John Dewey, Après le libéralisme, ses impasses, son avenir
Ce livre rassemble trois conférences données par Dewey dans les années 1930 et une présentation de l’auteur et de ses travaux écrite par le philosophe français Guillaume Garreta.
On résumera dans cette note la présentation[1] de Dewey de (50 pages) faite par G.Garreta, présentation intéressante mais toujours facile à lire .
1. Qui est John Dewey (pages 9-19)
Ce paragraphe rappelle que Dewey (1859-1952) est un des trois fondateurs du courant philosophique le pragmatisme :
Le Pragmatisme
- Connaître par : « Etroitement lié à l’esprit scientifique et à l’expérimentation, ce courant considère que les concepts, les valeurs, les théories doivent être testés, mis au travail, afin d’en préciser le sens et la pertinence et d’être mis au service de la résolution des problèms des hommes. Le pragmatisme part du fait que connaître, c’est quelque chose que nous faisons, au sens littéral du terme » (connaître = co-naître)
- L’action n’est pas la « conséquence de principes rationnels fixes », de l’application rationnelle de théories déjà là, elle est la conséquence d’un processus d’enquête, similaire à la démarche scientique.
- Les pragmatistes avaient pour ambition que leurs propositions philosophiques aient des conséquences réelles dans la façon d’envisager et d’orienter démocratiquement les activités humaines. Dewey est considéré comme un des pionniers de la démocratie participative.
(Pour plus de détails sur le pragmatisme de Dewey, voir mon texte mis en annexe à cette note de lecture)
Dewey a été très marqué par la découverte de Hegel (dimension historique) et par l’évolutionisme de Darwin.
Son parcours académique
- Longtemps Directeur du département de philosophie et de pédagogie de l’université de Chicago, il a appliqué et nourri son approche expérimentale à l’éducation. Il a fini sa carrière à l’université Colombia de New York
- Une production académique prolifique : 40 ouvrages, 700 articles
- Sur le plan académique il connut une certaine éclipse après la deuxième guerre mondiale et jusque dans les années 1970-1980, éclipse due en partie à la domination des méthodes analytiques, beaucoup importées aux USA par des philosophes d’Europe centrale ayant fuit le nazisme.
Un intellectuel engagé,
Il fut une figure publique incontournable du débat politique et social aux Etats-Unis dans la première moitié du XXeme siècle.
- Il s’engagea activement aux cotés de Jane Addams, fondatrice de la Hull House à Chicago (mise en œuvre de programmes de protection sociale, amélioration des conditions de logement et de vie des pauvres, ) elle reçut leprix Nobel de la paix en 1931 (voir page 55).
- Défenseur de la liberté et des droits civiques (notamment ceux de Troski) il contribua à la fondation de l’American civil liberty Union) pour défendre les opposants à la guerre de 1918.
- Il joua un rôle décisif dans la structuration des premiers syndicats enseignants aux Etats-Unis, et s’éleva contre la dictature des experts, étrangers au monde scolaire, qui voulaient imposer leurs vues aux enseignants.
- Il s’engagea dans le mouvement en faveur d’un troisième parti et fit campagne pour le troisième condidat à l’élection présidentielle de 1924.
- Après la crise de 1929 et l’élection de Roosvelt en 1932 il se rapproche des socialistes. Le New Deal de Roosvelt, emblème du réformisme libéral américain, est souvent présenté comme une incarnation institutionnelle et méthodologique du pragmatisme et de l’expérimentalisme deweyen en matières d’action sociale. Mais Dewey a critiqué « le New Deal qui aboutissait à une forme de capitalisme d’Etat, dont la mission principale était de maintenir et garantir le contrôle privé de l’économie et de réprimer les mouvements radicaux » (p. 17)
- En 1943, à l’age de 84 ans, il fait l’objet d’une enquête du FBI pour ses « sympatthies communistes » supposées.
Un programme de recherche et d’action
« Seule une logique générale de l’expérience est en mesure d’accomplir pour les valeurs et les fins sociales, ce que les sciences naturelles, après des siècles de lutte, accomplissent pour les activitès du monde physique » (p.13). Cette « logique générale de l’expérience » décisive pour la transformation et la reconstruction des « questions sociales » est exposée dans son ouvrage Logique : Théorie de l’enquête (1938). Dans la logique de l’enquête il ne s’agit pas seulement de comprendre le monde, ou seulement de la changer, mais bien de le transformer en le comprenant. (p. 130)
Pour Dewey la philosophie doit devenir expérimentale et doit se soumettre au test de l’action.
La philosophie se doit de critiquer les croyances influentes ou sous-jacentes à la culture en remontant à leurs conditions d’émergence. C’est à cette critique qu’il soumet le libéralisme en crise dans son présent ouvrage.
2. Le libéralisme avant et après Dewey (pages 19-28)
Libéralisme est la philosophie sur laquelle se sont batis l’Europe moderne, et plus encore, les Etats-Unis. Cette philosophie a été formulée par les philosophes anglais et écossais du XVIIIe et XIXe siècles : droit inaliénable de l’individu, souveraineté dévolue au peuple, sans monarchie héréditaires, sans aristocratie –mais sans abolition de l’esclavage.
Ce premier libéralisme est en crise
Tout était simple tant que le libéralisme prônait la liberté de pensée, de conscience , d’expression , la liberté d’être propriétaire, de commercer, d’entreprendre contre l’ordre ancien et hiérarchisé des oligarchies. Tout était simple lorsqu’il n’y avait pas lieu de distinguer entre le libéralisme politique et économique. La situation se complexifie lorsque le libéralisme est retourné en idéologie de la classe dominante, justifiant le laisser-faire le plus débridé de l’économie capitaliste à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, en s’opposant à toute intervention et régulation de l’Etat, toujours au nom des mêmes droits et libertés individuels. (Pour Michéa, dans l’Empire du moindre mal, il n’y a pas lieu de distinguer un bon libéralisme politique et un mauvais libéralisme économique, note de la page 23).
