Rappels historiques sur la financiarisation de l’économie. La deuxième guerre mondiale et la volonté d'édifier un nouvel ordre international

Ce texte reprend une partie des idées présentées dans l’ouvrage d’Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total ; Editions du Seuil, Paris2010
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Date de parution: 
Novembre 2011

 

C’est à Philadelphie[1], le 10 mai 1944, qu’a été proclamée dans le cadre de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), la première Déclaration des droits à vocation universelle. Le texte de cette déclaration avait pour objectif de définir le buts et les objectifs de l’OIT « pleinement applicable à tous les peuples du monde (..) dont devraient s’inspirer la politique de ses membres ».  Cette déclaration  « fut la première expression  de la volonté d’édifier  à la sortie de la seconde guerre mondiale un nouvel ordre international qui ne soit plus fondé sur la force mais sur le Droit et la justice »[2]. Elle  fut suivie par la création de l’Organisation des Nations Unies (et la rédaction de la charte des Nations Unies, qui définit les objectifs de cette nouvelle organisation) et par l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. La  déclaration de Philadelphie est « un texte pionnier, qui entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international, et dont l’esprit se retrouve dans chacune de ces étapes ultérieures »[3]. En France, le programme du Conseil national de la Résistance, adopté deux mois avant la déclaration de Philadelphie et qui orientera la rédaction du préambule (« République sociale ») de la constitution de 1945, est animé du même esprit de Philadelphie.

 

Les principes posés à Philadelphie sont le fruit d’une lourde expérience historique. Les  auteurs de cette déclaration entendaient poser la première pierre d’un nouvel ordre mondial qui tirerait les leçons des guerres et des crises financières et économiques qui ont déchiré le monde de 1914 à 1945. « Cette période d’atrocités a connu de Verdun à Hiroshima en passant par Auschwitz et le goulag, des variations dans l’horreur. Mais il s’agit de variations sur un même thème qui consiste à considérer les hommes « scientifiquement » comme du « matériel humain » (terminologie nazie) » qu’on peut manipuler, exploiter, et m^me éliminer, d’une manière scientifique. Cette idéologie de la gestion scientifique de l’humain n’a pas été l’apanage des pays totalitaires, on la retrouve dans le slogan de l’Exposition universelle de Chicago en 1933 : « La science trouve, l’industrie applique, l’homme s’adapte ». On la retrouve aussi dans les méthodes d’organisation scientifique de travail, conçues par Taylor, ou dans des expressions telles que « capital humain »[4] chères à certains économistes. D’une manière encore plus dramatique on peut dire que : « Le fait que la seconde guerre mondiale se soit conclue par l’expérimentation des bombes atomiques sur les populations civiles d’Hiroshima et Nagasaki interdit de se cacher que désormais la liquidation industrielle de masses humaines peut aussi être le fait  de régimes démocratiques » [5].

 

Pour refonder un ordre international qui puisse interdire le retour aux formes de barbarisme qui se sont multipliées durant la première moitié du XXème siècle, dans le cadre d’une idéologie scientiste de gestion de l’humain, qui permettait d’asservir les hommes au nom de lois prétendument « naturelles »  et ceci avec une puissance sans égale grâce aux applications des découvertes scientifiques, il fallait  soumettre tous les Etats au respect des droits et libertés universellement reconnus et jeter les bases normatives d’un idéal de justice commun à tous les peuples du monde. « La déclaration de Philadelphie ainsi que des textes adoptés dans son sillage expriment cette volonté de remettre la force au service du droit et de poser des principes communs à toutes espèces d’ordre juridique » [6]. L’instrument qui permet aux hommes de tous pays et de toutes confessions de bâtir un ordre juste, c’est le Droit, et plus précisément l’existence d’un état de droit ou d’un régime de droit (rule of law).

