Les représentations de l’univers, du corps et de la conscience selon la pensée occidentale et selon le yoga
Les pratiquants et adeptes du yoga qui appartiennent à la culture occidentale découvrent et expérimentent que la représentation du corps et de la conscience comme deux entités séparées, qui est la représentation dominante dans cet univers culturel, est une approche très réductrice . En effet, la pratique du yoga permet de ressentir les bienfaits d’un corps mieux habité par la conscience et d’apprécier le calme du mental, de la conscience mieux reliée au corps. En vivant plus consciemment les aspects physiques, énergétiques et psychiques de l’unité corps/conscience, le pratiquant du yoga est à même de mieux comprendre sa relation au cosmos et par là de découvrir sa vraie nature.
Certains travaux récents en sciences cognitives et en neurosciences soulignent le rôle fondamental des représentations mentales dans la manière dont nous construisons nos processus de pensée, mais aussi dans la manière dont nous agissons, dont nous nous comportons et plus généralement dans la manière dont nous essayons de comprendre et de rendre compte de notre place dans l’univers. Les représentations mentales sont principalement des représentations sociales, c’est à dire qu’elles sont produites au sein d’une culture ou d’une civilisation donnée. Au sein d’une culture donnée, chaque individu élabore des représentations en fonction de son appartenance à différents groupes sociaux mais aussi en fonction de son histoire personnelle. Une des fonctions importantes des représentations est de permettre la domestication de l’étrange. «Les représentations jouent un rôle actif dans l’histoire et la société. Préparant et orientant l’action, elles sont un produit de l’histoire mais elles participent aussi à cette histoire »[1]. Il nous faut savoir que les représentations sociales sont stables dans le temps, elles ne changent que très lentement.
1 L’importance des représentations mentales, les apports des sciences cognitives et des neurosciences :
Les sciences cognitives ont pour objectif de rendre compte de la manière dont nous connaissons. Leur objet est la cognition et d’une manière plus générale nos processus de pensée. En langage scientifique, on ne parle pas de « pensée » mais de « cognition ». Les sciences cognitives couvrent des domaines très variés tels que la perception, la mémoire, l’apprentissage, le langage, le raisonnement, la conscience, … Les sciences cognitives mobilisent plusieurs disciplines : la psychologie cognitive, l’anthropologie, la philosophie de l’esprit, la linguistique, l’intelligence artificielle, et les neurosciences. Les neurosciences rassemblent, sous cette étiquette, l’ensemble des disciplines (neurophysiologie, neuropsychiatrie, neurobiologie, etc.) qui prennent comme objet d’étude le système nerveux central, son anatomie, sa physiologie et son fonctionnement dans des activités mentales particulières (le langage, la mémoire, la vision par exemple).
1.1 Pense-t-on par des mots ou par des images ?
Les signes et plus généralement les représentations mentales sont au cœur des processus de production de la pensée. Dans un dossier de la revue Sciences Humaines consacré aux représentations mentales, Jean-François Dortier, rédacteur en chef de cette revue, rappelait qu’une controverse importante oppose les chercheurs en sciences cognitives pour savoir sous quelle forme les représentations mentales prennent elles dans le cerveau : celles d’images ou celles d’un assemblage de symboles ? Pense-t-on par images ou par des mots ou des concepts ? Les philosophes ont longtemps affirmé que c'est le langage qui fait la pensée : sans mot pas de concept et pas d'idée claire.
La pensée comme manipulation de concepts resta longtemps la thèse dominante jusqu’aux années 1980. Pour les défenseurs de ce courant, nos connaissances seraient stockées sous forme de symboles, de concepts, liés entre eux par des règles logiques. Dans son livre The language of thought (1975), le philosophe Jerry Fodor présente un modèle de la pensée qui s’inspire largement de l’analogie avec le fonctionnement de l’ordinateur. La pensée serait au cerveau ce que le logiciel informatique est à la machine : les opérations de l’esprit seraient des opérations logico-mathématiques (computations) sur des symboles. Et penser, c’est manipuler des symboles. Le modèle de l’esprit de Fodor a servi et sert encore de références pour de nombreux auteurs.
Dans un article intitulé Pense-t-on en mot ou en image ?, de la revue Sciences Humaines , le psychologue Achille Weinberg[2] rappelle que de nombreuses expériences de la vie quotidienne mais aussi de la vie scientifique invitent à penser qu'une grande partie de notre monde mental passe par les images plutôt que par les mots. Pour renforcer son hypothèse, il avance l’idée qu’il existerait une pensée sans langage. Dans le champs des neurosciences, des exemples de pensée sans langage sont fournis par le témoignage des aphasiques. L’aphasique est un patient atteint d’une lésion cérébrale et qui a perdu, momentanément ou durablement l’usage du langage. Certains aphasiques temporaires ont pu raconter comment ils pensaient sans langage.
Dans son article, A. Weinberg nous rappelle que d’éminents scientifiques tels qu’Albert Einstein, par exemple, pensait en images. « Ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles. Il s’imagine assis sur un rayon lumineux, projeté ainsi à la même vitesse que la lumière, et se demande s’il pourrait se voir dans un miroir placé devant lui ». Pour confirmer cette approche, Einstein a écrit : « les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (…) Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel »[3]. Et il rajoutait que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée venaient après « laborieusement ».
Sthephen Kosslyn, chercheur en neuro-sciences, à Harvard et pionnier de l’imagerie cérébrale, a mis au point plusieurs expériences destinées à montrer que la plupart de nos pensées et représentations prennent la forme de petites images intérieures. Ces expériences et d’autres menées grâce aux techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle révèlent que lorsqu’on pose une question à un sujet sur un objet qu’il doit imaginer (une île imaginaire par exemple) les zones des aires cérébrales visuelles s’activent, si on lui demande de visualiser une maison sur cette île, et ce sont ces mêmes zones qui sont impliquées dans la vision directe[4].
Pense-t-on en mot ou en image ? Cette controverse qui oppose depuis les années 1980, des philosophes, des scientifiques et notamment des psychologues cognitivistes n’est pas terminée.[5] « Il y a d’un coté les partisans d’une interprétation fortement imagiste qui estiment que la pensée humaine, ce sont des images et les images sont la pensée. Sur l’autre bord, il y a les chercheurs qui considèrent que les images ne jouent aucun rôle actif dans le fonctionnement de la pensée. Il est probable qu’aujourd’hui, plus personne n’aurait de position absolue dans un sens ou dans l’autre »[6]. Une chose qui semble admise par les différentes parties est que notre univers mental est fait de représentations, et que les mots et les images sont des représentations mentales.