Dewey différencie les libéraux modernes qui revendiquent l’intervention de l’Etat pour garantir une réalisation des droits des plus faibles et les libéraux classiques ou pseudo-libéraux qui la refusent au nom des libertés individuelles et du marché libre.
C’est au cœur des débats ravivés par la crise économique autour du libéralisme que le terme de « libéral » s’est infléchi pour désigner les tenants de la protection des plus démunis et du progrés social par le recours à l’intervention du gouvernement. Les autres furent appelés « conservateurs » (opposés au progrès) ou aussi « libertariens ».
Après Dewey, le mot libéral a fini par désigner les tenants du relativisme culturel, du multiculturalisme et de la trangression sociétale, en faisant passer au second plan l’intention d’égaliser en profondeur les conditions d’existence. Dewey n’aurait pas endossé ce nouveau sens de libéral contemporain défendu notamment par Rorty.
3. Vers un nouvel individualisme (pp 28-34)
Pour Dewey « au cœur du libéralisme se trouve non pas l’égalité, la raison, la conscience, mais avant tout l’individu, ses drois et la réalisation de ses capacités » Mais à l’époque de Dewey le libéralisme ne peut plus promouvoir le libre développement de l’individualité, il n’est plus en mesure de conjuguer la libération de l’individu et le bien commun, parce que son anthropologie (sa conception et vision de ce qu’est un être humain) n’est plus adaptée au contexte actuel, si elle l’a jamais été. Dans son ouvrage Individualism, Old and New, il dressse le constat des contradictions existant aux Etats Unis entre les institutions et pratiques réelles d’une part, et d’autre part les croyances et théories morales qui sont censées s’y incarner.
Un modèle abstrait et décontextualisé de ce qu’est un individu
Le libéralisme classique a une mauvaise compréhension de ce qu’est, et de la manière dont advient et se réalise effectivement l’individualité. « Sa philosophie était telle qu’elle apporta son soutien à l’émancipation d’individus dotés préalablement d’un statut privilégié, mais ne promut pas la liberation générale de tous les individus »[2]. Son anthropologie fait de l’individu un support inné de droits, de capacités et de désirs sans rapport avec un contexte social donné. » « L’idée que les hommes sont de manière égale libres d’agir à la seule condition des dispositions jurifiques s’appliquent de manière égale à tous – sans considération des différences de formation, de contrôle de capital, de la maîtrise de l’environnement social que confère l’institution de la propriété –est purement absurde, commes les faits l’ont démontré »[3].
« Le libéralisme repose sur une fiction d’égalité, qui implique de rédéfinir les notions libérales (classiques) de liberté, de droit, et leur genèse » :
- La liberté doit être pensée comme « puissance d’agir »
- Les droits et les devoirs sont des « produits des interactions, et ne se trouvent pas dans la constitution originelle et isolée de la nature humaine, qu’elle soit morale ou psychologique »[4]. Leur mise en œuvre requiert donc une « action positive », de l’Etat par exemple, qui intervienne sur les dispositifs sociaux (juridiques et institutionnels) pour garantir l’exercice de cette puissance d’agir des individus .
L’individu n’est donc pas une donnée anthropologique et métaphysique à priori du monde social et juridique, mais il est à construire historiquement, culturellement et institutionellement.
Il peut y avoir des degrés différents de réalisation de l’individualité, et en temps de crise il peut y avoir une éclipse de l’individualité, ce qui s’est passé dans la crise de 1930. L’individu est alors confronté à la précarité de relations anonymes et asymétriques avec des organisations et des systèmes qui le dépassent et sur lesquels il n’a aucun contrôle et peu de moyens à jour pour les penser. L’ individu contemporain est un « individu perdu », de plus en plus affecté par un grand nombre de relations économiques et sociales, et il est de moins en moins impliqué dans des relations sociales où il peut développer ses capacités et compétences.
Ce modèle de l’individu abstrait et décontextualisé, qui joua sans doute un rôle décisif dans la lutte que menèrent les premiers libéraux, devient par la suite un obstacle à l’intelligence de la situation. L’erreur, la tragédie des premiers libéraux furent de croire que l’intelligence était un attribut individuel (ALL p.117).
On peut souligner que c’est ce modèle de l’individu abstrait et décontextualisé, proposé par les premiers libéraux qui a très fortement inspiré le modèle de l’homo économicus des économistes et qui est toujours le modèle de référence dans l’enseignement des sciences économiques et dans la définition des politiques économiques.
3. La socialisation de l’intelligence
Le début du XXème siècle est marquée par la socialisation de l’intelligence : la production et l’usage de la science et de la connaissance ne sont pas des affaires individuelles. La crise du libéralisme - du fait de concevoir l’individu comme un atome isolé doté d’une sphère interne tout aussi séparée des autres et du monde - a son origine dans sa conception de l’intelligence comme une possession privée et individuelle. Cette crise du libéralisme est donc liée au fait qu’il n’a pas « rèussi à élaborer ni à se saisir d’une conception adéquate de l’intelligence , qui soit en phase ave les mouvements de la société, (..) il ne faut pas reprocher au premiers libéraux de n’être pas parvenus à une telle conception » (ALL, p. 116). Il est urgent de sortir du cadre « newtonien atomiste » mis en place par le paradigme libéral classique.
