Changer l’Europe !
L’objectif du livre
Dans ce livre, plusieurs « économiste atterrés » tentent de formuler des « propositions novatrices » pour remettre l’Europe sur ses pieds.
Ces propositions s’appuient sur une certaine vision de l’Europe « qui entend promouvoir un modèle spécifique de société, « un modèle social européen » basé sur un niveau élevé de protection sociale, de redistribution, de régulation économique, modèle qu’il faut faire évoluer pour l’engager résolument dans la transition écologique » p15
Cette vision de la construction « d’un modèle social européen » s’oppose à la vision, portée par « les classes dirigeantes » actuelles, « dans laquelle l’Europe doit conduire les pays européens vers le modèle libéral, le seul qui serait adapté à la mondialisation, et ce au prix de baisses des dépenses publiques, de réformes structurelles drastiques, et d’abaissement du coût du travail. There is no alternative, sert ici de mot d’ordre à la poursuite de l’offensive néolibérale ». En fonction de cette vision, « l’objectif des instances européennes (BCE, Commission européenne) est de limiter les pouvoirs des Etats nationaux et de concentrer ceux-ci dans des instances (européennes ou nationales) indépendantes des pouvoirs élus démocratiquement (..) Dans ce cadre, les programmes de réformes structurelles consistent à libéraliser les marchés des biens et services, à déréguler les marchés financiers, à affaiblir le droit du travail, et à réduire les dépenses publiques et sociales. La Commission fait pression sur les pays membres pour qu’ils introduisent ces réformes impopulaires, ce qui permet aux gouvernements nationaux d’invoquer cette pression pour les imposer. Le respect de principes de la concurrence et des quatre libertés (liberté de circulation des marchandises et des services, des capitaux, des personnes, liberté d’établissement des entreprises et des personnes) est en pratique utilisé pour contraindre les Etats à libéraliser le marché des biens et services et celui du travail, à réduire la fiscalité sur les capitaux et les entrepries».p16
Contenu
Le livre s’ouvre sur des propositions de politiques qui visent un engagement fort dans la transition écologique (chapitre 1). « Ce choix majeur entre tous, en implique de nombreux autres » et notamment ceux concernant :
- Une politique industrielle (chapitre 2) grande absente de ces dernières décennies et qui devrait être orientée sur la reconversion écologique.
- Une politique de l’emploi (chapitre 3) visant la lutte contre la précarisation et un effort de formation, la revalorisation de la place des salariés dans l’entreprise et la définition d’une stratégie de réduction du temps de travail.
- Un ensemble de mesures (chapitre 7) pour lutter contre l’inégalité entre les hommes et les femmes en particulier en termes d’emploi, de carrière et de salaires
- Une politique fiscale (chapitre 4) visant à instaurer des taux minima de taxation sur les revenus et les patrimoines élevés, à éradiquer les paradis fiscaux et les mécanismes d’optimisation fiscale tout en faisant monter en puissance la fiscalité écologique.
- La consolidation et le développement d’un modèle social européen (chapitres 6) avec des objectifs précis en matière de taux de pauvreté et de chômage, de revenu minimum, de niveau de retraites et de prestations de chômage, ainsi que d’universalité de l’assurance maladie.
- Le rôle de la BCE, (chapitre 8) qui doit garantir les dettes publiques, « sa mission doit s’élargir au soutien de la croissance et à l’emploi et à réduire le poids de la finance et de la spéculation ».
- Une nouvelle orientation pour l’Europe bancaire (chapitre 10) qui aurait pour objectif de séparer les banques de dépôt et les banques d’affaire, de recentrer les banques vers la distribution du crédit aux ménages, aux entreprises et aux collectivités locales. « Les banques ne devraient plus avoir le droit de spéculer ni de prêter aux spéculateurs afin de garantir leur solidité financière ».