1.2 Nul ne peut voir le monde tel qu’il est
Nul ne peut voir le monde tel qu’il est, mais chacun se le représente. Les représentations mentales constituent une dimension intermédiaire dans l’analyse du rapport entre le sujet et son objet de connaissance. Si nos cinq sens semblent être l’interface la plus directe entre l’homme et son environnement ; ils ne sauraient constituer un mode d’accès direct à la réalité. Le biologiste et chercheur en sciences cognitives, Francisco Varela illustre cette idée à travers l’exemple de la vue. Alors que l’explication traditionnelle propose une description séquentielle allant de la rétine vers le cerveau, Varela[7] nous invite à suivre l’activité neuronale allant de la rétine à la zone corticale du lobe occipital pour constater que pour une fibre rétinienne débouchant dans cette partie du cortex, cent autres arrivent à ce même point, en provenance de toutes les zones du cerveau. Il apparaît, de plus, que dans le réseau nerveux reliant la rétine au cerveau, les impulsions se propagent dans les deux sens. Cet exemple sur la façon dont les sens appréhendent la réalité témoigne de l’impossibilité des seules perceptions à produire de la connaissance. Si l’enfant qui vient de naître ne voit pas, ce n’est pas parce que ses yeux ne fonctionnent pas, c’est tout simplement parce que son cerveau n’a pas encore acquis l’expérience nécessaire à la construction de l’ensemble des connexions qui correspondent à la vue.
1.3 Diversité des représentations mentales et diversité des manières de se relier au monde à partir de son corps
Pendant longtemps, les théories de la connaissance se sont partagées en deux courants : «les réalistes », pour qui la connaissance se forme directement au contact du monde extérieur, et les « subjectivistes », pour qui la connaissance suppose un re-création du monde environnant. Pour l’approche subjectiviste ou constructiviste, le monde est tel qu’on le reconstruit. Cette manière de percevoir le réel, s’appuie notamment sur le constat que nos sens sont limités et qu’ils nous donnent accès qu’à une partie du réel.
Pour Jean-François Dortier, il existerait une troisième approche de la connaissance, qui tente de dépasser le dilemme réalisme/subjectivisme, c’est celle de la phénoménologie, théorie qui a été initiée par le philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938). A partir d’une réflexion sur les nombres, « Husserl va construire une interprétation de la connaissance qui se démarque à la fois d’un réalisme centré sur la réalité du monde extérieur et d’un psychologisme centré sur les seules données du monde intérieur. L’approche phénoménologique écarte ces deux perspectives et prend comme point de départ la relation qui s’établit entre moi et le monde. (…) C’est par notre corps, nous dit Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), l’auteur de la Phénoménologie de la perception, que nous percevons le monde. Ce corps vit, agit, ressent, voit. Il est en relation avec le monde. Il n’est pas un observateur objectif, il n’est pas non plus une intériorité absolue. Cette pomme, placée devant moi, possède une signification par la relation que je noue avec elle : elle devient un fruit comestible, un objet que je peux admirer ou peindre, un produit de consommation, le symbole du péché originel. Ces propriétés ne sont pas des attributs internes de la chose.
Les représentations mentales ne sont pas que des images de la réalité. Elles véhiculent aussi de véritables petits modes d’emploi du monde ; elles sont des guides pour l’action ; elles construisent nos goûts et nos dégoûts à l’égard de notre environnement. Nos représentations se construisent dans l’agir, dans l’action. Et en conséquence de cela, nos représentations qui nous servent à penser le monde sont orientées par nos intentionnalités[8], nos désirs, nos projets. « Notre vision de la grenouille, par exemple, est reliée d’une façon singulière à notre statut d’être humain. Pour un enfant, la grenouille sera un objet de curiosité, pour un savant, un objet d’étude, pour un gourmet un objet de délices … Bref il n’existe pas de représentations des choses sans intention, sans projet. Il en va ainsi de la plupart des représentations».[9] Il en est de même pour l’exemple de la pomme cité précédemment.
1.4 Pas de représentation mentale sans intentionnalité, sans projet d’action
On doit à Francisco Varela, biologiste et chercheur en sciences cognitives, d’avoir démontré à partir de diverses expériences que la perception et l’action, c'est-à-dire que les processus sensoriels qui nous permettent de percevoir d’une part et les processus moteurs de notre corps d’autre part, sont fondamentalement inséparables dans tout acte de connaître. Varela a proposé « le terme d’action incarnée ou énaction afin de mettre en relief deux points : tout d’abord, la cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu, ces capacités sensori-motrices individuelles s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large »[10].
Pour illustrer cette relation entre perception et action Varela donne notamment l’exemple de chercheurs qui ont élevé ensemble deux groupes de chatons. Dès leur naissance, les chats sont placés dans l’obscurité. Ils ne sont soumis à la lumière que dans les conditions d’expérience suivantes : un groupe est attelé à un chariot contenant les autres chatons. Les deux groupes partagent donc la même expérience visuelle, mais le second groupe (celui installé dans le chariot) est entièrement passif. Les animaux ont été relâchés après quelques semaines. Les chatons du premier groupe se sont comportés normalement tandis que les autres se sont comportés comme s’ils étaient aveugles : ils se cognaient sur les objets qu’ils rencontraient. Pour Varela, « cette expérience montre bien que la vision ne consiste pas à reconnaître une réalité extérieure, à en extraire des propriétés indépendantes de nous. Voir, c’est d’abord guider visuellement notre action. Il n’y a pas de perception sans action (sans intention d’agir) sur le réel. Voilà ce que j’entends en disant que la cognition est une action incarnée ».
1.5 Les effets structurants des représentations culturelles
Il faut toujours se souvenir que lorsqu’on parle de représentation mentale, il s’agit toujours de la représentation de quelque chose mais aussi pour quelqu’un qui en est le véhicule. « Les représentations n’existent pas en dehors des systèmes cognitifs qui les portent». Et ces systèmes cognitifs ont une dimension sociale importante : pour penser la société et pour se penser au sein d’une société donnée, les hommes se forgent des représentations communes ou des représentations sociales.