« Ainsi, la tendance à concevoir, consciemment ou non, la démocratie comme suffisamment définie par le vote majoritaire (et donc le comptage de voix isolées) ou à la réduire à cela, revient à rester dans le cadre libéral atomiste ».
Les publics et les communs ( voir livre de Dardot et Laval)
Dans son ouvrage Le Public est ses problèmes Dewey explique que le moyen d’utiliser au mieux cette socialisation de l’intelligence est de contribuer à l’émergence de publics. Son souhait est d’utiliser les ressources des sciences sociales non pour les mettre au service de quelques experts, mais pour les donner aux individus concernés par les problèmes étudiés. Donner la possibilité d’informer (donner forme à) un public qui se saisira collectivement des enjeux le concernant. Par le démocratisation des connaissances, le but de Dewey, est qu’à l’instar du public, l’individu puisse se retrouver et donner un sens à la producion de son invidualité dans les conditions transformées du monde nouveau.
4. Dewey communautarien ?
« A la différence de nombreux libéraux classiques et contemporains, Dewey ne fait pas reposer son libéralisme sur des droits naturels, sur une théorie des contrats, sur une théorie de la justice. Pour lui la liberté des individus consiste à participer à une vie commune qui permet de réaliser les capacités qui leur sont propres. L’originalité de Dewey est de faire la synthèse entre le libéralisme et les idéaux républicains alors que ces deux principes de gouvernement sont souvent opposés (commerce et autonomie de l’individu , contre la vertu civique et le bien commun).
L’idée de l’individu, reconstruite selon Dewey, c’est celle d’une vie dans laquelle les capacités (les capabilities) de l’individu trouvent à se déployer, grâce au soutien, à l’intervention de la communauté (fût-elle à l’échelle d’un Etat), pour donner une vie riche d’expériences et d’accomplissements. Selon Dewey, pour être un citoyen, il faut « un sens d’appartenance », un lien au moins moral avec une communauté de destin qui passe par des traditions et des enracinements. A la différence des communautariens contemporains, la communauté n’est pas envisagée comme reposant sur le sang, les traditions, la morale, la religion, elle repose avant tout sur l’interdépendance et la participation. (En d’autres mot, en participant à l’éléboration de l’action commune, le commun).
5. Pour un libéralisme radical
Dewey constate que la phase d’expérimentation du socialisme est achevée en URSS depuis le début des années 1930 (une résolution du comité central du 1er septembre 1931 met définitivement fin à « l’expérimentalisme ») et donc que l’expérience soviétique ne peut plus être une inspiration. S’ensuit une réflexion sur le rôle du conflit et son inéliminabilité de la vie démocratique (3ème chapitre ou 3ème conférence de Dewey) qui recoupe bien des débats contemporains. « Le pragmatisme n’identifie pas de méta-conflit auquel on pourrait ramener tous les autres ; il y a bien des conflits de classe, mais Dewey résiste à en faire le fondement de son analyse, non par antimarxisme de principe » mais parce qu’il ne conçoit pas les classes comme des entités figées.
Pour Dewey, « le fonctionnement de la démocratie libérale est avant tout constitué d’interactions dynamiques et sous contraintes entre des « publics » et des institutions. Ces publics peuvent prendre la forme de partis, de syndicats, mais surtout de collectifs qui prennent forme à l’occasion d’une lutte (écologique, contre le chômage, etc.). Ce processus de renouvellement de la démocratie, dans lequel les publics organisent et sont organisés par de nouvelles institutions qui déploient un éventail de nouvelles possibilités politiques, se fait avant tout par le conflit. C’est dans le conflit, dans la lutte politique qu’un public peut affronter et réaliser la tâche la plus importante qui l’attend : se découvrir , s’identifier, se constituer lui-même » « Pour se former lui-même le public doit briser les formes politiques existantes. Ceci est difficile, parce que ces formes sont elles-mêmes les moyens habituels pour instituer le changement »[5].
Avec la fin de la quête de la certitude qui marque tant la science que la démocratie libérale moderne, toute solution, tout compromis atteint est temporaire et sujet à révision. L’ordre politique et social démocratique est voué à être fragile et muable, et les conflits en sont le principal moteur. Les publics sont pour Dewey des entités relationnelles construites dans le conflit (voir livre de Chantal Mouffe).
On ne trouve pas chez Dewey une mythification de la démocratie majoritaire et de ses procédures formelles. La procédure du vote par des représentants et la règle de la majorité, en tant que telles sont absurdes et irrationnelles tant qu’on ne travaille pas à améliorer les conditions et les méthodes du débat, à éclairer les alternatives, à renforcer le contrôle populaire des décisions. Penser que des conflits structurels se résoudront miraculeusement par la discussion publique pour déboucher sur un consensus d’airain est selon lui une illusion (ALL p.150). Le consensus n’est pas le but en soi du débat politique, qui est plutôt d’élargir les horizons pour que les participants voient différemment le problème et les possibilités de résolution, ce qui peut permetre de dégager un compromis, une stabilisation temporaire, avant que l’enquête ne recommence.
Pluralité et différence des parties engagées dans le conflit permettent de penser de manière créative dans les situations problèmatiques et d’inventer des formes nouvelles. (D’où sa proposition de créer un 3ème parti , les deux partis existants étant en accord sur les options politiques et économiques fondamentales pour sortir de la crise de 1930). Les deux partis sont « au service des intérêts économiques qui se servent de l’Etat et qui corrompent les institutions pour réaliser leur volonté au dépens de la société. Ceci explique pourquoi il n’y a pas de différences réelles entre les deux partis, et pourquoi leurs conflits ne sont que des mises en scéne de batailles ; Ceci explique l’apathie des gens qui se rendent compe que voter pour l’un ou pour l’autre ne fait presque aucune différence »[6] (toute ressemblance avec une situation existante ne pourrait être que fortuite !!!!)