 

L’ « esprit de Philadelphie » présente trois traits fondamentaux qui se retrouvent aussi bien dans la Chartre constitutive des Nations Unies que dans la Déclaration universelle des droits de l’homme :

  • 1. Les principes qui ont structurés ces différentes Déclarations ne sont ni révélés par un texte sacré, ni découverts par la science, ils sont affirmés. Ils sont issus de l’expérience passée.
  • 2. La dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine est le principe fondateur de l’ordre juridique, qui sous-tend tous les droits et principes fondamentaux.
  • 3. Le principe de dignité oblige à lier les impératifs de liberté et de sécurité. Pour qu’ils soient libres de parler et de croire, il faut que les être humains jouissent d’une sécurité physique et d’une sécurité économique.

 

La Déclaration de Philadelphie a explicité plus que d’autres déclarations la relation entre le principe de liberté de l’esprit et le principe de sécurité économique en subordonnant  l’organisation économique au principe de justice sociale. Elle donne de la justice sociale une définition globale et compréhensive : « Tous les être humains, quelques soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (art. II a). Et elle fait de la réalisation de la justice sociale « le but central de toute politique nationale et internationale » ; dès lors, « tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans le mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement de cet objectif fondamental ». (art. II c) ; Dans la Déclaration de Philadelphie, l’économie et la finance sont des moyens au service des hommes[7].

 

 

 

Début des années 1980 : une nouvelle division internationale du travail

 

Au début des années 1980, se met peu à peu en place, au niveau mondial, une nouvelle division internationale du travail. Jusqu’à cette période, les pays en voie de développement  avaient pour vocation à fournir des matières premières agricoles et minières et pour certains d’entre eux à se spécialiser dans certaines industries de production de biens de consommation peu capitalistiques et utilisant beaucoup de mains d’œuvre (textile par exemple). C’étaient les conséquences de la théorie des avantages comparatifs telle que l’explicitaient les économistes et les politiques de cette période.

 

Sous l’impulsion d’économistes prônant une plus grande libéralisation de l’économie au niveau mondial comme source de production de nouvelles richesses et sous la pression du lobbying de grandes banques multinationales une nouvelle division internationale du travail s’est peu à peu mise en place avec l’appui et la bénédiction de la classe politique. Dans les pays industrialisés on assistait depuis quelques années à la décroissance de la part de l’industrie dans la richesse nationale (PIB) au profit des services. On observait donc pour l’industrie le même phénomène qu’avait connu l’agriculture quelques décennies auparavant Le progrès passait par la décroissance des activités agricoles et industrielles au profit de la croissance des services à fortes valeurs ajoutées. Les économies avancées innovantes dans les technologies de l’information avaient donc avantages à se spécialiser dans les services utilisatrices de ces technologies et notamment dans les services financiers et à laisser leurs industries se délocaliser au Sud. Cette délocalisation de l’industrie fournissait un autre intérêt économique pour les pays avancés : stopper les revendications salariale des salariés des industries des pays avancés qui étaient mis en concurrence avec les travailleurs de ces mêmes industries dans les pays du sud et d’une manière plus générale modérer la croissance des salaires dans les pays avancés en important des produits industriels à bas coûts des pays émergents.

 

 Le support ou la bénédiction politique nécessaire à la réalisation de cette nouvelle division internationale fut apporté dans un premier temps par Ronald Reagan et Margaret Tatcher. D’une manière un peu caricaturale, le Président américain et Le premier ministre britannique de l’époque ont défini le cadre de la négociation de cette nouvelle division du travail : « Nous pays avancés acceptons de laisser nos industries se délocaliser vers les pays émergents, en contre partie vous, pays du Sud,  acceptez  la libéralisation des services et notamment des services financiers ».

 

La pression sur les salaires due à la mise en concurrence des salariés a obligé nombre de ménages à faire appel au crédit pour se loger, plus généralement pour essayer de maintenir leur niveau de vie. La généralisation de la vie à crédit a conduit à la première crise financière celle des subprimes aux Etats Unis

 

 

La financiarisation de l’économie, c’est à dire le pouvoir des qu’ont les banques et plus généralement la sphère de la finance, de dicter ses lois à l’économie réelle a commencé à s’affirmer au début des années 1980. La crise financière qui a débuté en 2008 prend ses racines dans cette nouvelle division du travail dont les principales orientations ont été définies au début des années 1980.