Si on admet que nous pensons à la fois à partir d’images et de mots, on doit aussi reconnaître que les assemblages, les computations de concepts que nous faisons pour construire des discours et raisonnements dits « rationnels », s’appuient sur ou s’inscrivent dans des mots et des images, qui sont engrangées dans notre mémoire et qui sont le résultat de notre histoire individuelle et plus encore par les représentations des groupes sociaux auxquels nous appartenons. Sans renier les capacités de chaque individu de raisonner et de se former un jugement de manière autonome, il nous faut reconnaître que nos systèmes de pensée, nos systèmes cognitifs sont en partie « formatés » par les représentations des groupes sociaux auxquels nous appartenons.
D’une manière plus globale, si on reconnaît, à la suite de l’approche phénoménologique que nous percevons le monde à partir de notre corps, c’est à dire à partir des types de relations corporelles que nous établissons avec le monde on peut mieux comprendre comment des cultures différentes peuvent engendrer des représentations sociales différentes. Nos systèmes cognitifs sont donc « formatés » non seulement par nos appartenances sociales, mais aussi et plus encore par notre appartenance culturelle . Cette proposition devient plus évidente si on compare les représentations du corps, de la conscience et de leurs relations au cosmos dans deux univers culturels très différents, celui du monde occidental et celui du monde oriental, auquel appartiennent les pratiques de yoga telles que nous les connaissons aujourd’hui par les Yogas Sutras de Patanjali.
2. La représentation mécaniste du corps et la dualité corps/conscience issues du siècle des Lumières[11]
La représentation du corps dans notre culture occidentale est fortement liée à une certaine vision du monde et à un système de valeurs qui furent formulés dans leurs grandes lignes au 16ème et 17ème siècle. Entre 1500 et 1700, se produisit un bouleversement spectaculaire dans la manière dont les gens se représentaient l’univers. Ce bouleversement fut dénommé en des termes très évocateurs : le "Siècle des Lumières". La nouvelle perception du cosmos et des relations des hommes à ce cosmos a fourni à notre civilisation occidentale les éléments caractéristiques de notre manière de penser et de se comporter par rapport à la nature, mais aussi de se comporter par rapport à notre propre corps et aux autres hommes.
2.1 Une vision mécaniste du monde
Avant 1500, la vision du monde prévalant en Europe, ainsi que dans la plupart des civilisations, était de type organique. Les gens ne se concevaient pas comme étant séparés de leur environnement naturel, ils expérimentaient leur rapport à la nature en termes d’interdépendance tant du point de vue des aspects matériels que spirituels; les besoins individuels étaient subordonnés à ceux de la communauté. La vision organique du monde au Moyen Age impliquait notamment un système de valeurs respectueux de ressources naturelles et de l’environnement dans lequel les hommes habitaient.
En Europe, le contexte scientifique de cette vision s’appuyait sur deux autorités : Aristote et l’Eglise. « La nature de la science médiévale était très différente de celle de la science contemporaine. (…) Les savants du Moyen Age, cherchant la finalité profonde des divers phénomènes naturels, considéraient les questions concernant Dieu, l’âme et l’éthique, comme de la plus haute performance »[12].
L’œuvre de l’astronome polonais Copernic (1473-1543), en rompant avec la conception d’un univers dans lequel la terre occupait un rôle privilégié, a marqué un tournant dans l’histoire de la pensée et du progrès scientifique. Avant Copernic, l'homme avait de l'univers et de sa place dans l'univers une vision magique : les choses paraissaient se tenir entre elles par l'effet d'une cause mystérieuse dont la nature échappait à l'entendement. Mais avec Copernic, à partir de l'observation du mouvement des astres et de leurs rapports entre eux, une nouvelle vision s'est imposée : une vision mécaniste de l'univers perçu alors comme un vaste mouvement d'horlogerie, avec ses rouages et engrenages.
Dans ce nouveau contexte, on doit au philosophe et scientifique René Descartes d’avoir défini les nouvelles règles de la connaissance. Dans son fameux "Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences" (1637). Descartes proposa de fonder toute démarche de connaissance à partir de l’application de quatre préceptes : (1) Il suffit qu’une chose se présente clairement et distinctement à l’esprit pour qu’elle soit vraie. (2) Il faut diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il est nécessaire pour les comprendre séparément. (3) Il faut conduire sa pensée en allant des objets les plus simples aux plus composés, en les ordonnant les uns aux autres, (4) Il faut pratiquer des dénombrements si entiers et des revues si générales pour ne rien omettre.
2.2 Corps et esprit : deux entités séparées
Par son premier précepte du Discours de la méthode, dans lequel il affirme que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, Descartes fonde l'essence de la nature humaine dans l'acte de penser. Sa démarche de connaissance est bâtie sur la division fondamentale entre deux entités indépendantes et séparées, celle de l’esprit ou res cogitans ( la chose qui pense) et celle de la matière ou res extensa (la chose étendue). Cette démarche de connaissance de Descartes qui fut celle initiée plus généralement par le Siècle des Lumières, suppose une certaine représentation mentale de l’homme. L’homme des Lumières est doté d’une Raison qui lui donne une place spécifique dans la création, certains caractériseront ce siècle des Lumières comme celui du culte de la raison. L’homme des Lumières est un être à part des autres créations, il est un observateur objectif de la réalité.
La conception cartésienne de la nature humaine est affirmée avec force dans sa célèbre formule "je pense donc je suis". « Le cogito de Descartes, établit que l’esprit était plus "certain" que la matière et que tous deux étaient séparés et fondamentalement différents. Il pouvait donc affirmer qu’il n’y avait rien d’inclus dans le concept du corps qui appartienne à l’esprit ; et rien dans celui de l’esprit qui appartienne au corps. La division cartésienne entre esprit et corps a eu un impact profond sur la pensée occidentale. Elle nous appris à être conscients de nous-mêmes en tant qu’egos isolés existant à l’intérieur de notre corps ; elle nous a amené à estimer plus le travail intellectuel que le travail manuel, …. »[13].
La conception dualiste de la nature humaine (un esprit à l’intérieur d’un corps) conduit l’homme occidental à s’identifier à son esprit, à sa conscience ; cette identification est à l’origine de nombreux conflits entre la conscience et les logiques du corps et amène à vivre au sein d’un être fragmenté. « Séparée du corps, la conscience se voit investie de la mission illusoire de le contrôler, causant ainsi un conflit apparent entre la volonté consciente et les instincts inconscients. »[14]. En croyant avoir découvert la vérité la plus fondamentale, par sa célèbre déclaration « Je pense, donc que je suis », Descartes a formulé l’erreur la plus fondamentale, celle d’assimiler la pensée à l’être et notre identité à la pensée [15].