Refuser de faire du consensus, le but de la politique démocratique, ne revient pas uniquement à protéger les droits des minorités et des contestataires, cela revient aussi à développer une culture dans laquelle pluralisme et différence d’opinions sont encouragés. La fonction de l’ « intelligence socialisée » est de faire ressortir plus clairement le conflit, notamment à la lumière d’intérêts plus larges que ceux des différentes parties impliquées dans le conflit (ALL p.157) (exemple rendre présent les générations futures dans les conflits écologiques)
La démocratie selon Dewey ne prône pas de politiques de petits pas réformistes comme semblent le croire Chantal Mouffe ou Rorty. Dewey en appelle à un libéralisme radical : « le fossé entre la situation actuelle et les possibles qu’elle appelle est tel qu’il ne saurait être comblé par des mesures ponctuelles mises en œuvre au coup par coup »(ALL p.137).
Conclusion
Sur la base d’une reconstruction des idéaux du libéralisme, Dewey est arrivé à proposer une critique radicale du capitalisme. Le modèle économiste du premier libéralisme a conduit à réserver à la seule sphère de l’entreprenariat les valeurs de dynamisme, d’initative et d’indépendance. Un simple réalignement progressif des conditions matérielles d’existence serait en deçà de ce qu’exige un authentique libéralisme, a savoir « la libération des individus qui les amène à faire de la réalisation de leurs capacités une loi de vie » par la mise en place d’une « organisation sociale qui créera pour chaque individu la possibilité d’une liberté effective et d’une croissance de l’esprit et de l’âme (ALL p.130). La préoccupation primordiale d’un libéralisme renaissant devrait être l’éducation (ALL p.135) .
Chapitre II
Le libéralisme en crise
Les premiers libéraux n’avaient pas le sens de l’histoire
Ce mépris de l’histoire les rendit aveugles au fait que leur propre interprétation de la liberté, de l’individualité, de l’intelligence était elle-même déterminée par le contexte économique et ne valait que pour cette époque. Ils avancèrent leurs idées comme s’il s’agissait de vérités immuables valant pour tous temps et tous lieux, sans jamais avoir de notion de la relativité historique » (p 100)
« l’ancienne doctrine des « droits naturels » placés au-dessus de l’action législative, a reçu une interprétation proprement économique de la part des tribunaux, et les juges s’en servent pour réduire à néant toute législation sociale votée en faveur d’une liberté de contrat réelle, et non purement formelle ; Sous les couleurs d’un individualisme farouche, elle s’attaque à toutes les politiques sociale. Les bénéficiaires du régime économique en place se regroupent dans ce qu’ils appellent des Ligues pour la Liberté (..) Ce qui est tragique, c’est que ces libéraux eurent beau se déclarer les ennemis jurés de l’absolutisme politique, ils se conduisirent eux-mêmes en absolutistes lorsqu’ils formulèrent leur credo social ( ;;) Ils pensaient que le progrès social ne pouvait advenir que d’une seule façon : par l’entreprise privée au plan économique, avec pour fondement et pour aboutissement le caractère sacré de la propriété privée, c’est-à-dire l’absence de contrôle social (..) Ces libéraux n’ont pas cherché à entraver le progrès, mais ils ont en revanche tenté de lui faire suivre une trajectoire unique qu’ils voulaient rendre immuable » (p101-103)
La liberté
Si les premiers libéraux n’avaient pas inscrit leur interprétation particulière de la liberté dans le contexte de la relativité historique, ils ne l’auraient pas figée en doctrine applicable en tout temps et en toutes circonstances. Ils auraient notamment perçu que la liberté réelle dépend des conditions sociales prévalant à telle ou telle période. Ils auraient en outre compris que les relations économiques imprimant désormais leur modèle dominant à toutes les relations humaines, il faut que la nécessaire liberté qu’ils réclament pour les individus s’accompagne d’un contrôle social des forces économiques dans l’intérêt du plus grand nombre. Parce que les libéraux n’ont pas fait la distinction entre liberté juridique ou purement formelle et liberté réelle de pensée et d’action, aucune de leur prédictions ne s’est réalisée au cours des cent dernières années. On avait prédit qu’un régime de liberté économique engendrerait l’interdépendance des nations et par conséquent la paix, et on a connu des guerres dont la portée et le caractère destructeur ont été toujours plus grands. L’exacerbation des nationalismes dans le monde d’aujourd’hui en dit assez long » « Ils ne virent pas que le contrôle privé des nouvelles forces de production, forces qui influent sur la vie de chacun, fonctionne de la même manière qu’un contrôle privé et non limité du pouvoir politique » (p104)
L’individu
« La philosophie et la psychologie sous-jacentes au premier libéralisme débouchèrent sur une conception de l’individualité où celle-ci apparaît comme une chose déjà formée que l’on possède, et qui pour entrer pleinement en jeu, n’a besoin que de la suppression de certaines barrières juridiques (p109) on ne prêta pas attention au fait que les individus dépendent des conditions sociales qui sont les leurs (p110). Les premiers libéraux pensent que les lois de la société sont issues des lois psychologiques propres à la nature humaine isolée . « Les véritables lois de la nature humaine sont des lois d’individus associés et non celles d’êtres dont la condition illusoire les placerait en dehors de toute association ».
