L’Age de la Régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique

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Titre de l'ouvrage: 
L’Age de la Régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Heinrich Geiselberger (sous la direction de)
Maison d'édition: 
Editions Premier Parallèle
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2017
Date de rédaction: 
Septembre 2017

 

Un ouvrage collectif à plusieurs voix (15) mais seulement 3 femmes, de 12 pays différents (principalement européens), de disciplines différentes (sociologie principalement mais aussi économie, anthropologie, politique, philosophie). Les chapitres ont été classés dans le livre par ordre alphabétique des auteurs.

 

Préface

Les symptômes actuels de la régression :

  • face aux attaques terroristes et aux mouvements migratoires l’agir politique se centre sur l’appartenance nationale, les promesses de sécurité et la restauration de la grandeur d’antan ;
  • désir d’une dé-globalisation anarchique et unilatérale ;
  • consolidation des mouvements identitaires ;
  • propagation du racisme et de l’islamophobie ;
  • montée en puissance des démagogues autoritaires ;
  • hystérisassions et brutalisation extrêmes des débats publics (avec l’appui des médias audiovisuels) et sans perspective de recontextualiser les événements dans l’Histoire

 

Plusieurs auteurs de cet ouvrage collectif se réfèrent à l’idée d’une deuxième « grande transformation », pour reprendre un terme de Karl Polyani (voir annexe)

 

Depuis 2015 plusieurs événements (Brexit, évolution du conflit syrien, élection de Modi en Inde, la répression en  Turquie, l’élection de Trump, ) révèlent que la régression se généralise et s’aggrave.

 

1.Une fatigue de la démocratie,

Par Arjun Appadurai (né en 1949 à Bombay, enseigne l’ethnologie à la New York University)

 

L’auteur essaie de répondre à la question : assistons-nous à l’échelle mondiale à un rejet de la démocratie libérale et à son remplacement par une forme d’autoritarisme populiste ? Il concentre son propos sur l’Europe afin de contribuer à l’élaboration d’une alternative à cette évolution.

Le sentiment de lassitude envers la démocratie a une logique qui lui est propre et prospère dans un contexte bien particulier qui revêt trois traits essentiels :

  1. Le rôle central d’internet : nous pourrions tous, qui que nous soyons, trouver sur les réseaux sociaux des pairs, des amis, des alliées, de se construire une identité.
  2. Aucun Etat-nation ne saurait prétendre à une totale souveraineté économique.
  3. La propagation à l’échelle du globe de l’idéologie des droits de l’homme.

Ces trois éléments ont aggravé l’intolérance envers les règles juridiques de la démocratie et auxquels il faut rajouter, l’aggravation des inégalités à l’échelle du globe, l’érosion de l’Etat-providence, et le rôle de plus en plus hégémonique des industries financières qui parviennent à s’imposer par la peur.

Chapitre touffu , peu éclairant et sa partie sur l’élaboration d’une alternative pour l’Europe n’apporte rien de nouveau

 

2. Des symptômes en quête d’un objet et d’un nom,

 Par Zygmunt Bauman , né en 1925 en Pologne,  sociologue à l’Université  de Leeds au Royaume-Uni

 

Deux constats :

  • L’idée de progrès : alors que nos ancêtres récents croyaient encore que l’avenir représentait le site le plus sûr ou le plus prometteur où placer nos espoirs, nous avons tendance à y projeter avant tout nos diverses peurs, angoisses et appréhensions.
  • Nous nourrissons le sentiment de ne plus avoir le contrôle de nos existences, de n’être plus que des pions déplacés par des joueurs indifférents à nos besoins, plus prompts à nous sacrifier afin de mieux atteindre leurs propres objectifs.

L’auteur focalise sur l’un des symptômes de notre condition actuelle : cette récente « panique migratoire » qui est encore loin d’avoir atteint son apogée et qui permet d’explorer certains aspects de notre situation qui pourraient rester inaperçus. Reprenant les propos d’Umberto Eco concernant  notamment l’évolution  des différentes populations de New York (Cinq questions de morale, 2000), il souligne que sous la poussée du Tiers monde, les immigrations en Europe sont en train de se transformer en migration. L’Europe va devenir un continent multiracial, ou plutôt avec multiples diasporas, que cela nous plaise ou non. Après deux siècles d’aspiration à l’assimilation culturelle, nous faisons désormais face (avec réticence et résistance) à une perspective tout autre : un mélange d’interaction et de friction entre de très diverses identités et diasporas entremêlées. L’hétérogénéité culturelle est en train de devenir un trait caractéristique du mode urbain de cohabitation humaine et la première réponse qui lui est généralement opposée est faite de déni ou de rejet résolu.

Le problème selon Ulrich Beck c’est la contradiction criante entre notre situation quasi cosmopolitique (interdépendance matérielle  de l’humanité) et la quasi absence de conscience, vision et attitude cosmopolitique. La division des humains en « nous » et « eux », leur juxtaposition et leur antagonisme, a été tout au long de l’histoire de l’espèce, un trait caractéristique du mode humain d’être au monde. Ce mécanisme fonctionna tout au long des premiers stages de développement des corps politiquement intégrés, mais  il ne coïncide plus avec la dernière phase de cette évolution qui a vu la condition cosmopolitique apparaitre et s’imposer sur l’agenda politique. Ce dernier saut du « nous » se démarquerait fortement de la longue histoire de tous les sauts l’ayant précédé, non pas simplement quantitativement mais qualitativement, dans la mesure où rien ne le rattache aux précédents,  il n’a jamais été tenté en pratique. Un tel saut suppose de séparer l’enjeu de l’appartenance (auto-identification) de celui de la territorialité ou de la souveraineté.

« Les Etats qui, auparavant, avaient accepté de mettre en commun des ressources, qui s’étaient engagés dans des politiques de coordination interétatiques montrent une certaine tendance à se retirer de ces partenariats et autres initiatives collectives. Pareille tendance ne fait qu’ajouter au désordre global qui, pour sa part, contribue lentement mais surement à rendre impuissantes les institutions politiques existantes. Les principaux gagnants d’une telle configuration sont les organismes financiers extraterritoriaux, les fonds d’investissement et autres organisations spéculatives, plus ou moins légales »

Nous entrons dans l’ère de la « subsidiarisation », une ère où les Etats se montrent prompts à se décharger de leurs obligations, de leurs responsabilités (avec l’aimable permission de la globalisation) de leur pesant devoir de remettre  de l’ordre dans le chaos - les petites localités et autres paroisses se préparant, elles , à prendre le relais, et, si possible à engranger plus de responsabilités ». Les Etats se transforment en un ensemble de communautés de voisinage, entassées dans des frontières au tracé vague , poreuses et inefficacement fortifiées » ces communautés garantissant de nouvelles lignes de démarcation entre nous et « eux ».

Chapitre qui nous oblige à voir une réalité, l’accélération des mouvements migratoires que nous avons tendance à refouler et qui nous est encore difficile à intégrer dans nos analyses.

 

3.Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : choix qui n’en est pas un

Par Nancy Fraser, née en 1947, enseigne les sciences politiques et la philosophie à la New School de New York

 

«  Dans sa forme américaine, le néolibéralisme progressiste représente une alliance entre  des principaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme, multiculturalisme, défense des droits LGBT) et des secteurs de pointe à forte valeur ajoutée des industries de la finance et des services  (..) des idéaux comme la diversité et l’autonomie personnelle, ont été mis au service de politiques qui ont dévasté le secteur industriel et les conditions de vie de la classe moyenne inférieure»  le néolibéralisme progressiste fut ratifié par l’élection de Bill Clinton en 1992, équivalent américain de Tony Blair.

Exemple du féminisme : « On parla de triomphe du féminisme mais la réalité de la famille à deux revenus était tout autre et parfaitement désespérante : salaire en berne, sécurité d’emploi remise en cause, déclin de la qualité de vie » « Le néolibéralisme progressiste mêle des idéaux d’émancipation tronqués et des formes de financiarisation létales. Et c’est ce mélange là (brave new world cosmopolite) qui a été rejeté par les électeurs de Trump.