Cette représentation de l’homme des Lumières, est sous tendue par une intentionnalité spécifique de cette époque « elle entreprend à sa manière de combler avec les seules forces du cogito la rupture de l’homme avec le monde qui résulte, selon la Bible, de la faute originelle et contre laquelle les traditions religieuses entendaient prémunir (..) Réfléchir sur le pouvoir humain de connaître implique d’assumer la violence jadis faite aux dieux et de leur signifier un peu plus leur congé. Parce qu’il peut connaître, l’homme est virtuellement maître et possesseur de la nature, selon l’expression de Descartes »[16].
2.3 Une description mécanique de la nature
« Pour Descartes, l’univers matériel était une machine et rien qu’une machine. La matière était dépourvue de but, de vie ou de spiritualité. La nature oeuvrait en accord avec les lois mécaniques et tout, dans le monde matériel, pouvait être expliqué en termes d’arrangement et de mouvements de ses constituants. La description mécanique de la nature devint le paradigme dominant de la science après Descartes »[17].
Le modèle mécaniste de la connaissance, car issu de la mécanique, est à l’origine du deuxième précepte du Discours de la Méthode. Ce modèle qui nous parait toujours la seule voie pour comprendre le monde, cache en fait un certain nombre de présupposés qui sont rarement explicités et dont l'un des principaux est le réductionnisme. Celui-ci est basé sur la croyance que toute situation, aussi complexe soit elle, peut être comprise en la réduisant en parties plus simples, plus faciles à comprendre. Les molécules seraient réduites à des combinaisons d'atomes, la société serait comprise grâce à la psychologie des individus, la pensée par la physiologie du cerveau, etc.
C’est Isaac Newton (1642-) qui concrétisa le rêve cartésien et paracheva la révolution scientifique. Il « développa une formulation mathématique complète de la vison mécanique de la nature et accomplit ainsi une grande synthèse des œuvres de Copernic, Kepler, Bacon, Galilée et Descartes . La physique newtonienne, l’apogée de la science du XVII siècle, fournit une théorie mathématique conséquente du monde qui demeura le fondement solide de la pensée scientifique jusqu’au XX siècle »[18]
2.4 Le corps machine
Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. « Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos »[19].
Le philosophe et historien des sciences, Georges Canguilhem, rappelle que c’est en Grèce ancienne, chez Aristote, qu’on trouve, pour la première fois peut-être, la représentation du corps comme machine. « Le philosophe grec s’est interrogé sur le mouvement des corps animés dans un ouvrage intitulé Du mouvement des animaux. Mais, si les Grecs utilisaient certaines machines simples, on ne saurait soutenir qu’ils en tiraient des principes susceptibles d’expliquer le fonctionnement du corps. Pour les Grecs, il y avait primauté du naturel sur l’artificiel. La technique était perçue négativement par rapport à la contemplation et à l’action (…) C’est avec le XVIIe siècle que se met en place la conception mécaniste moderne du corps humain. Elle doit beaucoup à la pensée du philosophe français René Descartes. Dans ses ouvrages majeurs (Méditations métaphysiques, Discours de la méthode, Traité sur l’homme), il voit en effet le corps comme une pure machine, un automate »[20].
Dans ses travaux, Descartes assimilait le corps de l’homme et celui des animaux à une machine vivante. Pour ce scientifique philosophe, le corps est une machine, quelque chose comme une horloge, une montre, un automate hydraulique et la physiologie est un chapitre de la mécanique.
La conviction que tous les aspects des organismes vivants peuvent être compris en fonction de leurs plus petits constituants, des mécanismes à travers lesquels ces derniers interagissent, est encore très prégnante dans la pensée biologique contemporaine. Force est de reconnaître que l’approche mécaniste des organismes vivants a connu de nombreux succès en biologie, avec notamment la reconnaissance que tous les animaux et toutes les plantes sont composés de cellules (la biologie cellulaire) et plus récemment dans le décryptage du code génétique. Néanmoins, des biologistes éminents, dont Paul Weiss, sont de plus en plus nombreux pour reconnaître que cette approche présente de sérieuses limites . « Nous pouvons affirmer catégoriquement sur la base d’investigations strictement scientifiques, que le renversement absolu de notre ancienne dissection analytique de l’univers consistant à réunir les constituants, ne peut fournir aucune explication du comportement fut-ce du système vivant le plus élémentaire »[21].
2.5 Une médecine performante mais limitée
S’appuyant sur sa représentation d’un corps machine, Descartes pensait pouvoir parvenir à « trouver une médecine qui soit fondée en démonstrations infaillibles ». « Dans le Discours de la Méthode, il suggère que cette médecine puisse aller jusqu’à nous exempter de l’ "affaiblissement de la vieillesse": façon élégante de suggérer que l’horizon idéal de la médecine est de rendre l’homme immortel – car si l’on ne vieillit plus, l’on n’est plus non plus assujetti à la mort "naturelle". La réduction mécaniste serait ainsi à même de fournir une maîtrise totale du corps humain, d’en donner un modèle d’intelligibilité en regard duquel nul problème – pas même la mort – ne saurait en droit se soustraire à la possibilité d’une résolution ; le corps réduit à l’inorganique, il n’y aurait en somme plus aucune raison pour que subsiste ce dernier palier de différenciation entre vivant et non-vivant qu’est la différence de la vie et de la mort »[22]. Descartes a élargi son approche mécaniste au domaine de la psyché des hommes. Il démontre, dans des Passions de l’âme, qu’à partir du contrôle des procédures automatiques - qui lient, d’une part, le corps aux objets extérieurs et, d’autre part, l’âme au corps, - «tous les hommes, même les plus faibles, peuvent "acquérir un pouvoir absolu" sur leurs passions, à partir d’un dressage similaire à celui des bêtes sans raison »[23].
Aujourd’hui, il nous faut reconnaître et nous féliciter que la médecine occidentale tout en adoptant l’approche réductionniste de la biologie moderne a pu apporter des solutions performantes dans le traitement de beaucoup de nos problèmes de santé. Néanmoins, « les médecins se retrouvent aujourd’hui incapables de comprendre et de guérir bon nombre de maladies importantes. Ils sont de plus en plus conscients que maints problèmes auxquels se heurte notre système médical trouvent leur origine dans le modèle réductionniste de l’organisme humain ? Ceci est reconnu non seulement par les médecins mais aussi, et plus souvent même par les infirmières et autres personnels de santé, ainsi que par le public dans son ensemble »[24].
