Spiritualité et yoga
Pour essayer de comprendre comment la pratique des asanas du yoga nous offre la possibilité de rentrer dans une démarche spirituelle, il semble nécessaire de préciser ce qui est commun à toutes les spiritualités et ce qui est spécifique aux spiritualités liées aux pratiques des asanas du yoga. Il n’est pas suffisant de fonder la spiritualité du yoga, faut il encore en préciser les voies et les moyens pour la découvrir. Si on veut être écouté et crédible de nos contemporains occidentaux, il faut prendre en compte notre histoire, et notamment notre histoire culturelle et scientifique, qui a formaté les représentations que nous avons de notre corps, et de notre relation au monde.
Ce qui est commun à toutes les spiritualités c’est la reconnaissance que la vie ne se limite pas à la matérialité des choses et des êtres. Au sein de cette matérialité des choses et de la nature, et au sein de notre corporalité humaine, au sein de notre psychisme humain, au sein de nos émotions, il y a une énergie, une présence qui dépasse l’individualité de chaque chose et de chaque être.
Ce qui est aussi commun à toutes les spiritualités avec plus ou moins d’insistance selon les spiritualités, c’est le constat que les mots sont insuffisants ou inaptes à rendre compte de ce qui est une spiritualité « Quand on La nomme, la Voie n’est plus la Voie, Quand on Le prononce, le Nom n’est plus le Nom » (Tao Te Ching)
La spécificité de la démarche du yoga (mais aussi d’autres spiritualités telles que le soufisme, et dans une certaine mesure le christianisme) est d’amener chaque individu à découvrir qu’au plus profond de lui-même se trouve le Soi, le purusha (on peut ici rappeler la belle légende hindoue[1] qui amena Brahman à cacher la divinité de l’homme au plus profond de lui-même). De mon point de vue, la voie privilégiée par le yoga pour faire découvrir le Soi, c’est de développer – par la pratique des asanas et de la méditation - l’attitude d’observateur de notre corps, de notre respiration, de nos émotions. C’est à partir de cette attitude d’observation de nous même que nous pouvons découvrir que cet observateur ne peut être identifié totalement à notre individualité, que nous sommes plus que la représentation que nous avons bâtie de nous même à partir de l’expérience quotidienne de la vie. Cette démarche spirituelle, comme toute démarche spirituelle ne peut se découvrir non par des mots mais par la pratique et donc à travers la pratique du yoga.
La découverte que l’observateur de soi est différent du soi; peut être expérimentée en dehors de la pratique yoga et il nous faut valoriser d’autres expériences, d’autres pratiques corporelles que le yoga ou d’autres pratiques culturelles ou mêmes technico-culturelles pour faire comprendre ce qu’est la spiritualité du yoga. Je pense notamment à cette télévision sur Arte réalisée par des détenus de la prison des Baumettes qui « pour parler d’eux-mêmes depuis l’intérieur de la prison » ont utilisé une caméra. Pour parler de son rapport à la caméra, l’un des détenus réalisateurs, Mohamded dit Momo, explique « c’est comme si je me retire de ce monde-là, du monde carcéral. Je le regarde autrement, c’est comme un regard au-dessus. J’essaie d’analyser ce qui se passe autour. Parce qu’on est dedans, on ne peut pas avoir cette sensation. Une fois la caméra à la main, on est en retrait. Derrière la caméra, c’est un autre mec, c’est pas le même »[2]. N’est on pas chacun de nous en prison au sein de chacune de nos individualités (corporalités et psychisme) ? Le yoga nous ne permet il pas d’être notre propre caméraman ?. Intéressant aussi de savoir que le réalisateur de l’émission a découvert que c’est le fait d’avoir tourné le film non dans une vraie cellule, mais dans une cellule reconstruite à l’identique dans le studio de cinéma de la prison des Baumettes qui a permis aux hommes de se révéler : « il fallait ce dispositif pour que les hommes se révèlent ». N’utilise-t-on pas dans le yoga, notre imaginaire pour créer des situations d’observation de nous-mêmes, des scénarios mentaux, qui nous permettent d’accéder à cette présence, au Soi, (à cet indéfinissable) qui se trouve déjà là ?