C’est l’absence d’une gauche véritable qui permit à cette funeste fusion de s’accomplir. Sanders donna une voix à des sentiments qui avaient disparu de l’espace public depuis le mouvement Occupy Wall Street.

Sanders et Trump réussirent chacun à galvaniser une partie considérable de l’électorat américain. Sanders  vit son insurrection efficacement entravée par un parti démocrate bien moins démocratique que son rival.

La gauche doit refuser de choisir entre un néolibéralisme  progressiste et un populisme réactionnaire. L’émancipation ne consiste pas à instiller de la diversité dans les hiérarchies du monde de l’entreprise, mais à abolir ces hiérarchies. Il faudra que les progressistes qui s’étaient ralliés à la campagne de Clinton devront reconnaître leur part de responsabilité dans le sacrifice de la cause de la protection sociale, du bien-être matériel des classes moyennes inférieures – sacrifice qui fut réalisé au nom d’une fausse idée d’émancipation,  confondue avec la méritocratie, la diversité et l’autonomie personnelle.

Chapitre qui donne un regard un peu différent sur l’échec de Sanders mais les invocations à créer une nouvelle gauche doivent  être concrétisées par des propositions stratégiques plus convaincantes.

 

4.Du paradoxe de la libération à la disparition des élites libérales

Par Eva Ellouz, née en 1961 à Fès, professeur de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem

 

On assiste dans la plupart des pays à la remise en cause de certaines composantes essentielles du libéralisme politique : le pluralisme ethnique et religieux, l’intégration de la nation au sein d’un ordre mondial à travers l’échange économique et les institutions internationales ; l’expansion des droits individuels et collectifs, la tolérance vis-à-vis de la diversité sexuelle, la neutralité de l’Etat en matière de religion et d’appartenance ethnique.  L’auteure s’intéresse au développement du  « fondamentalisme » au cœur même des sociétés occidentales, le fondamentalisme de ces populations qui désirent revenir aux fondamentaux de leur culture, de leur civilisation, de leur religion, de leur nation. Elle prend l’exemple du processus de radicalisation interne à l’œuvre en Israël et qui a commencé une décennie avant par rapport aux autres pays.

L’auteure critique la thèse de Michael Walzer qui dans son livre « The paradox of liberation » analyse les processus de radicalisation internes dans trois nations (Algérie, Israël, Inde) et qui attribue cette radicalisation au fait que « ces nations coupèrent leurs populations de cette source vitale de signification qu’est la religion, et celle-ci revint alors hanter les entités politiques qui avaient tenté de l’expurger avec la puissance du retour du refoulé ».

L’auteure reprend l’histoire d’Israël comme une exclusion des « Mizrahim », des juifs venant du Moyen orient et d’Afrique du Nord, de tous les secteurs significatifs synonymes de pouvoir social, par les « Ashkénazes » juifs d’origine européenne.

En Conclusion. Actuellement en Israël « le populisme droitier prospère parce que le monde ouvrier (composés principalement des Mizrahims)  a été détruit par le capitalisme financier et a été dévalué par les  élites culturelles progressistes (composées principalement des Ashkénazes) qui, à partir des années 1980, ont consacré leurs efforts intellectuels et politiques à défendre les minorités sexuelles  et culturelles, générant ainsi une gauche de plus en plus détachée de la vie quotidienne des ouvriers. Un fois le monde ouvrier détruit et dénigré, des démagogues ont promis à ses membres qu’ils retrouveraient leur grandeur perdue sur la base de motifs raciaux, religieux et ethniques ».

« La gauche , en Israël et ailleurs, n’a pas d’autres choix que de retrouver le contact avec un univers moral qu’elle a délaissé : celui d’existences mises en pièces par les effets à répercussions du colonialisme et du capitalisme. Qu’elle le refuse, ou échoue à y parvenir, et alors le libéralisme politique pourrait être bien condamné sur long terme à l’extinction définitive ».

Exemple intéressant qui propose une analyse peu connue des contradictions de la société israélienne

 

5.Le retour des régimes autoritaires

Par Ivan Krastev, né en 1965 à Lukovit (Bulgarie), politologue il écrit régulièrement pour l’édition internationale du New York Times.

 

Nous assistons à une insurrection d’ampleur mondiale contre l’ordre libéral progressiste post 1989 (chute du mur de Berlin) qui se caractérisait par l’ouverture générale des frontières aux hommes, aux capitaux, aux biens, aux idées. Cette insurrection d’ampleur mondiale adopte la forme d’une révolte de la démocratie contre le libéralisme. Le trait le plus caractéristique de l’évolution actuelle est moins l’émergence de régimes autoritaires que la transformation  en cours de nombre de régimes démocratiques occidentaux. Tout au long des deux décennies qui suivirent 1989, la diffusion des élections libres fut partout synonyme d’inclusion des divers groupes minoritaires (ethniques, religieux, sexuels) dans la vie publique. Aujourd’hui les élections servent à consolider l’hégémonie des majorités. Ces majorités craignent que les étrangers submergent leurs territoires et qu’une telle situation serait le résultat d’une conspiration entre des élites aux valeurs cosmopolites et des immigrés aux valeurs tribales. Les majorités menacées sont la nouvelle grande force politique en Europe.

Les bouleversements politiques actuels en Europe et aux Etats-Unis ne peuvent être réduits à une simple révolte des perdants de la globalisation et ne sont pas seulement affaire d’économie (exemple de la Pologne p.100).

Les marchés et internet se sont avérés être de puissants forces d’accroissement des choix individuels, mais ils ont érodé la cohésion des sociétés occidentales. Ils renforcent les penchants des individus à satisfaire leurs préférences naturelles : être avec des gens qui lui ressemblent et instaurer une certaine distance avec ceux qui lui sont étrangers. Nous vivons dans un monde qui est plus connecté qu’auparavant, mais qui est moins intégré qu’autrefois. La globalisation connecte tout en en désintégrant. Nous avons un monde riche en expériences mais peu favorable à la constitution d’identités stables et de loyautés véritables, avec le retour des frontières en tout genre (cf les prévisions du livre de Ken Jowitt « After leninism : the new world disorder » écrit en 1991 qui annonçait suite à 1989 le retour en force des vieilles identités ethniques, religieuses et tribales).

L’actuelle crise migratoire en Europe est la manifestation la plus spectaculaire du changement de nature qui affecte désormais la démocratie. Voir le discours du ministre hongrois Victor Orban : les sociétés fondées sur les principes libéraux d’organisation ne seront à l’avenir plus en mesure de conserver leur compétitivité internationale.

La crise migratoire n’est pas un problème de manque de solidarité. Le populisme des majorités menacées est un type de populisme que l’on peut comprendre par ce que Stenner appelle « une menace normative ». Il y a menace normative lorsque la personne vient à nourrir le sentiment que l’intégrité de l’ordre moral est mise en danger et que le « nous » auquel elle considère appartenir entre en décomposition. Nous avons là une peur qui est moins liée à une situation personnelle concrète qu’à la perception  d’un état des choses général - une peur que l’ordre moral s’effondre – et c’est cette peur qui incite la personne qui en est la proie à se retourner contre les étrangers et tous ceux qu’elle perçoit comme une menace. Dans le cas de l’Europe (particulièrement en Bulgarie, Roumanie, Lituanie), la menace normative provoquée par la crise migratoire trouve ses racines dans la démographie (un pourcentage important de jeunes partent travailler à l’étranger).

L’Europe s’est bâtie sur l’idée des Lumières d’une citoyenneté universelle. Mais cette idée suppose que les pays pauvres deviennent des endroits où il fait bon de vivre ou bien que l’Europe se sente obligée d’ouvrir ses frontières ; aucune de ces deux hypothèses sont susceptibles de se réaliser à brève échéance. La globalisation a fait du monde un village, mais ce village vit sous la dictature des comparaisons globales. Les gens ne comparent plus leurs vies à celles de leurs voisins, ils se comparent aux habitants les plus prospères de la planète. Dans ce monde connecté qui est le nôtre, la grande migration constitue la nouvelle révolution. Nous n’avons pas ici affaire à une révolution des masses telles qu’en connut le XXème siècle, mais à une révolution menée par des individus, des familles, et inspirée non par de grands tableaux du futur brossés par des idéologues, mais par les photos qu’on trouve sur Google Map, des photos montrant ce qu’est la vie quotidienne de l’autre côté de la frontière. Pour un nombre grandissant de personnes, l’idée de changement est synonyme de changement de pays et non de changement de gouvernement. Le problème que soulève cette révolution migratoire, c’est sa capacité inquiétante à susciter en Europe une contre-révolution réactionnaire.

