« Il faut s’adapter » Sur un nouvel impératif politique

Classée dans la catégorie: 
Titre de l'ouvrage: 
« Il faut s’adapter » Sur un nouvel impératif politique
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Barbara Steigler
Maison d'édition: 
Gallimard, nrf
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2019
Date de rédaction: 
Février 2019

 

Ce livre analyse le néolibéralisme, tel qu’il s’est manifesté au départ dans un fameux colloque qui s’est tenu à Paris en août 1938 autour de l’œuvre de Walter Lippmann (1889-1974), diplomate, journaliste et essayiste américain, auteur notamment de « The Good Society » (1937). L’objectif de l’auteure est de montrer que le néolibéralisme révèle une pensée politique reposant sur une conception bien précise de la vie et de l’évolution et sur un soi disant retard de l’espèce humaine.

Le néolibéralisme ne doit pas être confondu avec l’économie néo-classique ni avec le capitalisme financiarisé, ni avec l’ultralibéralisme prônant l’Etat minimal et la privatisation de tous les services . « Tandis que les libéraux du XVIII siècle et les ultra-libéraux du XIX siècle prônaient un laisser-faire reposant sur la bonne nature de notre espèce et de ses penchants, censés contribuer au bon fonctionnement du marché, les néolibéraux ont émergé, suite à la Grande dépression des années 1930, en rejetant justement ce naturalisme naïf pour en appeler aux artifices de l’Etat (droit, éducation, protection sociale) chargés de construire artificiellement le marché et d’assurer en permanence son arbitrage selon des règles loyales et non faussées » p12. Une des manifestations aujourd’hui de ce néolibéralisme est l’ordo-libéralisme allemand. Pour l’auteure, la pensée de l’économiste Friedrich Hayek (1899-1992), qui s’est construite en relation avec l’évolutionnisme darwinien et au contact de Lippmann, appartient au courant du néolibéralisme.

 

La nouvelle problématique politique du néolibéralisme est explicitement dirigée contre le naturalisme du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903) et ses outrances ultra-libérales qui reposent sur une mauvaise compréhension de la révolution darwinienne. « Pour Spencer et pour ceux qu’on appelle à tort darwinismes sociaux, qui triomphent dans l’Amérique du début du XXe siècle, les lois de l’évolution sont censées assurer mécaniquement le passage de la matière inerte jusqu’à la société industrielle tout en sélectionnant les plus aptes. Dans le champ politique, il suffit donc de laisser faire la nature, et avec elle les tendances naturelles du capitalisme, ce qui implique de refuser catégoriquement toute perturbation artificielle de l’Etat. Pour Lippermann, et pour nombre de ses contemporains progressistes qui entendent justement combattre ces ultra-libéraux, la révolution industrielle a créé une situation de complète désadaptation, qui explique toutes les pathologies sociales et politiques de notre époque, aggravée par le laisser-faire. Il faut donc repenser l’action politique comme une intervention artificielle, continue et invasive sur l’espèce humaine en vue de la réadapter aux exigences de son nouvel environnement » p15

 

La pensée de Lippermann et des néolibéraux a été fortement critiquée par à un des plus grands penseurs américains du XXe siècle, le philosophe pragmatiste John Dewey (1859-1952), « lui aussi occupé à réfléchir aux conséquences politiques de la révolution darwinienne, mais pour en tirer des conclusions rigoureusement opposées ». « Tandis que Lippermann, et tous les néolibéraux après lui, théorisent une régulation de la société qui combine le savoir des experts et les artifices du droit, Dewey ne reconnaît d’expérimentation véritable qu’à la condition qu’elle soit conduite par l’intelligence collective des publics, elle-même inséparable de la dimension affective de toute expérience. Alors que pour Lippermann, puis pour les néolibéraux américains, allouer ce rôle à la prétendue intelligence des publics nie les processus évolutifs, au regard desquels l’affectivité des masses et l’intelligence apparaissent comme rigides, retardataires et inadaptées, pour les pragmatiques au contraire, c’est cette interprétation conjointe de l’affectivité et de l’intelligence collective, comme organe fonctionnel de contrôle qui est au plus près de la logique de Darwin ». Le long débat entre Lippermann et Dewey a aussi nourri le conflit sur la démocratie durant les années 1920, mais aussi autour des années 2.000 dans l’Amérique contemporaine, « opposant les défenseurs d’une démocratie représentative, gouvernée d’en haut par les experts (Lippermann), aux promoteurs d’une démocratie participative, promouvant l’implication continue des citoyens dans l’expérimentation collective (Dewey) » p17

 

Chapitre 1 « Réadapter l’espèce humaine à la grande société

 

C’est l’objectif de Lipppermann. En soutenant une conception naturaliste de l’esprit fondée sur les rapports biologiques entre l’organisme et son environnement, James et Dewey entendent rompre définitivement avec la vieille psychologie rationaliste. Mais en montrant que l’organisme ne se soumet pas passivement à son environnement, et qu’il y a au contraire entre eux une relation rétroactive, leur évolutionnisme continuiste n’a plus rien de commun avec le réductionnisme mécaniste de Spencer (p.29)