 

C’est cette même division du travail qui a multiplié et renforcé le rôle des paradis fiscaux.

 

C’est cette même division du travail qui a renforcé le rôle des agences de notation

 

C’est cette même division du travail qui a permis à la sphère financière de multiplier les actifs financiers de plus en plus complexes (la titririsation les CDS) et de  créer soit disant de la valeur en spéculant.

 

Il n’y avait rien d’obligé, il n’y avaient pas de lois naturelles dans les processus qui ont conduit à la mise en œuvre de la financiarisation de l’économie ; ce fut le résultat de la conjonction d’acteurs économiques (sphère financière) d’économistes et de forces politiques.

 

 

Le rôle des économistes néolibéraux : l’ordre spontané du marché

Un des pères fondateurs de l’école néolibérale est Friedrich Hayeck, récipiendaire en 1974 de l’un des premiers prix dits Noble d’économie. Il fut un critique acerbe de l’œuvre normative de la fin de la deuxième guerre mondiale. A propos de la déclaration universelle de 1948, il écrit « Le document est tout entier rédigé dans le jargon propre à la mentalité organisationnelle  que l’on s’attend à trouver dans les déclaration des dirigeants syndicalistes ou de l’OIT (…) ce jargon n’a rien qui s’accorde avec les principes sur lesquels repose l’ordre de la Grande Société »[8] . Le ton est donné et l’objectif de remettre en cause le nouvel ordre international défini à la fin de la deuxième guerre est clairement affirmé. Et de préciser « Un fois que nous donnons licence aux politiciens d’intervenir dans l’ordre spontané du marché (…) ils amorcent le processus cumulatif dont la logique intrinsèque aboutit forcément à une domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie »[9]. En affirmant l’existence d’un ordre spontané du marché, les néolibéraux affirme que l’économie relève de la science et non du politique, car les normes scientifiques sont les seules à échapper au débat politique.

 

L’existence d’un ordre spontané du marché est scientifiquement démontré par Friderich Hayeck. La révolution libérale a affirmé son pouvoir et a assis son hégémonie à partir de l’idéologie scientiste, cette même idéologie qui appliquée à la gestion fut à la source des barbarismes qui ont accompagné la première et la deuxième guerre mondiale.

 

L’ordre spontané du marché, seul moyen pour augmenter la richesse au niveau mondial

Pour les néo-libéraux, l’accroissement de la richesse passe par la mise en concurrence généralisée de tous les hommes dans tous les pays et y compris par la mise en concurrence des législations et sociales et fiscales de ces pays. On doit ici s’interroger sur notre manière de concevoir la richesse économique et donc sur notre conception de la valeur économique en tant que nature et mesure de la richesse économique.

 

 

« Le problème n’est pas de réguler les marchés comme on régule un chauffage central. Le problème est de réglementer, ce qui oblige à revenir sur le terrain politique et juridique afin d’y établir l’ordre des fins et des moyens entre les besoins des hommes et l’organisation économique et financier »[10].

 

[1] Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total ; Editions du Seuil, Paris2010

[2] Alain Supiot, op.cit., p.9

[3] Alain Supiot, op.cit., p. 9

[4] « Popularisée par Staline avant d’être formalisée par la science économique contemporaine, l’idée de capital humain a servi d’équivalent communiste à la notion nazie de matériel humain. Elle procède d’une vision scientiste  du monde qui réduit l’homme à l’état de ressources économiques » Alain Supiot, op. cit., p. 142

[5] Alain Supiot, idem, p. 15

[6] Alain Supiot, idem, p. 19

[7] Alain Supiot, idem, p. 24

[8] Friedrich Hayek Le Mirage de la justice sociale, p. 126, PUF 1981, cité par Alain Supiot op.cit

[9] Friedrich HayekL’ordre politique d’un peuple libre, , PUF 1983, cité par Alain Supiot op.cit

[10] Alain Supiot, idem, p. 94