L’économiste Dani Rodrik annonçaient en 2011 que les nations ne disposeraient plus que de trois options pour gérer les tensions entre la démocratie nationale et le marché global : restreindre la démocratie afin de gagner en compétitivité, limiter la globalisation, globaliser la démocratie au dépens de la souveraineté nationale.

La diffusion des élections libres peut être un instrument d’ouverture  comme de fermeture des sociétés nationales. Le tournant populiste actuel se caractérise :

  • Les personnalités des leaders politiques jouent un rôle très significatif.
  • Le clivage gauche / droite est remplacé par un conflit entre internationaliste et nativistes.
  • Dissolution du lien entre démocratie et libéralisme.
  • Ceux qui soutiennent les formations populistes sont pour la séparation des pouvoirs et ne rendent pas leurs dirigeants comptables de leurs actes et de leurs promesses électorales.
  • Les partis populistes, convaincus de parler au nom de la majorité, ont les plus grandes difficultés à accepter leurs défaites électorales.

 

 

6.L’Europe refuge

Par Bruno Latour, né en 1947 à Beaune (France), sociologue, professeur de sciences politiques à Sciences –Po , Paris

Pas ou peu d’apports nouveaux !!!!

 

7.Surmonter la peur de la liberté

Par Paul Mason, né en 1960 à Leigh (Royaume-Uni), a travaillé à la BBC et écrit pour le Guardian

 

L’auteur reprend l’histoire socio-politique de Leigh, ancienne ville de mineurs (charbon) : la culture de la résistance au capital s’est transformée chez certains en une culture de la révolte contre la globalisation, la migration et les droits de l’homme. L’histoire de cette évolution ne saurait se résumer à celle de l’échec de l’économie néolibérale : elle est celle de l’effondrement d’un grand récit collectif. L’échec de la gauche est aussi son échec à engager dans la bataille idéologique – qui est une bataille narrative – que mène aujourd’hui l’ultra-droite. Nous avons là un enjeu majeur, une question de vie ou de mort pour la social-démocratie.

L’offensive néolibérale à partir des années 1980-81. Le nouveau grand récit : la logique du marché est plus importante que l’attachement au lieu de vie ou que de l’identité de classe.

Baisse des salaires, grèves des mineurs. Promotion de l’auto entrepreneur. Pour soulager la misère des années 1990 : développement du crédit, importation de produits bon marché mais de piètres qualité de la Chine. La social-démocratie n’en répéta pas moins que la globalisation et la dérégulation étaient essentiellement positives pour la classe ouvrière.

Les effets moraux d’une transformation structurelle. Le néolibéralisme provoqua de nombreuses transformations structurelles : délocalisation d’industries, restructuration de grandes entreprises en unités plus modestes condamnées à la rentabilisation maximale, réduction de l’imposition fiscale pour couper les vivres de l’Etat, privatisation des services publics. Ce n’est qu’à la condition de comprendre les effets narratifs de ces changements, plus encore que leurs effets économiques, que nous pourrons comprendre l’effondrement du centrisme :

  • Délocalisation : détruire le rapport au lieu et faire comprendre que le lieu de vie, qui est la source de l’identité, n’importe absolument pas.
  • Restructuration : faire comprendre à la classe ouvrière que l’entreprise ne se sentait plus redevable à son égard de la moindre obligation sociale informelle.
  • Réduction de l’impôt : faire comprendre que le compromis social conclu après 1945 relevait du passé, seuls seraient conservés les pans de l’Etat providence jugés utiles au capital.
  • Privatisation : ne comptez plus que sur vous-mêmes.
  • Financiarisation : mise en avant de l’industrie de la finance et de ses nouveaux héros.

Ces effets narratifs se retrouvent dans les feuilletons télévisés (comparaison de Coronation Street des années 1960 et de EastEnders sous Tatcher)

Echec narratif du néolibéralisme. Au début des années 2000 explosion de la bulle internet et des scandales financiers. Mise en place d’une politique d’austérité notamment par Blair (voir son discours p.137) ; diminution des dépenses publiques, réduction des budgets de santé et des prestations sociales

Comment s’est désintégré l’assentiment qui avait jusqu’alors été donné à l’immigration. L’adhésion à l’Union européenne des dix pays de l’Europe de l’Est changea profondément le comportement de la classe ouvrière anglaise par rapport à l’immigration qui était jusque là fortement régulée. Le gouvernement britannique encouragea vivement l’immigration de l’Europe de l’est pour provoquer une pression à la baisse des salaires.

La colère des natifs, Blancs ou Noirs confondus par rapport à l’immigration de l’Europe de l’Est, qui s’est manifestée notamment dans le vote du Brexit, visait bien plus le système migratoire lui-même que les migrants eux-mêmes. Cette logique encourageant l’immigration sans se soucier ni de ses modalités ni de ses conséquences était et demeure le symbole ultime du désir néolibéral d’annihiler tout rapport au lieu de vie et de travail, toute notion de communauté et de travail.

Le combat narratif à venir ?

Le néolibéralisme « entrait en résonance parfaite sur le plan politique avec l’idée de la pensée libérale démocratique voulant que nous soyons tous des citoyens et rien que des citoyens et non pas des employés ou des patrons et par conséquent que nos droits soient considérés comme des droits individuels et non pas collectifs ». Le populisme autoritaire qui est en train de se mobiliser à travers toute l’Europe, les électeurs issus en partie de la classe ouvrière, consiste pour l’essentiel à une exigence de dé-globalisation.

Le prolétariat industriel s’est vu supplanté par un groupe plus informe que lui et que les sociologues comme Manuel Castells ont présenté comme celui des individus en réseaux. Voir sa composition p.145. L’individu de la société en réseau est venu se substituer à l’ouvrier dans son rôle de changement social.

Le projet de la gauche devrait consister à sauver la globalisation en enterrant une fois pour toute le néolibéralisme. Mettre un terme aux  cinq réformes structurelles mises en œuvre par le néolibéralisme (p150) : de nouvelles politique industrielles, renationaliser les services publics essentiels, éradiquer les paradis fiscaux, définanciariser  l’économie.

Intéressante analyse de la transformation de la culture ouvrière de la ville de Leigh mais le combat narratif de la gauche reste encore à construire. Le titre du chapitre est ambigu.

 

8.La politique à l’ère du ressentiment. Le sombre héritage des Lumières

Par Pankaj Mishra, né en 1969 à Jhansi (Inde), essayiste et écrivain

 

« Qu’ils soient de gauche, centriste ou de droite, ceux qui s’opposent au nouvel « irrationalisme » politique se montrent encore prisonnier d’un postulat à l’évidence profondément  ancré en eux, selon lequel les individus seraient des acteurs rationnels mus par leur propre intérêt bien compris. Cette conception de la motivation  humaine, qui a donné l’homo economicus, a été élaborée à l’époque des Lumières. Cette conception de l’humain néglige de nombreux facteurs : la peur, la méfiance pour le changement, le rôle des pulsions des passions, l’attrait et la recherche de l’identité, et plus globalement le rôle de l’inconscient.

Il nous faut reconnaître que l’humanisme des Lumières et leur conception de l’histoire ne peuvent pas expliquer le monde dans lequel nous vivons.

L’idéologie libérale, une forme réifiée du rationalisme des Lumières et de l’utilitarisme du XIXè siècle est parvenue à dominer presque totalement l’économie et la politique, surtout depuis que sa rivale socialiste est discréditée.

La capacité de la pensée rationnelle à influer de façon décisive sur le comportement humain a été critiquée et remise en cause par de nombreux auteurs (Dostoëvski, Nietzsche, Freud, )

De nombreuses œuvres d’art, littéraires et philosophiques ont mis en scène une conscience humaine se caractérisant par des séries de vagabondages successifs. Ce que nous appelons « le moi » est une entité dynamique, constamment façonnée et refaçonnée dans l’interaction de notre appareil psychique et les conditions sociales culturelles en vigueur. Ce qui caractérise aujourd’hui le contexte  d’aujourd’hui : les idéaux de la démocratie moderne n’ont jamais été plus populaires, il est  au fil du temps devenu de plus en plus difficile de les mettre en pratique dans les conditions de la globalisation néolibérales.