Les impulsions et les désirs sont la seule d’énergie dont dispose notre espèce. Le rôle de la sublimation des impulsions reste important

 

Chapitre 2 La démocratie darwinienne selon Lippermann

 

La néo-démocratie lippmanienne : du gouvernement des experts à la manufacture du consentement (p.60)

Revenir sur les sources lippmanniennes du néolibéralisme permet, entre autre choses, de déconstruire l’idée désormais commune selon laquelle le néolibéralisme se réduirait soit à une doctrine économique, soit à une réduction arbitraire du politique aux logiques économiques de la marchandisation (p.68)

 

Révisée par le gradualisme darwinienne et par la téléologie spencérienne de la division du travail, la réadaptation de l’espèce humaine à son nouvel environnement, complexe et perpétuellement changeant, (selon la démocratie Lippermann), peut enfin faire l’économie d’une visée commune de la vie bonne.

 

Chapitre 3 Les sources biologiques du conflit entre Lippermann et Dewey

 

« Pour l’un, comme pour l’autre, il est en effet urgent de reconstruire un modèle démocratique à la mesure des défis de la Grande Société industrielle et mondialisée »

Le débat de Lipperman et Dewey sur la démocratie : Au gouvernement des experts, Dewey oppose l’usage systématique de l’ « enquête »[1] en tant que partage social des connaissances et leur mise à l’épreuve collective. A la fabrication des symboles par la propagande, il oppose la nécessité pour « les publics » de se réapproprier les moyens de communiquer entre eux afin de reformer le tissu vivant, non seulement du social, mais de la communauté. Et « à la conception minimaliste, procédurale et intermittente de la consultation démocratique, il objecte que la démocratie doit s’étendre à toutes les dimensions de la vie humaine, et qu’elle doit explicitement affronter la question des valeurs, des fins et des buts visés en commun par la communauté politique » (p.96)

 Une des origines de la controverse est leur conception de la connaissance. Lippermann a manqué la rupture épistémologique du pragmatisme qui consiste à rompre avec la conception classique de la connaissance comme représentation passive d’un spectacle (Platon et Descartes), où le sujet de l’expérience n’est jamais qu’un spectateur passif.

« Si nous voyons que l’acte de connaître n’est pas l’acte d’un spectateur se tenant en dehors de la scène naturelle et sociale, mais l’acte d’un participant, alors le véritable objet de la connaissance se situe au niveau des conséquences de l’action dirigée » (John Dewey,

« Dans une philosophie expérimentale de la vie, la question du passé, des précédents, des origines, est tout à fait subordonné à la prévision, au guidage et au contrôle parmi les possibilités futures. Ce sont les conséquences plutôt que les antécédents qui mesurent la valeur des théories » (John Dewey).

Dewey s’appuie sur la biologie pour affirmer que toute expérience  en général implique, bien avant l’apparition des sciences expérimentales, l’articulation continue entre un organisme et son environnement « L’organisme n’est pas un spectateur  face à l’écran du monde qui le bombarderait de données brutes, il est un acteur qui prend part au monde. Le concept de « participation » a une origine biologique et il irradiera aussi bien dans les questions de connaissance (..) que dans les questions de valeur (démocratie participative) » Dewey

 « Pour Dewey comme pour William James, la révolution darwinienne implique d’abord d’inscrire l’ensemble de l’activité humaine, et avec elles la connaissance, dans l’histoire évolutive  (..) C’est Darwin qui a ramené la connaissance à sa véritable fonction : celle de mieux adapter les organismes les plus complexes à leur environnement» (p.106)

 

Au lieu que les organismes se plient passivement aux exigences de leur environnement (conception de Lipperman) , toute réadaptation implique une interaction active et continue entre les organismes et leur environnement. Pour Dewey « comprendre l’expérience du point de vue biologique, c’est la considérer en termes d’interactions d’un organisme vivant avec son environnement, d’actions subies et d’action faites ». L’expérience comme interaction avec l’environnement, où  les processus d’adaptation biologiques ne sont ni purement passifs, ni purement actifs  s’inscrit pour Dewey dans ce qu’il appelle la « logique génétique et expérimentale de Darwin »

 

« Une classe d’experts est inévitablement tellement coupée des intérêts communs qu’elle en devient une classe avec des intérêts privés et une connaissance privée, ce qui en matière sociale, n’est pas une connaissance du tout [..] Tout gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas l’opportunité d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie gérée en vue des intérêts de quelques-uns. Et l’information éclairée doit se faire d’une manière qui contraigne les spécialistes administratifs à prendre en compte les besoins. Le monde a plus souffert des leaders et des autorités que des masses » Dewey (p.114)

 

Chapitre 4 Vers un nouveau libéralisme

 