- Une rupture institutionnelle (chapitre 12) permettant de passer du « fédéralisme tutélaire » actuel, basé sur le respect de règles et la mise sous tutelle des Etats, à un fédéralisme démocratique dont « le dispositif central serait la mise en œuvre d’une planification démocratique ». Ce fédéralisme démocratique nécessiterait la création d’un gouvernement européen découlant du suffrage universel et s’appuierait sur un budget européen renforcé permettant de mettre en œuvre des politiques industrielles et sociales actives.
Deux points de divergence au sein des économistes atterrés
Dans l’introduction du livre, les économistes atterrés reconnaissent la persistance en leur sein de deux points principaux de divergence sur les politiques alternatives à proposer pour l’Europe.
La première divergence concerne le fédéralisme démocratique (chapitre 12). En fonction des rapports de force actuels au niveau européen, certains économistes atterrés rejettent toute solution de fédéralisme y compris le « fédéralisme démocratique » et préfèrent redonner du pouvoir et des marges de manœuvre aux Etats nationaux et aux peuples (chapitre 5). « Selon eux, aucun renforcement de l’intégration institutionnelle ne peut être préconisé en Europe, avant que le projet européen ne soit réorienté, qu’il ait rompu franchement avec le néolibéralisme, qu’il soit redevenu populaire, porteur de développement, de progrès sociaux et de solidarité ». p21
La deuxième divergence concerne l’euro. Certains économistes atterrés considèrent que les dysfonctionnements de l’euro et les déséquilibres accumulés rendent nécessaire d’envisager une dissolution de l’euro ou, du moins, une sortie de certains pays (ou groupes de pays) (chapitre 11). Selon eux, « le maintien de l’euro tel qu’il est, est le plus sûr moyen de détruire le modèle social européen et de conduire l’Europe au déclin ». Au contraire, d’autres économistes atterrés « continuent de penser qu’en dépit du carcan que fait peser l’appartenance à la zone euro, une réforme du fonctionnement de la zone euro est encore pour l’heure la meilleure solution. Outre les risques qu’il ferait courir en matière financière, l’éclatement de la zone euro marquerait un échec grave de la construction de l’Europe ». p21
Quelques points importants
Peut on parler d’un modèle social européen ?
Le livre fait souvent référence à un modèle social européen à consolider et à développer mais un tel modèle existe-t-il ? Le chapitre 6 (Faut il une Europe sociale ?) tente d’y répondre. « Les sociétés européennes sont basées sur un compromis entre le capitalisme, la propriété privée et les forces du marché d’une part, la social-démocratie, la redistribution et la production publique d’autre part. Une partie importante des dépenses des ménages est publique (éducation, santé) ou publiquement financée (retraites, famille), une partie importante des revenus est redistribuée par l’impôt, les cotisations et protections sociales. Le droit du travail et les négociations collectives régissent les relations au sein de l’entreprise, la détermination des salaires et les procédures de licenciement. Il existe un modèle social européen ». p185
« Pour les néolibéraux ce modèle est dépassé, il n’est pas adapté aux exigences de la mondialisation. L’Europe doit imposer aux Etats membres des réformes structurelles visant à réduire les dépenses publiques et sociales, à diminuer les impôts et la redistribution, à déréglementer les marchés et les relations de travail, à privatiser les retraites ».
Force est de reconnaître que le projet de consolider et de développer un modèle social européen se heurte à la grande diversité des systèmes sociaux nationaux actuels. Il est possible de repérer quatre types de modèles sociaux différents.(p194) Comment converger vers un modèle social européen alors que les systèmes sociaux nationaux ont à faire face à de nombreux défis dont celui de leur soutenabilité financière ?