L’intelligence
(Mieux développé dans le chapitre3)
La crise du libéralisme est liée au fait qu’il n’a pas réussi à élaborer ni à se saisir d’une conception adéquate de l’intelligence qui soit en phase avec les mouvements de la société, ni à trouver un facteur pour les orienter. 116 La tragédie du premier libéralisme, c’est qu’au moment où le problème de l’organisation sociale était de plus en plus urgent, les libéraux n’eurent d’autre solution à lui apporter que l’idée que l’intelligence était un attribut individuel 117 Nos connaissances sur l’homme que nous avons accumulées grâce aux sciences humaines et sociales ne sont pas mobilisées
Que signifie être libre ?
Aujourd’hui cela signifie être libéré de l’insécurité matérielle et des forces coercitives et répressives qui empêchent le plus grand nombre de tirer parti des vastes ressources culturelles disponibles. L’incidence directe de la liberté a toujours à voir avec une classe ou un groupe qui subit une forme de contrainte particulière s’exerçant sur lui en raison de la répartition des pouvoirs dans la société dans laquelle il vit (p121)
La condition de réussite du libéralisme
« Le libéralisme ne peut désormais parvenir à ses fins qu’à la condition unique qu’il emploie des moyens opposés à ceux qu’il préconisait sous sa première forme. La planification sociale organisée - mise en œuvre dans le but de créer un ordre où l’industrie et la finance seront socialement orientées en faveur d’institutions propres à fournir le socle matériel qui permettra la libération culturelle et le développement des individus - est désormais la seule méthode d’action sociale grâce à laquelle le libéralisme pourra réaliser ses objectifs déclarés. Cette planification exige à son tour une nouvelle conception et une nouvelle logique dans lesquelles l’intelligence libérée constitue la force sociale » (p.128)
Chapitre III
Renaissance du libéralisme
Orienter les changements
« C’est surtout à travers des improvisations dues au hasard, temporaires et généralement incohérentes que les hommes ont fait l’expérience des effets des transformations de la réalité » « En raison du manque de préparation mentale et morale, la rapidité de changements a engendré la confusion, l’incertitude,du flottement » (p.131)
Le libéralisme entend recourir à l’intelligence libérée comme méthode pour orienter le changement.(p129) comment faire dans une société formatée par les médias et les TIC ?
Des fantasmes (« des rationalisations ») pour nous protéger des ch angements de grande ampleur : le changement s’inscrit dans une évolution qui mène à un plan divin préétabli ; l’idée d’une transformation soudaine, totale à la suite de la victoire du prolétariat sur la classe dominante (p.130).
Selon l’esprit libéral, le schéma requis pour réunir les divers changements qui surviennent : « une organisation sociale qui créera pour chaque individu la possibilité d’une liberté effective et d’une croissance personnelle de l’esprit et de l’âme » (p130)
Le premier devoir du libéralisme : l’éducation au sens le plus large, l’éducation mais aussi nos habitudes, nos croyances. « l’esprit des hommes reste malheureusement sous l’emprise des habitudes anciennes, hanté par la mémoire du passé » (p.133)
Les trois changements que doit intégrer l’éducation (p.132)
« Au cours de l’histoire humaine, les conditions d’une vie décente ont presque toujours existé à l’état de rareté. Nos manières de penser, de nous organiser et de travailler se sont adaptées à ce fait. Grâce à la science et à la technologie, nous vivons désormais dans une époque d’abondance potentielle » (p.132)
La tâche de l’éducation « est de contribuer à produire les habitudes d’esprit et de caractère, les schémas moraux et intellectuels qui concordent avec l’évolution des choses » (p.135)
- « aujourd’hui même, alors que se profile une époque d’abondance, la plupart des personnes visent la sécurité matérielle plutôt que le mode de vie qu’elle rend possible ».
- « les conditions qui engendrent l’insécurité ne tiennent plus désormais à la nature , mais à certaines institutions et à certains types d’organisation entièrement placées sous contrôle humain ( ..) l’insécurité n’incite plus désormais au travail et au sacrifice de soi mais au désespoir »(p.134)
- « les types de croyances et d’objectifs qui dominent encore les institutions économiques sont nés à l’époque où les individus produisaient de leurs mains, seuls, ou en petits groupes » « L’idée que c’est à la société elle-même qu’il incombe de veiller à l’instauration d’une organisation industrielle de type coopératif qui soit en harmonie avec les réalités d’une production à l’âge de la machine et la puissance motrice est si nouvelle pour l’opinion générale que sa seule évocation donne lieu à des épithètes injurieuses , voire même parfois conduit à l’emprisonnement » (p.135).
On ne saurait remplir cette mission éducative en se contentant d’agir sur l’esprits des hommes sans recourir à l’action qui produit des changements effectifs dans les institutions.
Un libéralisme radical nécessite de changements profonds dans les institutions, mais ce processus de transformation, qui ne pourra etre que graduel, doit être adossé à un projet global.
Un radicalisme sans violence
Le libéral est attaché à l’organisation d’une action intelligente comme méthode principale (p137).
La force, plutôt que l’intelligence est inscrite dans les pratiques du système social actuel, sous forme de contrainte en temps normal, sous forme de violence ouverte en temps de crise (p137). La force physique, au moins sous forme de coercition, est inscrite dans l’organisation même de notre société, exemple de la main mise de quelques-uns, grâce à la propriété légale, sur les moyens de production.
Il est stupide de penser que l’Etat est aujourd’hui le seul agent qui soit doté d’un pouvoir de coercition, il en fait en effet un bien pâle usage au regard de celui qu’en font les possédants organisés » (p.138)
L’intelligence est un bien social
Notre erreur est de penser que l’intelligence est une chose personnelle et que son exercice est un droit individuel, qui devra s’incliner dès lors qu’il ira à l’encontre du bien public.