Difficultés pour un occidental à entrer dans une attitude d’observation de son corps et de ses émotions
En tant qu’occidentaux nous subissons sans le savoir le traumatisme cartésien, c'est-à-dire de la dualité corps / esprit[3]. Cette séparation des deux composantes de notre individualité était peut être la condition nécessaire pour le développement de ce qu’on a appelé l’esprit scientifique. Ce traumatisme cartésien était peut être le passage obligé, le prix à payer pour le développement industriel et technologique qui a eu lieu au sein des sociétés occidentales, dites modernes. Aujourd’hui, l’homme occidental qui a perdu l’unité corps/mental, est un être handicapé. Pour l’homme occidental, c’est l’esprit, la partie rationnelle de son cerveau, qui doit maîtriser et dominer le corps et les émotions. Cette compréhension de l’homme a eu des conséquences importantes sur le développement des techniques corporelles en Occident (gymnastique et sports en vue de maîtriser, dominer, sculpter le corps ) par rapport aux techniques corporelles de l’Inde, de la Chine et du Japon, mais aussi sur les techniques médicales de traitement et de réparation du corps et du psychisme (le corps est vu comme un assemblage de composants indépendants) dont on commence à appréhender aujourd’hui les limites (livre Guérir de David Servan Schreiber).
L’homme occidental, plus que d’autres, a besoin d’une spiritualité qui lui permette de reconstruire son unité (corps et mental). La pratique du yoga peut être une des voies pour reconstruire cette relation corps/mental. Ce que l’homme occidental a besoin c’est d’une spiritualité qui s’édifie non sur la maîtrise et la domination du corps par l’esprit mais à partir de la redécouverte de l’unité corps/mental. En sachant que c’est souvent notre relation à notre corps qui oriente et modèle les relations que nous développons avec ceux qui nous entourent et avec les objets, l’environnement, le monde qui constituent notre cadre de vie, la pratique du yoga a de fortes potentialités pour nous aider à mieux comprendre l’unité qui nous lie aux autres hommes et à notre planète Terre. Plus que dans les autres cultures, l’homme occidental a besoin d’une spiritualité qui parte du corps et qui intègre le corps.
L’apport des neurosciences et des sciences de la cognition pour retrouver l’unité corps /mental (à développer)
Par rapport au traumatisme cartésien, et pour reconstruire la relation à notre corps et à nos émotions, il nous faut utiliser les apports nouveaux des sciences de la cognition.
« Descartes qui opposait l’esprit au corps, pensait qu’ils communiquaient tout de même à travers un point très précis du cerveau : la glande pinéale. La recherche a donné tort à Descartes et raison à Spinoza, qui voyait le corps et l’esprit comme deux manifestations d’une seule et même entité. Nous savons aujourd’hui que l’organisme entier dialogue avec l’esprit, à travers le cerveau émotionnel : celui-ci pilote le système nerveux autonome et par ce biais contrôle toutes les fonctions viscérales ; de plus il commande le système hormonal pars ses sécrétions qui transitent via le système nerveux central ; et nous savons maintenant qu’il communique avec le système immunitaire, et même que ce dernier lui répond. (…) . Les neurones qui servent de support au cerveau sont influencées par les états du corps, leur activité est modulée par les messages chimiques émis par les cellules immunitaires comme par celles du cœur et de l’intestin. L’éminent neuroscientifique Antonio Domasio, l’explique très bien dans « Spinoza avait raison » , la conscience elle-même est à la fois un état du corps et un état du cerveau »[4].
Notre bien être dépend de nos relations aux autres, la science au secours de la morale
Pour expliquer le besoin de développer les Yamas (disciplines morales, disciplines relationnelles), première composante ou étape du yoga, il nous faut ici aussi utiliser les connaissances scientifiques de la communication émotionnelles. On peut fonder la nécessité des Yamas non sur une morale posée à priori mais à partir de la recherche de notre bien être corporel et mental. C’est la démarche adoptée par David Servan-Schreiber. «Le cerveau émotionnel est construit pour émettre et recevoir sur le canal de l’affect. Il s’avère que ce type de communication joue un rôle essentiel pour la survie de l’organisme, et pas seulement en ce qui concerne la nourriture et la chaleur. Le contact émotionnel est, pour les mammifères, un véritable besoin biologique, au même titre que la nourriture et l’oxygène. Ce que la science a découvert à son insu »[5] A partir d’observations faites sur des humains mais aussi sur des animaux, David Servan Schreiber souligne que la régulation optimale de notre physiologie (comme celle de tous mammifères sociaux) « dépend des relations que nous avons avec autrui, surtout avec les gens qui nous sont proches émotionnellement (..) la relation affective est un concept aussi réel et aussi déterminant que n’importe quel médicament ou intervention chirurgicale ; mais de toute évidence, c’est une idée qui a encore du mal à passer »[6]. Dans son livre David Servan Schreiber nous propose des techniques pour gérer les conflits avec les personnes qui nous entourent (chapitre 12, La communication émotionnelle) et pour améliorer nos capacités d’écoute et donc nos rapports aux autres (chapitre 13 : Ecouter avec le cœur).