Il nous faut savoir que le corps est une construction symbolique - c'est à dire une représentation mentale qui donne du sens - bien avant d’être une réalité en soi. Le corps moderne et notamment le corps machine, implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps. D’autres représentations symboliques du corps sont possibles.
3. La représentation "organique" du corps et la relation corps/conscience dans le yoga
A l’opposé de la vision mécaniste du monde et du corps mise en œuvre au sein du monde occidental, les pratiques de yoga se sont fondées sur une vision "organique" du microcosme qu’est le corps et du macrocosme qu’est l’univers. Dans une vision "organique", l’accent est mis sur les relations, les interdépendances des composants constituant un ensemble, formant un tout ; dans ce type d’appréhension du monde, les composants, les parties, les sous ensembles ne sont comprises que par leur insertion dans un grand ensemble. La vision organique de l’univers, de la vie sur notre planète Terre n’est pas spécifique au yoga, on la retrouve d’une manière plus générale dans la plupart des philosophies et systèmes de pensée orientale.
3.1 Une représentation "organique" du monde selon les philosophies et spiritualités orientales
Pour les philosophies et spiritualités orientales, « tous les objets et événements perçus par les sens s’avèrent interdépendants et ne sont que différents aspects ou manifestations d’une même réalité fondamentale (…) Dans la conception orientale, la division de la nature en objets distincts n’est pas fondamentale, et ces objets ont un caractère perpétuellement changeant et fluide. Le cosmos apparaît comme une réalité indivisible, éternellement mouvante, vivante, organique, spirituelle et matérielle à la fois »[25].
« Bien que les diverses écoles de la spiritualité orientale diffèrent en de nombreux points, elles soulignent toutes l'unité fondamentale de l'univers, trait principal de leur enseignement. Le but poursuivi par les adeptes, qu'ils soient hindouistes, bouddhistes ou taoïstes, est de devenir conscients de l'unité et de la corrélation de toutes choses et de dépasser la notion d'individu isolé et de s'identifier à la réalité fondamentale »[26].
Pour les différents courants de pensée de la philosophie et de la spiritualité orientale, le corps est dans la plupart des cas, considéré comme un microcosme, image du macrocosme, c’est à dire de l’univers. Les principes régissant les différents microcosmes que sont nos corps, sont les mêmes que ceux animant le macrocosme.
3.2 Le Samkhya : une vision organique du monde et du corps fondatrice du yoga
Le Samkhya , un des six « points de vue » (darsana)[27] de la philosophie indienne, se donne pour intention d’éliminer nos souffrances métaphysiques en nous proposant une vision du monde à partir d'une formalisation des différents principes qui fondent notre univers y compris notre corps et notre conscience. Il est important de souligner que le Samkhya bien que constituant un texte de faible volume, par rapport aux autres darsana « a pénétré de ses concepts et de son esprit des pans entiers de l’édifice philosophique et religieux de l’Inde »[28]. Plus précisément par rapport à notre thème, c’est à partir des concepts, de la vision du monde et de la compréhension de la destinée de l’homme proposés par le Samkhya que les Yoga-sutra de Patanjali ont été formulés.
Avec étonnement, la lecture du Samkhya révèle un réel souci de dresser avec rigueur des typologies, de classer, de hiérarchiser (Le terme samkhya signifie dénombrement). Le Samkyya classe et analyse les éléments constitutifs du monde manifesté. Il énumère les principes à l'origine de la vie. Notons que la démarche d'analyser, de classer s’est affirmée en Europe qu’au 17ème siècle, avec l’ère des Lumières, alors que le Samkhya a été écrit aux alentours du début de l’ère chrétienne pour ses parties les plus récentes. On peut être aussi étonné de découvrir qu’un des soucis de l’auteur du Samkhya est de rendre compte du processus de connaissance mis en œuvre par les hommes - à partir des mêmes concepts utilisés pour rendre compte de la constitution de l’univers - rejoignant ainsi les démarches et les préoccupations des sciences cognitives, qui n’ont accédé au statut de sciences que très récemment.
Pour éliminer la souffrance métaphysique de l’homme, le Samkhya propose une compréhension du monde et de son évolution. Dans un premier temps, ils nous propose de différencier dans le monde trois parties :
- une manifestée dont nous avons conscience, vyakta
- une non-manifestée, ce qui nous échappe, avyakta,
- une autre qui est la source de la connaissance des deux précédentes, jna ou principe de connaissance.
Les deux causes (ou principes ) primordiales qui sont au centre du samkhya sont :
Purusa : Le Soi-Conscience individualisé, inexprimable, éternel, non impliqué dans le monde empirique. Ni produit, ni producteur, il est l'origine de toute connaissance, jna[29].
Prakrti : Matière primordiale, présente elle aussi de toute éternité, mais comme toute matière transformable.
En son état primordial, non manifesté, la prakrti contient en puissances trois attributs ou trois forces latentes : les trois gunas. Tout dans la vie de ce monde, de la plus petite pierre jusqu’au plus haut niveau de l’être humain, relève de prakrti et des trois guna :
- Sattva guna (principe révélateur, d’équilibre, de lumière
- Rajas guna (principe de mutation, d’activité)
- Tamas guna (principe d’inertie, de pesanteur)
Sous l’influence irradiante de Purusa, Conscience pure, immuable, prakrti entre en mouvement, c'est-à-dire que les trois forces latentes, les trois gunas, entrent en action. Dès qu’elles entrent en action, ces trois forces latentes sont en permanence en compétition ; leurs interactions entraînent le jeu des transformations du monde manifesté. C’est donc selon l’activité et la présence des guna que naît et se déploie le monde manifesté, à travers une loi intangible, alors que Purusa, la Conscience, demeure spectateur, Témoin immuable .
La première vibration émise à l’origine de la création est un son, nada, symbolisé par le mantra OM du yoga, à partir duquel se déploie la manifestation. A partir de cette vibration initiale vont s’engendrer graduellement et selon la prédominance de tel ou tel guna, les tattva, éléments ou principes constitutifs de base du monde manifesté, et donc de l’être humain. Les tattva, qui s’engendrent et se subdivisent selon une logique implacable, sont au nombre de vingt trois[30], auquel il faut ajouter purusha (non produit et non producteur) et prakrti (non produite mais productrice).