Le scientifique utilise un ensemble de connaissances engendrées par la société et selon des méthodes qui ne sont pas d’origine privée et ne lui appartiennent pas en particulier » idem dans les technologies
En politique on reste tributaire de la méthode de la discussion et le contrôle par des moyens scientifiques n’est qu’occasionnel , notre système de suffrage universel, si précieux par rapport à celui qui l’a précédé, met en avant que l’intelligence est propre à l’individu et que la discussion publique ne peut au mieux que l’accroître (p.147)
Dialectique hégelienne et méthode scientifique
L’idée que grace au débat, le conflit entre partis fera ressortir des vérités publiques nécessaires constituent une version édulcorée de la dialectique hégelienne, dans laquelle on parvient à la synthèse par l’union des idées antithétiques. La méthode n’a rien de commun avec celle de l’enquête organisée et collective qui a assuré les plus grands succès scientifiques dans l’étude de la nature »(p148)
En politique les symboles, les mots remplacent la réalité. « La perte de prestige dont souffrent le suffrage universel et le système parlementaire est intimement lié à l’idée qu’on peut toucher l’intelligence – propriété individuelle – au moyen de la persuasion verbale » (p149)
La crise de la démocratie appelle le remplacement de l’espéce d’intelligence actuellement reconnue, par l’intelligence mise en œuvre dans la démarche scientifique . Le besoin d’un tel changement ne s’épuise pas dans l’exigence d’une honnéteté et d’une impartialité plus grandes ; il faut aller plus loin. « Il faut absolument qu’on se rapproche de la méthode de l’enquête scientifique et de l’esprit d’invention pour imaginer et concevoir des projets de grande envergure pour la société ».
La lutte des classes ?
« En raison des conditions qui furent fixées par les institutions juridiques et morales qui prévalaient au moment où survinrent les révolutions scientifiques et industrielles, ce fut une classe relativement restreinte qui en accapara l’usufruit » (p 152)
« L’argument, tiré de l’histoire selon lequel tout changement radical doit se faire au moyen de la lutte des classes, ne distingue pas entre les deux force – l’une (la méthode scientifique avec ses applications technologiques ) qui encourage l’action, l’autre (les institutions anciennes et les habitudes) qui y résiste et la fait dévier (p154). Au lieu d’une discrimination entre ces deux forces et entre leurs conséquences respectives, on met tout dans le même panier. Cet ensemble composite est appelé « classe bourgeoise ou capitaliste » et c’est à cette classe en tant que telle que l’on attribue toutes les grandes caractéristiques de la société industrielle actuelle » (pp.154-155)
« L’insistance sur l’usage inévitable de la force violente limite le recours à l’intelligence disponible, car là où prédomine l’inévitable, il n’y a pas de place pour l’intelligence »(p.156)
« dans la mesure où elle est la méthode de l’intelligence organisée, la méthode démocratique consiste à exposer les conflits au grand jour afin que les diverses revendications puissent être entendues et évaluées, discutées et jugées à la lumière d’intérêts plus larges que ceux des différentes parties » (p 157), « ce qui engendre la violence c’est l’incapacité à examiner les conflits à la lumière de cette intelligence qui permet de discerner entre les intérêts divergents, au profit de la plus grande majorité »(p 158)
« l’idée de l’existence de classes est une survivance de la logique rigide qui prévalait naguère dans les sciences naturelles, mais qui n’a plus sa place aujourd’hui » (p158)
Le radical qui veut pour l’avenir une méthode de changement ressemblant à celle du passé est très proche du réactionnaire obtus qui s’accroche au passé comme à la vérité suprême. Aucun des deux ne voit que l’histoire étant un processus de transformation, elle engendre non seulement dans les détails mais aussi dans la méthode utilisée pour orienter la transformation sociale L’humanité dispose désormais d’une méthode nouvelle : celle d’une science fondée sur la coopération et l’expérimentation – expression de la méthode de l’intelligence (p 161)
Ce qui est nouveau, c’est l’interdépendance largement accrue de tous les éléments de la société.(p162)
L’avenir du libéralisme
La cause du libéralisme sera perdue pour longtemps s’il n’est pas prêt à socialiser les forces de production actuelles afin que la liberté des individus soit garantie par la structure même de l’organsiation économique . Le but ultime de l’organisation économique est d’assurer un fondement solide propre à permettre l’expression ordonnée des capacités individuelles et la satisfaction des besoins non économiques de l’homme (p167)
« le premier libéralisme considérait l’activité isolée des individus en concurrence les unes avec les autres comme le moyen de parvenir au bien-être social, qui était la fin. Il faut inverser cette perspective et comprendre que l’économie est le moyen de parvenir au libre développement de l’individu qui est la fin » (p.170)
Le contrôle des forces économiques par la société sera le but de l’action libérale
La plus grande source d’éducation, la plus grande force influant sur les dispositions et les attitudes des individus, c’est l’environnement social dans lequel ils vivent (p. 170)
Annexe
Le pragmatisme de Dewey
Dans la deuxième partie du XIX ère siècle, se développa aux Etats-Unis une nouvelle école philosophique, le pragmatisme, en partie en réaction à la dominance de la pensée cartésienne. Le fondateur de cette école est un savant et philosophe américain Charles Sanders Pierce (1839-1914). Reconnu après sa mort comme un des plus grands philosophes nés aux Etats-Unis, il fut surnommé l’ « Aristote américain ». Il fut également un des pères de la sémiotique, ou science des signes et des symboles. Les deux autres grandes figures du pragmatisme sont William James (1842-1930) et John Dewey (1859-1952).