La modernité est aujourd’hui vécue comme expérience du chaos, ce qui ne peut, qu’intensifier cette passion triste qu’est le ressentiment. Un ressentiment existentiel devant les vies menées par les autres, causé par un fort mélange de jalousie, de sentiment d’humiliation et d’impression d’impuissance, empoisonne la société civile et vient saper la liberté politique lorsqu’il en vient à persister et s’aggraver. Le ressentiment, qui est un composé d’émotions, révèle de façon la plus claire qu’il soit le moi humain dans ses relations fondamentalement instables avec le monde extérieur.

Le ressentiment prospère au fur et à mesure que se diffusent les idéaux mercantiles et démocratiques. Le sociologue allemand Max Scheler élabora une théorie  systématique  du ressentiment, l’envisageant comme un phénomène typiquement moderne (voir son livre L’homme du ressentiment, 1933). Tout au long de de l’âge néolibéral, l’aspiration à la prospérité, au statut social, au pouvoir social s’est épanouie dans les circonstances les moins propices à sa satisfaction. Le fantasme de l’égalité s’est propagé partout tandis qu’une inégalité structurelle ne cessait plus de s’aggraver. « Cette maladie (ressentiment) incube d’autant plus vite que les idéaux égalitaires viennent se heurter aux idéaux néolibéraux de création de richesse privée et que les conglomérats et individus transnationaux tournent le dos à l’Etat-nation.

Le néolibéralisme a fait de la déconnexion avec la collectivité une condition sine qua non de l’accumulation de richesses privées et de la valorisation de soi. Les individus modernes sont désormais condamnés à la liberté (l’isolement), et en même temps asservis par des pouvoirs politiques, économiques et culturels de plus intégrés. Il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens partent à la recherche de bouc émissaire.

La notion de ressentiment a été repris par Camus , dans L’homme révolté et l’a appelé « une auto-intoxication , la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée »

A propos de Trump :«Que riches et pauvres confondus votent pour un menteur pathologique et un fraudeur fiscal invétéré, confirme une fois de plus que les désirs humains opèrent de façon parfaitement indépendante de l’intérêt bien compris »

« Tout au long de la décennie 1990 le libéralisme se mua bien docilement en un économisme superficiel, l’idéologie matérialiste et mécaniste du néolibéralisme. Et c’est précisément le postulat rétrograde de cette idéologie, voulant que le réel soit rationnel et décrétant toute alternative à ce credo qui nous a rendus incapables de comprendre la majorité des phénomènes politiques auxquels nous assistons »

Comment lutter contre le ressentiment ? : se faire une image plus riche,  plus complexe et plus variée de l’expérience humaine, réintroduire les émotions subjectives qui ont été trop longtemps exclus par l’obsession du chiffre.

 

9.Le courage de l’audace

Par Robert Misik, né en 1966 à Vienne, journaliste et écrivain politique

 

« La montée en puissance de l’antipolitique autoritaire n’est pas la cause, mais la conséquence de l’échec de l’establishment politique et particulièrement des partis de la gauche démocratique ».

Parlons un peu de classe sociale. Le groupe de ceux qui se considèrent, comme des oubliés de la globalisation et de l’intégration européenne, n’est en rien homogène. Nos sociétés sont encore et toujours des sociétés de classes, des sociétés déchirées, mais nous peinons à nous faire une idée précise de ces déchirures sociales persistantes et des nouvelles divisions sociales.

Une aliénation culturelle. Les « classes ouvrières d’aujourd’hui (dont les classes moyennes inférieures, voir sa composition (p181) entretiennent des visions du monde radicalement différentes de celles des couches moyennes progressistes et des milieux universitaires. Si un partie de gauche veut obtenir environ 40% des  voix, il lui faut alors absolument convaincre une bonne moitié des couches urbaines modernes (de gauche ou libérale) et des classes moyennes inférieures. Or ces milieux se distinguent l’un de l’autre de façon spectaculaire. exemple du parti travailliste anglais avec la  composante Corbyn dont une partie a voté pour le Brexit : un coup à gauche ne saurait être automatiquement synonyme de succès électoral (perte des faveurs  des milieux citadins progressistes sans gagner un soutien significatif  des rangs de la classe ouvrière).

Faire avancer l’Union Européenne. Nous avons besoin d’un changement de cap politique. La domination néolibérale doit être repoussée à plusieurs niveaux.

Au niveau du discours politico-économique, cela est en partie déjà fait. L’échec de l’austérité généralisée est désormais reconnu par tous ( ?) mais le discours progressiste a du mal à émerger.

A l’échelon national : les social-démocraties qui se sont peu à peu adaptées aux paradigmes néolibéraux doivent se re-inventer.

Voir la réalité en face. Les partis progressistes doivent redevenir les représentants convaincants des couches les plus défavorisées :

  • Plus question de passer de compromis avec les élites globalisées, et les combattre.
  • Eviter les manifestations d’arrogance et les attitudes de condescendance envers les plus défavorisés.
  • Ne pas se plier devant leurs préjugés.
  • Augmentation des revenus,  des logements,  une éducation de qualité,.
  • Créer dans les quartiers des structures modernes pour donner forme à la vie quotidienne.
  • Suppression des apparatchiks et promotions de jeunes issus des couches moyennes inférieures et de la classe ouvrière.

Accepter que les choses ne changent pas de suite, difficulté ne rime pas forcément avec impossibilité.

 

10.La dé-civilisation. Sur les tendances régressives à l’œuvre dans les sociétés occidentales

Par Olivier Nachtwey, né en 1975 à Unna (Allemagne), sociologue

 

L’auteur se réfère à la théorie du processus de civilisation proposé par Norbert Elias.(p.198) : « la civilisation moderne est le résultat d’une mutation d’ensemble des structures sociales et structures de personnalité, cette mutation se caractérisant par une différenciation sociale et des rapports d’interdépendance de grande ampleur. Un tel processus conduit à une autorégulation individuelle plus forte, à un nouvel habitus psychique dans le contrôle des affects, à un élargissement de l’espace mental, »

La régression qui peut actuellement être constatée est en partie une conséquence de progrès sociaux. Le capitalisme occidental est désormais en proie à des « modernisations régressives » : égalité horizontale de groupes aux traits caractéristiques différents (appartenance sexuelle, ou l’ethnie par exemple) et de nouvelles inégalités ou discriminations verticales au processus de civilisation selon Norbert Elias.(p.198)

Individualisation et modernisation régressive

(proposition : faire la différence entre individualisation et individuation de Jung)

S’il y a individualisation c’est parce que l’individu s’affranchit progressivement des formes sociales héritées, synonymes de limitation : des rapports sociaux traditionnels, des familles. Mais l’individu, en raison de la dé-collectivation de l’Etat social et la déconstruction de ses réserves de solidarité est entré dans un processus d’individualisation essentiellement négatif. Le déclin des communautés et des associations intermédiaires a laissé l’individu, face aux contraintes socio économiques, abandonné à lui-même. Même si on assiste à un certain retour de l’Etat, le marché continue d’être la référence pour tous les domaines de la vie (sa violence symbolique voir Pierre Bourdieu, Contre feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, 1998).

« Le néolibéralisme, croyance quasi religieuse aux vertus du marché, est une incarnation de la raison instrumentale » (adaptation des fins et des moyens). «  Les maîtres à penser des Lumières partaient du principe que l’individu pouvait maîtriser le monde. Sous l’égide de la raison instrumentale, le contrôle exercé par l’individu sur le monde, devient pourtant contrôle par le monde de l’individu. L’individualité conforme au marché devient dés lors un impératif social ». L’autonomie réellement accrue de l’individu moderne est liée à sa performativité sur le marché. Il devient un citoyen du marché, un client pouvant se prévaloir de certains droits, mais les marchés déterritorialisés génèrent une incertitude permanente et de plus en plus d’individus y font l’expérience de l’impuissance. Les affects s’accumulent et les ressentiments finissent par s’échapper.