Les vibrations se densifiant vont constituer le corps grossier, notre corps dans cette vie, instrument de notre expérience. Rappelons que le Samkhya introduit la distinction entre le corps grossier et le corps subtil qui transmigre. Ce dernier intègre le buddhi, le mental, l’ego et les qualités subtiles[31] .
Pour Mircéa Eliade, éminent historien des religions, et auteur de plusieurs livres sur le yoga « les guna imprègnent tout l’Univers et établissent une sympathie organique entre l’homme et le cosmos, (…) . De fait la différence entre le cosmos et l’homme n’est qu’une différence de degré, non d’essence »[32]. Pour cet auteur, les premières étapes yogiques qui visent « à prendre conscience de la totalité de son corps », de le ressentir comme « unité », peuvent être considérées comme un effort vers la « cosmisation » de l’homme. Toutes les techniques du yoga ont pour ambition de transformer le chaos de la vie en un Cosmos[33].
Notre intelligence (buddhi), nos états de conscience, ne sont que les produits de la prakrti , et ne peuvent entretenir aucune espèce de rapports avec Purusha . « Mais , pour le Samkhya et le Yoga, la partie la plus subtile, la plus transparente de la vie mentale, c’est à dire l’intelligence (buddhi) sous son mode de pure luminosité (sattva), a une qualité spécifique : celle de refléter l’esprit (purusha). La compréhension du monde extérieur n’est possible que grâce à cette réflexion du purusha dans l’intelligence »[34].
4. Les sciences modernes en quête d’une représentation organique du monde et de la relation corps/cerveau
La vision "organique" du monde de la pensée orientale est très différente de la vision "mécanicienne" du monde qui a façonné les sciences dans la pensée des scientifiques occidentaux durant le 18ème et 19ème siècle et elle est par contre plus en cohérence avec le changement de paradigme que les sciences et notamment la physique a connu au 20ème siècle avec la théorie de la relativité et la physique quantique. C’est un tel constat qui a amené, depuis près d’un siècle, plusieurs scientifiques et notamment des physiciens tels que Werner Heisenberg, Robert Opppenheimer, Niels Bohr à s’intéresser à la philosophie orientale et au bouddhisme. Ces savants ont souligné les similitudes frappantes existant entre les concept de la physique moderne et ceux de la philosophie orientale. C’est à la découverte de ces similitudes que nous invite à découvrir le physicien autrichien Fritjo Capra dans son livres Le Tao de la physique, qui a inspiré de nombreux propos exposés dans le présent texte.
4.1 Une autre vision du monde en émergence
Jusqu’aux travaux d’Albert Einstein, la physique se fondait sur la conception du monde élaborée notamment par Descartes, Newton et Bacon. Aujourd’hui la physique moderne qui s’intéresse aux particules sub-atomiques telles que les protons, et les neutrons dans le noyau atomique, et les électrons et autres particules qui circulent autour, découvre qu’on ne peut pas comprendre ces particules atomiques comme des entités physiques distinctes et isolées. Si ces particules ne sont plus des entités indépendantes, mais des inter-connexions, il devient alors évident que les atomes, par voie de conséquence, ne sont pas indépendants, ni d’ailleurs les solides, les liquides et les gaz formés par ces atomes. Ainsi tout est inter-relié et ne constitue qu’un seul ensemble global.
La vision que nous propose aujourd'hui la science, en particulier la physique mais aussi l'astrophysique, donc à partir de l'observation de la réalité aux niveaux de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, est celle d'un univers non plus hiérarchisé, d'un fonctionnement linéaire, mais d'un univers dont tous les éléments sont reliés entre eux et interdépendants. On ne parle plus de matière mais d'énergie, d'informations, d'inter-relations.
4.2 L’émergence d’une autre vision de l’esprit, « L’erreur de Descartes »
Poursuivant ses réflexions, dans son livre Les temps du changement, Fritjo Capra est conduit a faire un rapprochement étonnant entre notre esprit et la description de la matière par la physique moderne : « La description de l’esprit comme un modèle d’organisation ou un ensemble de relations dynamiques est liée à la description de la matière en physique moderne. L’esprit et la matière ne semblent plus appartenir à deux catégories fondamentalement séparées comme le croyait Descartes, mais peuvent être considérées comme représentant plus simplement des aspects différents du même processus universel »[35]
C’est sans doute à Antonio Damasio, Directeur du Département de neurologie de l’Université de l’Iowa et auteur de l’ouvrage L’erreur de Descartes, la raison des émotions, que l’on doit aujourd’hui les avancées les plus intéressantes dans la remise en cause du modèle cartésien du fonctionnement de l’esprit en tant qu’entité totalement différente du corps humain. Damasio a centré ses travaux de recherche sur des patients atteints de lésions cérébrales spécifiques suite à des accidents et présentant des déficits dans le raisonnement et la prise de décision.
Pour Damasio, le corps et le cerveau forment « une unité organique indissociable », car « le cerveau reçoit des messages non seulement de tout le corps, mais aussi à certains niveaux des quelques unes de ses propres régions, lesquelles reçoivent des messages du corps ». C’est l’ensemble de notre organisme « unité organique corps-cerveau » qui interagit en tant que tout avec l’environnement, l’interaction n’étant le fait ni du corps seul, ni du cerveau seul. Par exemple lorsque nous regardons un paysage, un ensemble de réglages se mettent en place au niveau du cristallin, de l’iris, des muscles des globes oculaires. Parallèlement les messages relatifs au paysage sont traités à l’intérieur du cerveau, et notamment toutes sortes de connaissances se rapportant au paysage sont appelées sur la scène mentale par le truchement des représentations potentielles localisées dans diverses aires cérébrales. Nos viscères vont réagir aux images que nous regardons et aux images que notre mémoire est en train d’engendrer, en rapport avec ce que nous voyons. Au bout du compte, nous constituons un souvenir du paysage que nous regardons ; ce souvenir consistera en la trace neurale d’un certain nombre de changements, certains ayant pris place dans le cerveau, d’autres ayant pris place dans le corps proprement dit[36].