Le pragmatisme est plus une attitude philosophique qu’un ensemble de dogmes précis. Sa maxime principale est qu’une théorie ne se distingue d’une autre que par les effets qu’elle produit une fois qu’elle est posée. « Pragmatisme vient du mot grec pragmata, actes, et peut être défini de manière suggestive comme une doctrine qui place la connaissance dans la perspective de l’action plutôt que dans la contemplation »[7]. L’attitude pragmatiste de la connaissance, et notamment celle de Dewey, est à l’opposé de celle de Descartes. Connaître n’est pas « voir » mais agir. Pour le pragmatisme, la vérité absolue n’existe pas, est vrai ce qui réussit. Chez James, l'application la plus célèbre de la méthode pragmatiste concerne le problème de la vérité : le vrai totalement objectif n'existe pas car on ne peut séparer une idée de ses conditions humaines de production. La vérité est obligatoirement choisie en fonction d'intérêts subjectifs.
Pour James, auteur de « l’épistémologie instrumentale », une idée est vraie si elle est utile à l’homme, si elle lui permet d’agir d’une manière adéquate sur la réalité : de s’adapter à elle et de pouvoir la modifier. Une idée vraie n’est pas vraie pour elle-même, elle est vraie car elle nous permet de produire de la connaissance et de pouvoir ainsi agir sur la réalité. Le monde étant fait d’objets séparés, nos idées vraies permettent de les relier, d’unifier. Le monde pragmatique de James se conçoit comme « un monde d’expériences ».
Le pragmatisme de Pierce, de James, et de Dewey, en rompant avec la conception du processus de connaissance de Descartes, a été amené à remettre en cause le dualisme cartésien séparant le corps et l’esprit. Il lui substitue une conception de la pensée comme processus d’apprentissage médiatisé par l’expérience d’actions et de connaissances antérieures et pour lequel les « habitudes » sont un élément crucial. « Pour Pierce, l’activité intellectuelle vise à lutter contre l’inconfort du doute et, de ce fait, la "loi de l’esprit" réside dans la propension à former des habitudes : la pensée est un processus fondé sur des habitudes ou des croyances conçues comme des règles de conduites. Une habitude est une règle générale qui guide nos conduites, et ce qu’on nomme apprentissage est le procès de formation et de transformation des habitudes en cours d’expériences. James a souligné que la propension à former des habitudes pouvait s’interpréter comme une façon d’économiser nos ressources cognitives. Dewey, quant à lui, a insisté sur la dimension sociale des habitudes. L’esprit peut, dans cette perspective, être caractérisé comme un processus cognitif de formation et de transformation d’habitudes acquises et développées par la participation des individus à des expériences au sein d’une communauté humaine »[8].
Le pragmatisme, qui s’est imposé aux Etats-Unis comme le courant dominant avant la Seconde Guerre Mondiale, a subi une certaine éclipse, mais connaît aujourd’hui un renouveau notamment à travers l’œuvre de Richard Rorty (né en 1931).
La théorie de l’enquête
Dans son ouvrage La logique : La théorie de l’enquête[9] (1938), Dewey conteste l’idée qu’une prise de conscience découle d’une manière univoque d’une stimulation de l’environnement, qu’il voit comme une réminiscence du dualisme corps/esprit cher à Descartes. A cette façon passive de concevoir l’être humain, il oppose une vision plus active ; s’inspirant de Darwin, Dewey est amené « à comprendre la pensée génétiquement, comme le produit de l’interaction entre un organisme et son environnement et la connaissance comme ayant une instrumentalité pratique dans la guidance et le contrôle de cette interaction »[10].
Sa théorie de l’enquête repose sur l’idée qu’un changement dans l’environnement entraîne des problèmes d’adaptation qui doivent être résolus au moyen d’une enquête où diverses hypothèses sont examinées ». C’est dans La Logique qu’il énonce les différentes phases du processus de « l’enquête » : situation problématique, recueil de données et des paramètres, phase réflexive, élaboration de solutions et de tests de façon à trouver la solution qui convient. Sa théorie de l’enquête n’est pas un traité de logique formelle, ce n’est pas une construction abstraite. Pour Dewey, la logique d’enquête doit à la fois être applicable à de multiples résolutions de problème et s’inspirer des exigences de la démarche scientifique de l’esprit moderne qui ont fait leur preuve : « La valeur de la conclusion en sciences est définie par sa capacité à résoudre un problème »[11].
La philosophie de Dewey, proche « du monde d’expériences » de James, « est marquée par l’instrumentalisme, c’est-à-dire que, pour lui, les idées sont des instruments dont la validité n’est pas absolue mais dépend des besoins et des défis que rencontrent les hommes. Sa volonté est de rompre avec la philosophie classique, qu’il voyait comme plus ou moins liée à la classe dominante, et de faire de la philosophie un instrument permettant aux hommes de s’adapter au monde moderne » [12]. Son objectif fut de mettre la philosophie au service de l’expérience humaine de tous les jours et d’aider ainsi les humains à résoudre les différents problèmes sociaux qu’ils rencontrent.
Dans son ouvrage Theory of Valuation[13] (1939), Dewey a été amené à aborder la question de la formation des valeurs dans ses réflexions de philosophie politique sur la démocratie. Pour lui, la finalité de la démocratie est l’éthique et il conçoit la démocratie, non seulement comme une forme de gouvernement, mais plus fondamentalement comme un mode de vie et notamment « comme la nécessaire participation de tout être humain adulte à la formation des valeurs qui règlent la vie des hommes en commun »[14]. Selon Dewey, le critère de jugement d’une politique sociale dans une démocratie devrait être l’élimination des discriminations en matière de statut, de naissance, de richesse, de sexe, etc. « La démocratie signifie, d’une part que chaque individu assume les droits et les devoirs relatifs au contrôle des affaires sociales, et d’autre part que soient éliminées les dispositions en matière de statuts, de naissance de richesse, de sexe, etc. qui limitent les possibilités des individus d’accéder au plein développement d’eux-mêmes »[15].