Déclin et érosion de la civilisation

Les inégalités se sont aggravées parce que les revenus de classes moyennes inférieures ont stagné. La classe moyenne et la classe ouvrière du monde anciennement industrialisé sont les grandes perdantes  de la modernisation globale, qui assistent impuissantes à leur décrochage par rapport à trois autres groupes : les élites cosmopolites, les très diplômés qui sont les grands gagnants de la globalisation , et les classes moyennes du nouveau capitalisme en plein essor. Ce sont les individus sans qualification ou aux qualifications modestes qui font l’expérience d’un fort déclassement social.

Des processus de dé-civilisations

« Parmi les causes d’une possible dé-civilisation, Norbert Elias cite les conflits de pouvoir entre les groupes de dominants et leurs rivaux potentiels, encore marginaux. Les pertes de pouvoir, au profit de groupes marginaux  en pleine ascension sociale déclencheraient dans les rangs des dominants, et pas seulement pour des raisons économiques, un désir de restaurer l’ordre ancien, désir qui n’entretient bien souvent plus guère de rapport avec la réalité » : « ces groupes de dominants cherchent à contrer ces marginaux en les stigmatisant  ou en tenant à leur égard des propos péjoratifs ». » De tels phénomènes de dé-civilisation ne se constatent pas seulement dans les rangs des couches moyennes inférieures mais aussi parmi les élites ».

Les angoisses matérielles et culturelles soulevées par une perte de statut sont les éléments activateurs du ressentiment (expression de Nobert Elias), des affects négatifs, de la clôture identitaire et des théories de la conspiration. Le ressentiment permettrait à tous ceux qu’angoisse une (éventuelle) perte de statut de retrouver une forme d’affirmation de soi, de se façonner une nouvelle identité, un nouveau sentiment du « nous ». Dans cette mesure, le problème fondamental que pose l’individualisation radicalisée est celui du rôle des identités collectives, du « nous ». La politique de l’identité est aussi une réaction à l’érosion de la communauté et des associations intermédiaires.

 

11.Politique progressiste et politique régressive dans le néolibéralisme tardif

Par Donatella Della Porta, nèe en 1956 en Catane (Italie) enseigne les sciences politiques à Florence

 

Référence à la grande transformation de Karl  Polanyi

Avec le tournant néolibéral (1980) la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie fut de nouveau poursuivie à travers la dérégulation du marché du travail , et les démantèlement des dispositifs de protection des droits des travailleurs, à travers l’accaparement des terres et une nouvelle dérégulation à grande échelle du capital financier. Des contres forces (similaires aux contre mouvements de Polanyi) firent leur apparition et se développèrent dans deux directions : (1) progressistes, cherchant à étendre les droits des citoyens dans le cadre d’une vision inclusive et cosmopolitique, (2) régressives, aspirant à un ordre révolu dans le cadre duquel serait protégé qu’un nombre restreint de natifs.

Rien de très nouveau !!!

 

12.Le retour des évincés : le début de la fin du capitalisme néolibéral

Par Wolfgang Streeck, né en 1946 à Lengerich (Allemagne) , sociologue

 

Bonne description de la grande régression provoquée par le néolibéralisme globalisé

Le mensonge des experts (p.239) : courbe de Laffer (baisse d’impôt et plus grande entrées fiscales ?), le rapport Cecchini de la Commission européenne qui prévoyait des nombreux avantages par le parachèvement du marché unique. Les experts financiers Bernanke, Greenspan qui recommandaient aucune action de l’Etat contre les bulles financières. Les grands « récits »de la globalisation propagés par les experts et les gouvernements.

La moralisation, la diabolisation et le retour des évincés. Histoire de la notion de populisme (p. 245). Ce terme permet de mettre dans le même panier Trump et Sanders. Les partis anti-globalisation sont frappés d’une sorte de déchéance morale et culturelle par les tenants de la globalisation. La véritable déchirure entre les dits « populistes » et ceux qui les désignent comme tels constitue aujourd’hui, dans les sociétés en crise du capitalisme financier, la ligne de conflit politique dominant.

Une opinion publique libérale coupée de l’expérience quotidienne des groupes et régions en situation de déshérence et de déclin. Le Brexit et la victoire de Trump n’ont pas seulement pris au dépourvu la sphère publique mais également les chercheurs en science sociales y compris ceux de universités d’excellence »

Un interrègne. Reprendre le concept d’interrègne de Gramsci : c’est une période d’une durée indéterminée, où un ordre ancien s’avère déjà détruit, mais où un nouveau ne peut être encore instauré ; une période d’incertitude extrême au cours de laquelle les rapports de causalité habituels disparaissent et où peuvent à tout moment se produire des événements inattendus, dangereux.

La notion d’interrègne est à reprendre.

 

13.De la régression globale aux contre-mouvements post-capitalistes

Par César Rendueles, né en1975 à Gérone (Espagne), sociologue

 

D’une certaine façon nous vivons déjà dans des sociétés post-libérales. Partout dans le monde surgissent de puissants contre-mouvements  de réaction à l’imaginaire libéral. La plupart d’entre eux relèvent de l’extrême droite, du nationalisme identitaire, de la xénophobie, de l’intégrisme religieux, du populisme réactionnaire. Mais aussi le mouvement altermondialiste.

Apprendre de la périphérie européenne ?

La crise sociale et les limites du « classe-moyennisme ». Podemos et les autres mouvements bien décidés à transformer la société espagnole se sont arrêtés aux portes des lieux de travail et ont été incapables de générer une solidarité de classe.

Au-delà de la récession, au-delà du capitalisme ?

Apport limité

 

14.Cher président Junker

Par David Van Reybrouck, né en 1971 à Bruges, écrivain et journaliste

 

Lettre adressée au Président actuel de la commission européenne

Thème abordé : la manière dont nous pratiquons la démocratie et plus précisément aux procédures pratiques et aux interfaces auxquelles nous recourons pour la mettre en œuvre. Les instruments de la démocratie façonnent les résultats.

Critiques des élections et des référendums (pp.280-81)

Au lendemain des révolutions américaines et françaises, les élections n’avaient été introduites  non afin de rendre la démocratie possible, mais dans le but de conférer le pouvoir non plus à ceux qui détenaient des titre de noblesse mais à une « aristocratie naturelle »(thomas Jefferson) se distinguant par leur compétence intellectuelle et leur parfaite droiture morale. Le grand apport du philosophe français Bernard Manin aura été de mettre en lumière les soubassements aristocratiques du gouvernement représentatif moderne.

Cocher une case à intervalles réguliers, tel était le moyen que l’on avait trouvé pour permettre aux masses de s’exprimer au sujet de ses gouvernants. Au XXè siècle, les médias de masse (journaux, radios, télévisions) furent le canaux de communication clé entre les citoyens et les hommes politiques. Par la mercantilisation des médias, la zone intermédiaire entre le sommet et la pyramide fut bien moins organisée par la société civile que par les mécanismes du marché médiatique. La phase actuelle, du règne de l’internet est bien moins égalitaire et ouverte que ce qu’on avait pu le croire à l’origine. Facebook édifie entre nous des murs invisibles, Google favorise la diffusion de « fake news ». Un mur, deux mondes : lorsque l’autre camp tente de nous adresser la parole, ses membres ne peuvent être que des trolls ; lorsque nous tentons de leur adresser la parole, nous ne pouvons venir que de la presse à mensonges. Nous avons besoin le plus urgent de créer des espaces où les citoyens puissent se rencontrer en ligne et hors ligne, en dépit de leurs différences, afin d’avoir accès à une information digne de foi, et ainsi délibérer de manière informée de l’avenir de nos sociétés et des directions qu’elle devrait prendre.

Nos sociétés occidentales sont affligées du « syndrome de fatigue démocratique » Les symptômes sont nombreux : participation faible aux élections, paralysie politique, faible adhésion aux partis.

La menace la plus grande qui pèse sur l’Union européenne est l’Union européenne elle-même. Celle-ci a toujours été fondée sur le consensus entre les élites gouvernantes qui l’imposaient ensuite aux masses des électeurs. Mais la démocratie n’est pas tant une affaire de consensus qu’une affaire de conflits ; elle consiste pas même à régler les conflits, elle consiste à apprendre comment vivre avec eux.