Accroissement ou réduction des coûts induits par les désajustements de change au sein de la zone euro
La première partie du chapitre 11 (Le futur de l’euro) apporte une information intéressante sur le fait que l’euro est sous évalué dans les pays de l’Europe du Nord et sur évalué dans les pays de l’Europe du Sud, ce qui entretient et aggrave des déséquilibres structurels intra-européens . « Dans l’hypothèse d’un flottement, l’euro allemand s’apprécierait très significativement tandis que l’euro espagnol, portugais ou grec se déprécierait énormément. Les estimations des désajustements de change donnent des ordres de grandeur importantes : entre 2008 et 2011, l’euro espagnol et grec aurait été surévalué de 20% à 40%, l’euro portugais de 20% à 30%, l’euro franc de 13% tandis que l’euro mark aurait été au contraire sous-évalué de 22%. ». Ces désajustements de change reflètent une hétérogénéité structurelle entre le Nord et le Sud : spécialisation du Nord dans l’industrie manufacturière, présence dans le Nord de firmes de grande taille ayant de fort taux de productivité et ayant des capacités d’innovation importante. « Ces désajustements de change bloquent la croissance et creusent les déficits des finances publiques et des balances courantes au Sud tandis que la croissance au Nord est soutenue par des exportations, notamment vers le reste de la zone euro, facilitant la réduction des déficits publics. Ces désajustements monétaires accroissent les coûts de producteurs du Sud et allègent ceux de leurs concurrents au Nord pour des montants considérables » (voir tableau 1, page 316).
Une certaine déception !
Le livre a été écrit par des économistes experts dans leurs domaines respectifs, mais les interrelations et surtout les interdépendances entre les domaines traités ne sont pas assez soulignées. La transition écologique nécessite de mobiliser de nouvelles formes de financement et notamment les taxes écologiques, ces dernières ne peuvent pas être acceptées dans des sociétés qui sont de plus en plus inégalitaires ou dans lesquelles les luttes contre les paradis fiscaux, l’évasion fiscale et l’optimisation fiscale font l’objet, dans le meilleur des cas, de déclaration de bonnes intentions sans que de réels moyens soient mis en œuvre pour faire cesser ces formes de pillage de ressources nationales au profit d’une élite.
Il manque surtout une vision mobilisatrice pour relancer la construction de l’Europe. Vouloir opposer un modèle social européen qui est pour le moment très hétéroclite au modèle libéral de marché ne peut pas constituer à lui seul une vision mobilisatrice. Il faut trouver un autre projet plus mobilisateur dans lequel le modèle social européen serait une des composantes. La transition écologique devrait occuper une place importante de ce projet mobilisateur comme le propose l’ouvrage des économistes atterrés ; mais ce n’est sans doute pas suffisant. Quid de la croissance économique ? Faut il continuer à diffuser notre croyance dans la croissance ? Quelle est la conception de la valeur et de la richesse économique qu’il serait souhaitable de proposer aux citoyens européens ? Quelle Europe pour un monde en crise d’une mondialisation libérale qui produit de plus en plus de milliardaires au Nord et au Sud et qui précarisent des populations de plus en plus importantes ?.
Le livre plaide souvent pour une rupture avec la trajectoire libérale ou néo-libérale. Et de nombreuses propositions faites dans le livre supposent qu’une telle rupture ait eu lieu. Mais comment fait-on pour réaliser démocratiquement une telle rupture quand dans la plupart des pays européens les médias développent massivement l’idée qu’il n’y a pas d’alternatives et que les citoyens ne votent pas en faveur de partis politiques qui prônent cette rupture ?
Il manque dans le livre des références au « million de révolutions tranquilles » (Le livre Bénédicte Manier) qui germent y compris en Europe. Les économistes atterrés centrés sur le rôle de l’Etat sont aveugles de ces révolutions tranquilles qui pour certaines d’entre elles sont annonciatrices de changements dans la manière d’inventer de nouvelles formes de citoyenneté.
C’est aussi sans doute parce qu’il sont trop centrés sur l’Etat que le livre des économistes atterrés ne donne aucun aperçu sur le rôle des régions dans la construction européenne, sur les initiatives de certaines d’entre elles en matière de politique industrielle, d’emploi, de formation ou de nouvelles formes de coopération entre des régions de pays européens différents.