Le pragmatisme a fortement marqué l’institutionnalisme, un nouveau courant de la pensée économique
L’institutionnalisme est un courant de la pensée économique qui a émergé aux Etats-Unis au début du XXème siècle à partir des travaux de Thorstein Veblen (1857-1929), John Rogers Commons (1862-1945), et Wesley Clair Mitchell (1874-1948,) John Maurice Clark (1884-1963). Comme son nom le suggère, ce courant de pensée met en avant le rôle des institutions pour expliquer le fonctionnement de l’économie. Plus précisément, cette école de la pensée économique se concentre sur la compréhension du rôle des institutions dans l’évolution des comportements des acteurs économiques.
Une des spécificités de ce courant de pensée est d’avoir fait le choix d’une compréhension élargie de la notion d’institution. Les institutions sont généralement comprises comme un ensemble des règles et des moyens à respecter (notamment des organisations) qui permettent à un groupe d’hommes de fonctionner en tant que société. Ce sont ces règles et ces moyens qui le constituent en tant que société. L’Etat, l’école, l’armée, la police, la famille, sont des institutions. Pour Veblen, qui a fait le choix du pragmatisme, les institutions au sens large, sont les habitudes de faire, les routines et, plus encore, les habitudes de pensées établies, communes aux hommes au sein d’une société donnée. Les institutions forment donc un système normatif qui intervient en amont des préférences et des valeurs de ses membres. « On mesure alors leur prégnance sur les processus cognitifs des hommes, voire sur leurs perceptions »[16]. Pour Veblen, les institutions ne sont pas figées, elles ne cessent de se modifier, d’évoluer et la science économique doit être une science de l’évolution[17].
L’institutionnalisme, dans son projet de focaliser son approche sur la formation et l’évolution des institutions au sein de la société, a été influencé par la théorie de l’évolution de Darwin. C’est le cas notamment de Veblen qui a appliqué la métaphore de la sélection naturelle aux institutions. D’une manière plus générale, « Veblen considère que les théories sociales de son époque passent globalement à coté de la révolution épistémologique intervenue dans les sciences de la vie »[18].
Mais c’est la philosophie pragmatiste qui a sans doute le plus marqué de son empreinte l’approche institutionnaliste, tant dans sa méthodologie que dans sa conception du comportement humain. Les institutionnalistes ont retenu du pragmatisme une conception spécifique de l’individu : le comportement d’un individu est fonction de ses croyances, de ses habitudes, et d’une manière plus générale de ses représentations du monde pour reprendre un concept des sciences cognitives. En dépit de la diversité de leurs approches, les auteurs institutionnalistes rejettent communément le modèle de l’homo économicus de l’école néo-classique . « Les économistes ont longtemps considéré que l’on pouvait postuler un certain nombre de caractéristiques stables et des lois de comportements. L’intérêt, l’égoïsme, l’hédonisme, la convexité des courbes d’indifférence … qui conduisent les délibérations et les actions des individus (..) Les institutionnalistes adoptent, au contraire, un point de vue anthropologique - pour lequel il est une évidence que les comportements humains varient dans le temps et selon l’espace social (pays, culture, communauté) - et génétique - les comportements se transforment en relation avec les changements sociaux. C’est, par conséquent, à partir d’une connaissance des comportements et de leurs déterminants et non par des postulats sur eux que les phénomènes économiques peuvent être abordés. L’économie institutionnaliste est donc une science des comportements »[19].
Ce courant de la pensée économique a connu son apogée dans les années 1920 et 1930, influençant notamment les mesures prises aux Etats-Unis pour relancer l’économie après la crise financière et économique de 1929.
[1] (Dans cette présentation, les passages correspondants aux textex de john Dewey sont repertoriès sous le sigle ALL)
[2] J. Dewey, Philosophie of freedom, 1928
[3] J. Dewey, op.cit.
[4] J. Dewey, op.cit.
[5] J. Dewey, Le Public et ses problèmes, p.112
[6] J ; Dewey, The irrepressible conflit, p.151-52
[7] W. James, C.S. Pierce, J. Dewey, « Tradition et vocation du pragmatisme », Revue L’art de comprendre, N°16, PUF, 2007
[8] Laure Bazzoli, Véronique Dutraive, Les dimensions cognitives et sociales des comportements économiques : l’approche institutionnaliste de J. R. Commons, Cahiers du Gratice, N°14 ; p.7
[9] John Dewey, Logic : Theory of Inquiry, Henry Holt and Company, New York, 1938
[11] Cité par Elodie Wahl, « John Dewey, La formation des valeurs », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2011,
[13] John Dewey, Theory of Valuation, in International encyclopedia of unified sciences, Vol 2.4, 1939
[14] John Dewey, The Ethic of democracy, 1888 ; p.248
[15] John Dewey and James H. Tufts, Ethics, 1932 ; p.387
[16] Thorstein COREI, L’Economie institutionnaliste, les fondateurs, Editions Economica, Paris 1995 ; p.8
[17] Le document fondateur de l’institutionnalisme est l’article de T. Veblen « Why is Economics not an Evolutionary Science », publié en 1898 dans le Quartely Journal of Economics.
[18] Thorstein COREI, op.cit. ; p. 12
[19] Thorstein COREI, op.cit. ; p. 13