Revenir à la démocratie athénienne en désignant les représentants par tirage au sort. Un échantillon de la société suffisamment informée peut agir de façon plus cohérente qu’une société entière mal informée. Cette procédure a été appliquée plusieurs fois en Irlande notamment pour l’amendement de la constitution et de nouveau en 2017 à propos de 5 questions dont le changement climatique, les référendums, l’avortement.

Proposition : « chaque Etat de l’Union pourrait, par exemple, quatre jours durant, réunir cent  citoyens tirés au sort afin de répondre à une seule grande question : Comment avant 2020 , rendre plus démocratique l’Union européenne ? Chaque pays formulerait dix recommandations. Trois mois  plus tard, vingt délégués de chaque convention nationale, de nouveau tirés au sort, rejoindraient Bruxelles four finaliser en commun une liste de 25 priorités à mettre en œuvre à l’avenir. Un référendum à choix multiples serait soumis aux citoyens qui devraient sur les 25 propositions choisir les trois les plus importante et ils donneraient une note de 1 à 5 à chacune des 25 propositions.

 

Une lettre très stimulante adressée par l’auteur au Président de la Commission européenne, à lire et à relire, on a retenu dans le compte rendu que les nouveaux apports de l’auteur.

 

15. La tentation populiste

Par Slavoj Zizek, né en 1949 à Ljubljana (Slovénie), sociologue

 

L’auteur dénonce deux généralisations trompeuses qui sont actuellement faites : (1) nous vivrions une époque d’antisémitisme universalisé où les minorités, notamment arabo-musulmanes seraient traitées comme les juifs jadis, (2) la chute du mur de Berlin a entraîné une prolifération de nouveaux murs édifiés dans le but de nous protéger d’un très dangereux « Autre ». Les nouveaux murs loin de représenter la division entre capitalisme et communisme, symbolisent une division qui est strictement immanente à l’ordre capitaliste global.

« La gauche populiste accepte trop rapidement que l’universalisme relèverait du passé, un universalisme – un universalisme présenté avec dédain comme une sorte de pendant  politique et culturel du capitalisme global », « l’idéologie  des défenseurs du capitalisme  à visage humain ».  La montée en puissance du populisme droitier en Europe occidentale serait la force la plus à même de défendre les intérêts des classes laborieuses. Pourquoi la gauche radicale ne devrait-elle pas mobiliser les passions nationalistes pour en faire un puissant outil contre le règne de plus en plus débridé du capital financier déraciné ?

Pour Chantal Mouffe, avocate et théoricienne d’un populisme de gauche la raison principale de la défaite de la gauche est à trouver dans une posture non combative mêlant argumentation rationnelle et universalisme fade. « Ce populisme de gauche irait au-delà du vieil anticapitalisme ouvrier : il tenterait d’articuler une multiplicité de luttes (de l’écologie au féminisme, du droit du travail à l’éducation libre,  en passant par la santé, ..). (p. 309)

« Ce que l’on devrait rejeter, en guise de première et nécessaire étape, c’est l’idée que des luttes locales d’émancipation (ethniques, sexuelles, religieuses, juridiques, etc.) puissent être menées indépendamment les unes des autres » « L’universalité n’est pas quelque chose qui est censé apparaître au fil d’un long et fort patient processus : elle est toujours là en tant que point de départ de tout authentique processus émancipatoire, en tant que sa motivation même » p.310)

« Il nous faut cesser de focaliser notre attention sur le grand méchant loup populiste pour se soucier du véritable problème : la faiblesse de la position rationnelle modérée elle-même. Le fait que la majorité ne puisse être convaincue par la propagande capitaliste rationnelle et qu’elle se montre bien plus enclin à adopter un positionnement populiste anti-élitiste ne devrait pas être envisagé avec dédain comme une manifestation d’arriération des classes inférieures ; les populistes décèlent avec justesse l’irrationalité de cette approche rationnelle, et leur colère dirigée contre les institutions anonymes qui régissent leur existence est parfaitement justifiée. La leçon qu’il nous faut tirer du phénomène Trump, c’est que le plus grand danger pour  la vraie gauche est d’accepter de conclure un pacte stratégique avec des libéraux à la Clinton »(p.311).

« L’urgence de la situation présente ne devrait en rien servir d’excuse : l’urgence est le temps de la pensée. Jusqu’ici, nous avons bien trop rapidement tenté de transformer le monde, le temps est venu de le réinterpréter sur le mode de l’autocritique et d’examiner notre propre responsabilité ». « Il nous faut rejeter le défaitisme comme l’activisme aveugle, et « apprendre , et apprendre encore » les causes de ce fiasco de la politique libérale-démocrate ». « La « contradiction principielle » du nouvel ordre mondial est l’impossibilité structurelle de trouver  un ordre politique global qui correspondrait à l’économie capitaliste globale qui aurait recours à des élections à l’échelle de la planète ». « Le « refoulé » de l’économie globale fait son retour dans la politique sous forme de fixations archaïques et d’identités substantielles particularistes (ethniques, religieuses, culturelles, ..) ; C’est précisément cette tension qui définit la très délicate situation qui est la nôtre : la libre circulation des marchandises à l’échelle du globe s’accompagne d’une séparation de plus en plus flagrante dans la sphère sociale ; alors que les marchandises circulent de plus en plus librement, les hommes, eux, se retrouvent prisonniers de nouveaux murs ». (p.316)

 

L’Age de la Régression

Quelques thèmes importants proposés par J. Perrin

 

1.L’urgence c’est le temps de la pensée pour essayer de cerner les contradictions principales du nouvel ordre mondial

 

« L’urgence de la situation présente ne devrait en rien servir d’excuse : l’urgence est le temps de la pensée. Jusqu’ici, nous avons bien trop rapidement tenté de transformer le monde, le temps est venu de le réinterpréter sur le mode de l’autocritique et d’examiner notre propre responsabilité. Il nous faut rejeter le défaitisme comme l’activisme aveugle, et « apprendre, et apprendre encore » les causes de ce fiasco de la politique libérale-démocrate ».(chapitre 15)

 

« La « contradiction principielle » du nouvel ordre mondial est l’impossibilité structurelle de trouver  un ordre politique global qui correspondrait à l’économie capitaliste globale qui aurait recours à des élections à l’échelle de la planète. Le « refoulé » de l’économie globale fait son retour dans la politique sous forme de fixations archaïques et d’identités substantielles particularistes (ethniques, religieuses, culturelles, ..) ; C’est précisément cette tension qui définit la très délicate situation qui est la nôtre : la libre circulation des marchandises à l’échelle du globe s’accompagne d’une séparation de plus en plus flagrante dans la sphère sociale ; alors que les marchandises circulent de plus en plus librement, les hommes, eux, se retrouvent prisonniers de nouveaux murs ». (chapitre 15)

 

« L’Europe s’est bâtie sur l’idée des Lumières d’une citoyenneté universelle. Mais cette idée suppose que les pays pauvres deviennent des endroits où il fait bon de vivre ou bien que l’Europe se sente obligée d’ouvrir ses frontières ; aucune de ces deux hypothèses sont susceptibles de se réaliser à brève échéance. La globalisation a fait du monde un village, mais ce village vit sous la dictature des comparaisons globales. Les gens ne comparent plus leurs vies à celles de leurs voisins, ils se comparent aux habitants les plus prospères de la planète.

 

« Le néolibéralisme, croyance quasi religieuse aux vertus du marché, est une incarnation de la raison instrumentale (adaptation des fins et des moyens). Les maîtres à penser des Lumières partaient du principe que l’individu pouvait maîtriser le monde. Sous l’égide de la raison instrumentale, le contrôle exercé par l’individu sur le monde, devient pourtant contrôle par le monde de l’individu. L’individualité conforme au marché devient dés lors un impératif social. L’autonomie réellement accrue de l’individu moderne est liée à sa performativité sur le marché. Il devient un citoyen du marché, un client pouvant se prévaloir de certains droits, mais les marchés déterritorialisés génèrent une incertitude permanente et de plus en plus d’individus y font l’expérience de l’impuissance. Les affects s’accumulent et les ressentiments finissent par s’échapper». (chapitre 10)

 

Une situation d’interrègne (chapitre 12) : « Reprendre le concept d’interrègne de Gramsci : c’est une période d’une durée indéterminée, où un ordre ancien s’avère déjà détruit, mais où un nouveau ne peut être encore instauré ; une période d’incertitude extrême au cours de laquelle les rapports de causalité habituels disparaissent et où peuvent à tout moment se produire des événements inattendus, dangereux ».

