’une nouvelle médecine du corps et de l’esprit, Pratique du yoga, N°124
[16] Bois D. op. cit. p.67
[17] Berger op. cit p. 29
[18] Berger op. cit p. 29
[19] Berger op. cit p. 32
[20] Berger op. cit p. 34
[21] Berger op. cit p. 33
[22] site officiel de somato-psychopédagogie : www. somato-psychopédagogie.com
[23] site officiel de somato-psychopédagogie : www. somato-psychopédagogie.com
[24] Noël A. op. cit. p.12
[25] Résonance du mouvement : « la façon dont la personne qui bouge est touchée, concernée par son propre mouvement » Bois D. op. cit. p. 87
[26] Bois D. op. cit. p.186
[27] Noël A. op. cit. p.56
[28] Noël A. op. cit. p.133
[29] Après la lecture du présent article par Hélène Bourthis, collaboratrice de Danis Bois, il est utile d'apporter les précisions suivantes proposées par Hélène Bourthis : « Dans la gymnastique sensorielle, nous veillons à ce que la personne utilise toujours une respiration naturelle, car le contrôle volontaire de la respiration influence négativement la perception du mouvement interne. La durée de la posture est régulée en fonction de la perception de la demande du corps et qui s'exprime sous la forme d'un tonus qui croit puis décroît. C’est au moment où la tension décroit que la personne quitte la posture, se remet en mouvement pour aller adopter une autre posture » (e-mail du 20/09/07).
[30] Tara Michaël, Hatha-yoga pradipika. Fayard, 1974, p. 94
[31] site officiel de somato-psychopédagogie : www. somato-psychopédagogie.com
[32] site officiel de somato-psychopédagogie : www. somato-psychopédagogie.com
[33] Berger E. op ; cit. p. 82
[34] Berger E. op ; cit. p. 85
[35] Bois D. op. cit. p.18
[36] Merleau Ponty, La phénoménologie de la perception, Gallimard 1965
[37] Bois D. op. cit. p.32
[38] Bois D. op. cit. p.32
[39] Bois D. op. cit. p.39
[40] Bois D. op. cit. p.44
[41] Bois D. op. cit. p.20