Plus généralement, percevoir l’environnement ne se résume pas à ce que le cerveau reçoive directement des signaux d’un stimulus donné. C’est l’ensemble de l’organisme (cerveau et corps) qui se modifie pour que l’interaction avec l’environnement puisse prendre place dans les meilleures conditions possibles. L’organisme agit continuellement sur son environnement (dans l’évolution des êtres vivants, les actions et l’exploration ont effectivement pris place avant la perception) pour que soit assurée sa survie et que soit maintenu son équilibre fonctionnel. Il doit nécessairement percevoir l’environnement (par l’odorat, le goût, le toucher, l’audition, la vue) de façon à que des actions appropriées puissent être réalisées en réponse à ce qui est perçu. « Percevoir est tout autant une question d’action sur l’environnement que de réception de signaux en provenance de ce dernier »[37].
Damasio reconnaît que la pensée fait appel à des mots et des symboles arbitraires , mais il nous faut savoir que « la plupart des mots que nous utilisons dans notre for intérieur, avant de parler ou d’écrire une phrase, revêtent la forme d’images visuelles ou auditives dans notre conscience. S’ils ne prenaient pas cette forme d’images, même transitoirement, nous ne pourrions savoir ce qu’ils représentent »[38].Pour Damasio, nous raisonnons à partir d’images, et «les images sont probablement les matériaux principaux à l’origine des processus de pensée, quelle que soit la modalité sensorielle au sein de laquelle elles sont engendrées, et qu’elles concernent des choses ou des processus impliquant des choses ; ou bien qu’elles concernent des mots ou d’autres symboles d’un langage donné, se rapportant à des choses ou des processus. »[39].
Damasio émet l’hypothèse que les représentations fondamentales du corps en train d’agir constitueraient un cadre spatial et temporel, sur lequel les autres représentations pourraient s’appuyer. Ainsi la représentation que nous nous formons, à l’instant présent, d’un espace à trois dimensions serait élaborée dans le cerveau sur la base de l’anatomie du corps et des types de mouvement que nous pouvons effectuer dans l’environnement. Tout en reconnaissant
que la réalité externe existe, ce que nous en connaissons nous parviendrait par le biais de la représentation des perturbations qu’elle subit lorsque le corps agit. Peut être ne saurons-nous jamais dans quelle mesure les connaissances que nous acquérons ainsi reflètent fidèlement la réalité absolue. « Considérons la représentation que nous nous formons des chats : il s’agit de l’élaboration d’une certaine image traduisant la façon dont notre organisme tend à être modifié par une classe d’entités que nous appelons chats, et cette élaboration doit être faite de façon invariable, aussi bien par nous-mêmes que par les autres individus avec lesquels nous vivons. Ces représentations des chats, systématiques et invariables, sont, en elles-mêmes, réelles. Nos processus mentaux sont réels, les images que nous formons des chats sont réelles, la façon dont nous ressentons les chats est réelle. Simplement, cette réalité mentale, neurale, biologique est la nôtre. Les grenouilles ou les oiseaux qui regardent un chat le voient de façon différente, et c’est certainement le cas des chats eux-mêmes.»[40] .
4.3 Le retour de Spinoza
A partir de ses travaux en neurologie, qui lui ont permis de formaliser l’unité corps-cerveau, Damasio a redécouvert la pertinence de la pensée de Spinoza (1632-1677) qui s’était fortement opposé en son temps au dualisme cartésien et il lui a consacré un ouvrage « Spinoza avait raison, joie et tristesse, le cerveau des émotions »
Dans son ouvrage, L’Ethique, Spinoza débute son exposé par une définition de la substance, qui est très proche de celle proposée par le Samkhya. La substance est unique, incréée, incorruptible, absolument simple et sans limitation. Tous les phénomènes sont des attributs ou des propriétés de cette substance, et ils n’ont qu’une existence conditionnelle qui dépend de la seule réalité vraie, être per se qu’est cette substance. La substance est pour Spinoza aussi bien Dieu que la nature ; tout ce qui est, est en Dieu et ne peut subsister sans lui.[41]
Pour notre présent propos, c’est la conception de l’unité esprit-corps de Spinoza qui est intéressante de rappeler. Pour ce philosophe du XVII siècle, « pensée et matière ont la même dignité ontologique, ce qui signifie qu’il n’y a aucune hiérarchie entre elles : bien au contraire, elles expriment une unique réalité de deux façons différentes. Une chose, quelle qu’elle soit, peut être appréhendée soit comme une modalité de la pensée infinie (comme une idée) soit comme une modalité de la matière infinie (comme le corps). L’esprit et le corps ne peuvent donc pas agir l’un sur l’autre car ils sont au fond une même chose conçue de deux points de vue différents »[42]
Néanmoins, force est de constater que la vision du monde des scientifiques est resté majoritairement mécanicienne comme le constate Fritjo Capra. D’une manière plus globale, la pensée occidentale reste structurée par la première révolution copercienne. Cette vision du monde et de l’homme a de nombreuses conséquences tant sur la manière de comprendre et de gérer politiquement le monde, que sur la compréhension du fonctionnement du corps et du psychisme de l’humain.
Conclusion
Comme le dit Fritjo Capra « les physiciens travaillent à des théories, à des modèles qui montrent l’unité de tout l’Univers, et après lorsqu’ils rentrent à la maison et ils agissent d’une manière différente »[43]. Il faut bien admettre que les changements de mentalités sont des processus lents et que si nous adhérons à une vision plus organique (ou systémique) de la matière et de l’esprit nous continuons le plus souvent de penser et de vivre selon le modèle mécaniste.
On ne peut pas ignorer que c’est sur la base du modèle mécaniste que le monde occidental a produit un ensemble de connaissances scientifiques et technologiques qui sont à l’origine de nos modes de vie actuels. Mais nos manières produire et de consommer aboutissent aujourd’hui à des impasses. Nous avons cru devenir comme maître et possesseur de la nature, comme nous l’a proposé Descartes, mais c’est la nature par les changements climatiques en cours qui vient nous rappeler la folie d’un tel projet.