 

2.Comprendre les effets moraux d’une transformation structurelle du néolibéralisme (chapitre7)

Le néolibéralisme provoqua de nombreuses transformations structurelles : délocalisation d’industries, restructuration de grandes entreprises en unités plus modestes condamnées à la rentabilisation maximale, réduction de l’imposition fiscale pour couper les vivres de l’Etat, privatisation des services publics. Ce n’est qu’à la condition de comprendre les effets narratifs de ces changements, plus encore que leurs effets économiques, que nous pourrons comprendre l’effondrement du « centrisme », c’est-à-dire :

  • Délocalisation : détruire le rapport au lieu et faire comprendre que le lieu de vie, qui est la source de l’identité, n’importe absolument pas.
  • Restructuration : faire comprendre à la classe ouvrière que l’entreprise ne se sentait plus redevable à son égard de la moindre obligation sociale informelle.
  • Réduction de l’impôt : faire comprendre que le compromis social conclu après 1945 relevait du passé, seuls seraient conservés les pans de l’Etat providence jugés utiles au capital.
  • Privatisation : ne comptez plus que sur vous-mêmes.
  • Financiarisation : mise en avant de l’industrie de la finance et de ses nouveaux héros.

Ces effets narratifs se retrouvent dans les feuilletons télévisés (comparaison de Coronation Street des années 1960 et de East Enders sous Thatcher)

 

3.Reconnaître que l’humanisme des Lumières et leur conception de l’histoire ne peuvent pas expliquer le monde dans lequel nous vivons. (Chapitre 8)

 

« Qu’ils soient de gauche, centriste ou de droite, ceux qui s’opposent au nouvel « irrationalisme » politique se montrent encore prisonniers d’un postulat à l’évidence profondément  ancré en eux, selon lequel les individus seraient des acteurs rationnels mus par leur propre intérêt bien compris. Cette conception de la motivation  humaine, qui a donné l’homo economicus, a été élaborée à l’époque des Lumières. Cette conception de l’humain néglige de nombreux facteurs : la peur, la méfiance pour le changement, le rôle des pulsions, des passions, l’attrait et la recherche de l’identité, et plus globalement le rôle de l’inconscient.

L’idéologie libérale, une forme réifiée du rationalisme des Lumières et de l’utilitarisme du XIXè siècle est parvenue à dominer presque totalement l’économie et la politique, surtout depuis que sa rivale socialiste est discréditée.

« Tout au long de la décennie 1990 le libéralisme se mua bien docilement en un économisme superficiel, l’idéologie matérialiste et mécaniste du néolibéralisme. Et c’est précisément le postulat rétrograde de cette idéologie, voulant que le réel soit rationnel et décrétant toute alternative à ce credo qui nous a rendus incapables de comprendre la majorité des phénomènes politiques auxquels nous assistons ».

 

4.Comprendre ce qu'est le ressentiment (chapitre 8 et 10)

La modernité est aujourd’hui vécue comme expérience du chaos, ce qui ne peut, qu’intensifier cette passion triste qu’est le ressentiment. Un ressentiment existentiel devant les vies menées par les autres, causé par un fort mélange de jalousie, de sentiment d’humiliation et d’impression d’impuissance, empoisonne la société civile et vient saper la liberté politique lorsqu’il en vient à persister et s’aggraver. Le ressentiment, qui est un composé d’émotions, révèle de façon la plus claire qu’il soit le moi humain dans ses relations fondamentalement instables avec le monde extérieur.

Le ressentiment prospère au fur et à mesure que se diffusent les idéaux mercantiles et démocratiques. Le sociologue allemand Max Scheler élabora une théorie  systématique  du ressentiment, l’envisageant comme un phénomène typiquement moderne (voir son livre L’homme du ressentiment, 1933). Tout au long de l’âge néolibéral, l’aspiration à la prospérité, au statut social, au pouvoir social s’est épanouie dans les circonstances les moins propices à sa satisfaction. Le fantasme de l’égalité s’est propagé partout tandis qu’une inégalité structurelle ne cessait plus de s’aggraver. « Cette maladie (ressentiment) incube d’autant plus vite que les idéaux égalitaires viennent se heurter aux idéaux néolibéraux de création de richesse privée et que les conglomérats et individus transnationaux tournent le dos à l’Etat-nation ».

Le néolibéralisme a fait de la déconnexion avec la collectivité une condition sine qua non de l’accumulation de richesses privées et de la valorisation de soi. Les individus modernes sont désormais condamnés à la liberté (l’isolement), et en même temps asservis par des pouvoirs politiques, économiques et culturels de plus en plus intégrés. Il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens partent à la recherche de bouc émissaire.

La notion de ressentiment a été reprise par Camus , dans L’homme révolté, il  l’a appelé « une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée »

A propos de Trump : «Que riches et pauvres confondus votent pour un menteur pathologique et un fraudeur fiscal invétéré, confirme une fois de plus que les désirs humains opèrent de façon parfaitement indépendante de l’intérêt bien compris ».

 

Les fonctions du ressentiment (chapitre 10)

Les angoisses matérielles et culturelles soulevées par une perte de statut sont les éléments activateurs du ressentiment (expression de Nobert Elias), des affects négatifs, de la clôture identitaire et des théories de la conspiration. Le ressentiment permettrait, à tous ceux qu’angoisse une (éventuelle) perte de statut, de retrouver une forme d’affirmation de soi, de se façonner une nouvelle identité, un nouveau sentiment du « nous ». Dans cette mesure, le problème fondamental que pose l’individualisation radicalisée est celui du rôle des identités collectives, du « nous ». La politique de l’identité est aussi une réaction à l’érosion de la communauté et des associations intermédiaires. (chapitre 10)

 

5.Le rôle d’internet (Chapitre 5)

 

Les marchés et internet se sont avérés être de puissantes forces d’accroissement des choix individuels, mais ils ont érodé la cohésion des sociétés occidentales. Ils renforcent les penchants des individus à satisfaire leurs préférences naturelles : être avec des gens qui leur ressemblent et instaurer une certaine distance avec ceux qui leur sont étrangers. Nous vivons dans un monde qui est plus connecté qu’auparavant, mais qui est moins intégré qu’autrefois. La globalisation connecte tout  en désintégrant. Nous avons un monde riche en expériences mais peu favorable à la constitution d’identités stables et de loyautés véritables, avec le retour des frontières en tout genre (cf les prévisions du livre de Ken Jowitt « After leninism : the new world disorder » écrit en 1991 qui annonçait suite à 1989 le retour en force des vieilles identités ethniques, religieuses et tribales).

 

 

6.La panique migratoire et la menace normative (Chapitre 2)

 

Dans ce monde connecté qui est le nôtre, la grande migration constitue la nouvelle révolution. Nous n’avons pas ici affaire à une révolution des masses telles qu’en connut le XXème siècle, mais à une révolution menée par des individus, des familles, et inspirée non par de grands tableaux du futur brossés par des idéologues, mais par les photos qu’on trouve sur Google Map, des photos montrant ce qu’est la vie quotidienne de l’autre côté de la frontière. Pour un nombre grandissant de personnes, l’idée de changement est synonyme de changement de pays et non de changement de gouvernement. Le problème que soulève cette révolution migratoire, c’est sa capacité inquiétante à susciter en Europe une contre-révolution réactionnaire ». (chapitre 5)

 

L’auteur du chapitre 2 focalise sur l’un des symptômes de notre condition actuelle : cette récente « panique migratoire » qui est encore loin d’avoir atteint son apogée et qui permet d’explorer certains aspects de notre situation qui pourraient rester inaperçus. Reprenant les propos d’Umberto Eco concernant  notamment l’évolution  des différentes populations de New York (Cinq questions de morale, 2000), il souligne que sous la poussée du Tiers monde, les immigrations en Europe sont en train de se transformer en migration. L’Europe va devenir un continent multiracial, ou plutôt avec multiples diasporas, que cela nous plaise ou non. Après deux siècles d’aspiration à l’assimilation culturelle, nous faisons désormais face (avec réticence et résistance) à une perspective tout autre : un mélange d’interaction et de friction entre de très diverses identités et diasporas entremêlées. L’hétérogénéité culturelle est en train de devenir un trait caractéristique du mode urbain de cohabitation humaine et la première réponse qui lui est généralement opposée est faite de déni ou de rejet résolu.