L’autre débat entre lippmann et Dewey : le désaccord sur l’individu et  le libéralisme

L’individu lippmannien est compris, comme pour dans le libéralisme classique, à partir d’un postulat atomiste : comme l’atome, l’individu est une unité déjà faite et isolée, qui précède la société et ses interactions (p.135)

Ce que Dewey critique dans le naturalisme libéral, ce n’est évidemment pas qu’il se réfère à la nature pour comprendre la société. Lui-même se réclamera jusqu’au bout d’un tel naturalisme. Ce qu’il rejette c’est le naturalisme atomiste, dont se réclament trop souvent les libéraux, les utilitaristes et Lippmann lui-même (p.135)

Tandis que le naturalisme libéral part d’un individu atomique censé précéder ses interactions, le naturalisme de Dewey interprète l’individuation comme un processus qui implique une interaction continue avec l’environnement, avec l’environnement naturel dans le cas des individus biologiques et avec l’environnement social dans le cas des individus humains (p.136)

 

Pour Dewey, le problème n’est pas tant de savoir comment l’esprit individuel forme des groupes sociaux que de comprendre comment des arrangements interactifs établis entre des individus forment et nourrissent des esprits différents, c’est-à-dire des individués. Au fond, la question n’est pas de savoir comment les individus font des groupes, mais comment les groupes font des individus.

La caractéristique de la société libérale est de faire prévaloir une seule  forme d’association, l’association économique.

 

Vers un nouveau libéralisme

 

L’échec de la démocratie vient de l’organisation collective des modes de production du savoir qui, au stade avancé du capitalisme, se concentre comme toutes les autres « richesses accumulées » dans les mains d’une minorité. C’est cette concentration des richesses qui explique le retournement du libéralisme en son contraire, conduisant à la destruction des conditions de possibilité de la révolution industrielle et, avec elle, au blocage de l’extraordinaire libération des potentialités qu’elle a rendue possible.  (..) Ce sont les publics eux-mêmes, et aucune autre instance à leur place, qui doivent mener l’expérimentation sociale » (p.156)

 

Toute l’erreur du libéralisme historique fut de croire que le self-government des sociétés pouvait être laissé aux interactions économiques aveugles, procédant par essais et erreurs à la façon des petites variations darwinienne (p.156)

 

Chapitre 5 La grande révolution : mettre l’intelligence collective hors circuit

 

« Tandis que le nouveau libéralisme promu par le pragmatisme américain entend à imposer l’intelligence collective des publics comme le seul agent légitime de l’action politique, la grande révolution néolibérale cherchera à imposer la rupture inverse : celle d’une mise hors circuit de l’intelligence collective » (p.161)

 

Chapitre 6  Réformer l’espèce humaine par le droit

 

C’est l’objectif du néolibéralisme

Le droit comme code de la route qui s’impose à tous

 

Différence de l’ »égalité des chances »

Pour Dewey, dans son livre  Human nature and Conduct, l’égalité des chances désigne les conditions sociales et collectives dans lesquelles les individus ont la possibilité de libérer « l’impulsion » dont ils sont porteurs, et avec elle, la capacité créatrice de chacun de transformer l’environnement social, en obligeant les habitudes collectives à se transformer ; il s’agit de libérer les potentialités créatrices et transformatrices des individus qui ne sont jamais considérées comme des réalités déjà faites ou déjà là. Par contre, pour Lippmann l’ « égalité des chances » s’entend dans le cadre plus restreint d’une compétition, elle-même chargée de dégager une hiérarchie entre les plus doués et les moins doués, de sélectionner les meilleurs et d’éliminer les moins bons (p.213).

 

Chapitre 7 L’agenda néolibéral : vers un nouvel âge de la biopolitique

 

Alors que le libéralisme classique valorise le laisser-faire, le néolibéralisme se distingue au contraire par la définition d’un ensemble de mesures politiques volontaristes .

La nouvelle thèse proposée par Barbara Stiegler : avec le néolibéralisme théorisé par Lippmann s’ouvre un nouvel âge biopolitique, fondé non plus sur la confiance en une bonne nature, mais sur le constat d’une déficience radicale de l’espèce humaine, liée à l’inertie de son histoire évolutive (p.221)

 

La diversité du néolibéralisme : ni l’ordolibéralisme, ni l’ordre spontané de Friedrich Hayek, ni la théorie du capital humain de l’Ecole de Chicago, ne sont entièrement solubles dans le nouveau libéralisme de Lippmann p 269

 

 Pour Dewey les enjeux de toute éducation sont l’adaptabilité et le réajustement, mais il faut les comprendre, comme la capacité de l’espèce humaine à reprendre le contrôle expérimental de sa propre évolution dans le contexte de la société industrielle, en redéfinissant de manière  collective et continue ses fins et ses moyens.

 

[1] Le concept d’enquête de Dewey implique une participation massive des sciences humaines et sociales.