Il nous faut savoir que pour résoudre certaines questions qui nous semblent irrésolubles, pour éclairer des énigmes, pour dépasser des obstacles récurrents, pour changer nos comportements, il est nécessaire de prendre conscience des images et des concepts, des représentations mentales qui sont à la base de nos raisonnements et qui les structurent. Et pour nous permettre de développer de nouveaux raisonnements, de nouveaux discours, de répondre à de nouvelles questions, il est indispensable de trouver de nouvelles représentations mentales. Les philosophes des sciences qui ont essayé de rendre compte de la démarche scientifique ont appelé ces « représentations mentales » des paradigmes[44] (Thomas Khun 1922-1996). Il est urgent que le monde occidental change de paradigme, de représentations sociales quant à la manière dont cette culture essaie de rendre compte des relations de l’homme avec l’univers. La pratique du yoga peut être une voie pour initier et diffuser un tel changement. Plus globalement, le monde occidental aurait tout intérêt à s’ouvrir à d’autres cultures, à d’autres manières de comprendre la relation de l’homme à l’univers. C’est pour lui et pour la planète Terre une question de survie.
[1] Jean François Dortier, Les représentations sociales, La société dans la tête in Le cerveau et la pensée, la révolution des sciences cognitives, Editions Sciences Humaines, Paris 1999 p.355
[2] Achille Weinberg, Pense-t-on en mot ou en image ? Les Grands dossiers des Sciences Humaines, n°10, mars, avril, mai 2008, p.28-30
[3] cité par A. Weinberg, op. cit. p. 31
[4] Jean-François Dortier, L’univers des représentations ou l’imaginaire de la grenouille, Dossier les représentations mentales, Sciences Humaines, n° 128, juin 2002, P.26
[5] Le rôle des images mentales dans les processus de cognition est aujourd'hui remis en avant par des scientifiques tels que Antonio Domasio (voir plus loin). Dans ce paragraphe sur l'importance des représentations mentales, il est utile de rappeler que les pratiques de yoga font appel à des images mentales du corps notamment pour aider à mieux capter les sensations et à mieux habiter son corps. Les images mentales suggérant des situations d'harmonie, de confiance sont souvent mobilisées dans les postures de détente (relaxation avec visualisation). Le processus de connaissance en yoga rejoint ainsi certains travaux de recherche en sciences cognitives. Ce thème mériterait un développement spécifique.
[6] Michel Denis, Images mentales et pensée in Jean François Dortier, Le cerveau et la pensée, la révolution des sciences cognitives, Editions Sciences Humaines, Paris 1999, p.192
[7] F. Varela , Le cercle créatif, in P. Watzlawick, L’invention de la réalité, Seuil, Paris, 1988
[8] La notion d’intentionnalité est issue de la phénoménologie (Edmund Husserl, Maurice Merleau-Ponty) signifie que les idées et les représentations qui nous servent à penser le monde sont orientées par nos désirs et nos projets
[9] Jean-François Dortier, Les représentations mentales, Sciences Humaines, n°128, juin 2002 , p.29
[10] Francisco Varela, Comment articuler la pensée avec l’action, in Jean François Dortier, Le cerveau et la pensée, la révolution des sciences cognitives, Editions Sciences Humaines, Paris 1999, p.328
[11] Ce paragraphe reprend en partie des idées développées par le physicien Fritjof Capra, bien connu par son livre Le Tao de la Physique, dans lequel il présente ses réflexions sur les relations entre les physiques modernes et les mystiques orientales
[12] Fritjo Capra, Les temps du changement, Editions du Rocher, Paris 1990, p.47
[13] Fritjof Capra, Le temps du Changement, Editions du Rocher, 1990, p.52
[14] Fritjof Capra, Le tao de la physique, Editions Sand, 1985, p.23
[15] Eckart Tolle Le pouvoir du moment présent, Ariane Editions
[16] Jean-Michel Besnier , Les théories de la connaissance, Flammarion 1996, p17
[17] Fritjof Capra, Le temps du Changement, Editions du Rocher, 1990, p.53
[18] Fritjo Capra, Les temps du changement, Editions du Rocher, Paris 1990, p.55
[19] voir livre David Lebreton, Anthropologie du corps et de la modernité, PUF, Paris 1990
[20] (www.ascmonlin.uvsq.fr, site élaboré par les élèves du master II de l’IUP Art, Sciences, Culture et multimédia de l’Université de Versailles.
[21] Paul Weiss cité par Fritjof Capra, Le temps du Changement, Editions du Rocher, 1990, p.90
[22] Thierry Gontier, Le corps de l’homme est-il une machine ?, Revue Philosophique, p.27
[23] Thierry Gontier, Le corps de l’homme est-il une machine ?, Revue Philosophique, p.27
[24] Fritjof Capra, Le temps du Changement, Editions du Rocher, 1990, p.92
[25] Fritjof Capra, Le tao de la physique, Editions Sand, 1985, p.24
[26] Fritjof Capra, Le tao de la physique, Editions Sand, 1985, p.24
[27] Les six darsanas ou systèmes philosophiques sont regroupés par paire, et le yoga est couplé avec le Samkhya
[28] Bernard Bouanchaud, Les Samkhya karika d’Isvarakrsna, Le courrier du Livre, Paris 1996, p ;8
[29] B. Bouanchaud, op. cit., p 40
[30] Les 23 sattava sont le buddhi (l’intelligence ou plutôt la conscience intuitive) l’ahamkara (la notion de Je), les 5 tantmatra (qualités subtiles), les 5 maha-bhuta (principes élémentaires) et les 11indriga (fonctions sensorielles)
[31] Les cinq qualités subtiles ou tantmatra : sonore, tactile, visible, gustatif, olfactif.
[32] Mircéa Eliade, Le Yoga, Payot, Paris 1972, p.35
[33] Mircéa Eliade, Le Yoga, Payot, Paris 1972, p. 105
[34] Mircéa Eliade, Le Yoga, Payot, Paris 1972, p.38
[35] Fritjo Capra, Les temps du changement, p. 273
[36] Antonio R. Domasio, L’erreur de Descartes, la raison des émotion, Odile Jacob, Paris 1995 p.283
[37] Antonio R. Damasio, op. cit, p.284
[38] Antonio R. Damasio, op. cit, p.144
[39] Antonio R. Damasio, op. cit, p.146
[40] Antonio R. Damasio, op. cit, p.296
[41] voir article Spinoza dans encyclopédia,
[42] Pascal Séverac, Le rapport esprit-corps chez Spinoza, Sciences Humaines, Janvier 2008, n°189, p. 60
[43] interview de Fritjof Capra par Jacques Languinard, le 28 janier 1988, in http ://radio-Canada.ca
[44] Khun définit un paradigme comme un corps de pensée et d’interprétation qui a le pouvoir d’orienter le travail de conceptualisation et d’expérimentation.