Le problème selon Ulrich Beck c’est la contradiction criante entre notre situation quasi cosmopolitique (interdépendance matérielle  de l’humanité) et la quasi absence de conscience, vision et attitude cosmopolitique.

 

La crise migratoire n’est pas un problème de manque de solidarité. (chapitre 5)

Le populisme des majorités menacées est un type de populisme que l’on peut comprendre par ce que Stenner appelle « une menace normative ». Il y a menace normative lorsque la personne vient à nourrir le sentiment que l’intégrité de l’ordre moral est mise en danger et que le « nous » auquel elle considère appartenir entre en décomposition. Nous avons là une peur qui est moins liée à une situation personnelle concrète qu’à la perception  d’un état des choses général - une peur que l’ordre moral s’effondre – et c’est cette peur qui incite la personne qui en est la proie à se retourner contre les étrangers et tous ceux qu’elle perçoit comme une menace. Dans le cas de l’Europe (particulièrement en Bulgarie, Roumanie, Lituanie), la menace normative provoquée par la crise migratoire trouve ses racines dans la démographie (un pourcentage important de jeunes partent travailler à l’étranger).

 

7.Quels objectifs et stratégies pour la gauche

 

La gauche doit refuser de choisir entre un néolibéralisme progressiste et un populisme réactionnaire. L’émancipation ne consiste pas à instiller de la diversité dans les hiérarchies du monde de l’entreprise, mais à abolir ces hiérarchies. Il faudra que les progressistes qui s’étaient ralliés à la campagne de Clinton reconnaissent leur part de responsabilité dans le sacrifice de la cause de la protection sociale, du bien-être matériel des classes moyennes inférieures – sacrifice qui fut réalisé au nom d’une fausse idée d’émancipation,  confondue avec la méritocratie, la diversité et l’autonomie personnelle. (chapitre 3)

 

 Actuellement en Israël « le populisme droitier prospère parce que le monde ouvrier (composés principalement des Mizrahims)  a été détruit par le capitalisme financier et a été dévalué par les  élites culturelles progressistes (composées principalement des Ashkénazes[1]) qui, à partir des années 1980, ont consacré leurs efforts intellectuels et politiques à défendre les minorités sexuelles  et culturelles, générant ainsi une gauche de plus en plus détachée de la vie quotidienne des ouvriers. Un fois le monde ouvrier détruit et dénigré, des démagogues ont promis à ses membres qu’ils retrouveraient leur grandeur perdue sur la base de motifs raciaux, religieux et ethniques ».

« La gauche , en Israël et ailleurs, n’a pas d’autres choix que de retrouver le contact avec un univers moral qu’elle a délaissé : celui d’existences mises en pièces par les effets à répercussions du colonialisme et du capitalisme. Qu’elle le refuse, ou échoue à y parvenir, et alors le libéralisme politique pourrait être bien condamné sur long terme à l’extinction définitive ». (chapitre 4)

 

Le projet de la gauche devrait consister à sauver la globalisation en enterrant une fois pour toute le néolibéralisme. Mettre un terme aux  cinq réformes structurelles mises en œuvre par le néolibéralisme (p150) : de nouvelles politique industrielles, renationaliser les services publics essentiels, éradiquer les paradis fiscaux, définanciariser  l’économie. (chapitre 7)

 

 Les « classes ouvrières d’aujourd’hui (dont les classes moyennes inférieures, voir sa composition p.181) entretiennent des visions du monde radicalement différentes de celles des couches moyennes progressistes et des milieux universitaires. Si un parti de gauche veut obtenir environ 40% des  voix, il lui faut alors absolument convaincre une bonne moitié des couches urbaines modernes (de gauche ou libérale) et des classes moyennes inférieures. Or ces milieux se distinguent l’un de l’autre de façon spectaculaire. exemple du parti travailliste anglais avec la  composante Corbyn dont une partie a voté pour le Brexit : un coup à gauche ne saurait être automatiquement synonyme de succès électoral (perte des faveurs  des milieux citadins progressistes sans gagner un soutien significatif  des rangs de la classe ouvrière).

 

Voir la réalité en face. Les partis progressistes doivent redevenir les représentants convaincants des couches les plus défavorisées :

  • Plus question de passer de compromis avec les élites globalisées, et les combattre.
  • Eviter les manifestations d’arrogance et les attitudes de condescendance envers les plus défavorisés.
  • Ne pas se plier devant leurs préjugés.
  • Augmentation des revenus,  des logements,  une éducation de qualité,.
  • Créer dans les quartiers des structures modernes pour donner forme à la vie quotidienne.
  • Suppression des apparatchiks et promotions de jeunes issus des couches moyennes inférieures et de la classe ouvrière.

Accepter que les choses ne changent pas de suite, difficulté ne rime pas forcément avec impossibilité. (chapitre9)           

 

La gauche populiste accepte trop rapidement que l’universalisme relèverait du passé, un universalisme pendant du politique et culturel du capitalisme global, l’idéologie  des défenseurs du capitalisme  à visage humain.  La montée en puissance du populisme droitier en Europe occidentale serait la force la plus à même de défendre les intérêts des classes laborieuses. Pourquoi la gauche radicale ne devrait-elle pas mobiliser les passions nationalistes pour en faire un puissant outil contre le règne de plus en plus débridé du capital financier déraciné ?

Pour Chantal Mouffe, avocate et théoricienne d’un populisme de gauche la raison principale de la défaite de la gauche est à trouver dans une posture non combative mêlant argumentation rationnelle et universalisme fade. (chapitre 15)

 

 

8.Repenser le fonctionnement de la démocratie au sein de l’Union Européenne (chapitre 14)

 

Nos sociétés occidentales sont affligées du « syndrome de fatigue démocratique » Les symptômes sont nombreux : participation faible aux élections, paralysie politique, faible adhésion aux partis.

La menace la plus grande qui pèse sur l’Union européenne est l’Union européenne elle-même. Celle-ci a toujours été fondée sur le consensus entre les élites gouvernantes qui l’imposaient ensuite aux masses des électeurs. Mais la démocratie n’est pas tant une affaire de consensus qu’une affaire de conflits ; elle ne consiste même pas à régler les conflits, elle consiste à apprendre comment vivre avec eux.

Revenir à la démocratie athénienne en désignant les représentants par tirage au sort. Un échantillon de la société suffisamment informée peut agir de façon plus cohérente qu’une société entière mal informée. Cette procédure a été appliquée plusieurs fois en Irlande notamment pour l’amendement de la constitution et de nouveau en 2017 à propos de 5 questions dont le changement climatique, les référendums, l’avortement.

Proposition : « chaque Etat de l’Union pourrait, par exemple, quatre jours durant, réunir cent  citoyens tirés au sort afin de répondre à une seule grande question : Comment avant 2020 , rendre plus démocratique l’Union européenne ? Chaque pays formulerait dix recommandations. Trois mois  plus tard, vingt délégués de chaque convention nationale, de nouveau tirés au sort, rejoindraient Bruxelles four finaliser en commun une liste de 25 priorités à mettre en œuvre à l’avenir. Un référendum à choix multiples serait soumis aux citoyens qui devraient sur les 25 propositions choisir les trois les plus importante et ils donneraient une note de 1 à 5 à chacune des 25 propositions.

 

 

[1] L’auteure reprend l’histoire d’Israël comme une exclusion des « Mizrahim », des juifs venant du Moyen orient et d’Afrique du Nord, de tous les secteurs significatifs synonymes de pouvoir social, par les « Ashkénazes » juifs d’origine européenne.