Dans un dernier chapitre (Chapitre 14 : Le lien aux autres), David Servan-Schreiber va un peu plus loin dans sa réflexion. Notre santé physique et mentale dépend des relations harmonieuses que nous avons avec nos proches, mais plus fondamentalement ou plus spirituellement dit « nous ne pouvons pas vivre heureux, nous ne pouvons pas guérir au fond de nous-même, sans trouver un sens dans notre rapport au monde qui nous entoure, c'est-à-dire dans ce que nous apportons aux autres »[7]. Reprenant l’exemple de Camus, qui tout en mettant en avant dans son œuvre une certaine absurdité de la condition humaine, avait été amené à s’engager dans la Résistance, à se battre ; il y avait été heureux. « Ce sens que l’on trouve dans le lien aux autres, ce n’est pas un diktat de la culture ou de la morale sociale. C’est un besoins du cerveau lui-même : dans les trente dernières années, la sociobiologie a fait la démonstration que ce sont nos gènes eux-mêmes qui sont altruistes. L’orientation vers les autres et la paix intérieure que nous en tirons font partie ne notre fabrique génétique. Du coup, il n’est pas surprenant que cet altruisme soit au cœur de toutes les grandes traditions spirituelles. C’est d’abord une expérience dans le corps, une émotion, qui a été vécue tant par des sages taoïstes et hindous que par des penseurs judaïques, chrétiens, musulmans – autant que par des millions d’êtres humains anonymes et souvent athées ». David Servan-schreiber cite plusieurs observations faites depuis plusieurs décennies par des scientifiques (Emile Durkheim, Victor Frankl, Abraham Malslow,) et différentes études récentes publiées par des revues scientifiques (Science, American Journal of Cardiology) montrant que les personnes s’impliquant dans leur communauté ont une meilleure santé mentale et physiologique. « Un siècle après Durkheim, et trente après Frankl et Maslow, les études physiologiques modernes sont venues confirmer leurs intuitions et leurs observations : quand on mesure la cohérence cardiaque par ordinateur, on constate que la façon la plus simple et plus rapide pour que le corps entre en cohérence est de faire l’expérience de sentiments de gratitude et de tendresse vis-à-vis d’autrui. Lorsque nous nous sentons viscéralement, émotionnellement, en rapport avec ceux qui nous entourent, notre physiologie entre spontanément en cohérence. Simultanément, lorsque nous aidons notre physiologie à entrer en cohérence, nous ouvrons la porte à de nouvelles manières d’appréhender le monde autour de nous ». David Servan-Schreiber nous apporte ici la confirmation que la pratique des asanas du yoga, en améliorant notre cohérence cardiaque nous ouvre la porte à de nouvelles manières d’appréhender le monde, c’est à dire à de nouvelles spiritualités. Et ces nouvelles spiritualités sont construites à partir de notre corps, et plus précisément à partir de l’unité corps/mental.
[1] Cette légende est rappelée en une page dans le livre Hata-yoga de Clara Truchot, Editions Le Courrier du Livre, 1996
[2] Le Monde Télévision, 21-22 nov. 2004
[3] Cette dualité existait bien avant Descartes, mais c’est Descartes qui l’a formalisé avec le plus de force.
[4] David Servan-Schreiber, Nouvel Observateur, 14 oct 2004
[5] David Servan-Schreiber, Guérir, Laffont, Paris 2003, p. ;187
[6] David Servan-Schreiber, Guérir, Laffont, Paris 2003, p. ;193
[7] David Servan-Schreiber, Guérir, Laffont, Paris 2003, p. ;232