L’économie du Bien et du Mal

Classée dans la catégorie: 
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Tomas Sedlacek
Préface de Valclav Havel
Maison d'édition: 
Eyrolles
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2013
Date de rédaction: 
Mars 2014

 

 

Professeur d’université en République Tchèque, Tomas Sedlacek fut conseiller économique de l’ancien président Valclav Havel. La Yale Economic Review l’a classé en 2006 parmi les jeunes économistes les plus talentueux du moment.

 

L’objectif du livre

 

Montrer que la science économique n’est pas une science positive,  qui décrirait le monde comme il est, la science économique n’est pas neutre à l’égard des valeurs. Et l’auteur de rappeler qu’« Etre neutre à l’égard des valeurs est toute de même une valeur en soi, une valeur importante pour les économistes ». Plus globalement l’objectif du livre est de montrer que notre compréhension de l’économie dépend de notre vision du monde, de nos croyances, de nos cultures.

L’ambition du livre est de proposer une démarche pour nous permettre de réintroduire l’éthique, les jugements de valeurs dans la science économique.

 

Dans son chapitre de conclusion l’auteur reprécise les buts de sa démarche : « ce livre essaie de prendre le contrepieds de l’économie dominante, prétendument libérée des valeurs et de la morale, positiviste et descriptive. Les éléments normatifs, sont bien plus abondants dans la science économique que nous sommes prêts à l’admettre et à en tenir compte ». « Globalement, ce livre tente de montrer que l’économie raconte une histoire bien plus vaste et fascinante que sa traduction mathématique. Il représente en un sens une modeste tentative pour révéler l’âme de l’économie et de la science économique, leurs esprits animaux (..) L’économie a une âme et nous devrions la connaître et l’apprécier avant de réclamer notre part du monde extérieur ». Aujourd’hui on a disloqué l’esprit (l’éthique) de l’économie, celle-ci est devenue comme un corps sans âme, sans éthique, c’est-à-dire un zombie. « Après avoir artificiellement arraché à l’économie, depuis bien des années, son sens, son éthique et sa normativité, ne soyons pas surpris si elle se montre parfois comme dépourvue de sens et de justice, comme si elle vivait sa propre vie ». L’auteur signale un autre danger : « l’âme arrachée au corps est en soi source de peur, une sorte de surmoi constamment accusateur, aux exigences d’une ampleur souvent absurde » L’âme de l’économie si elle est désincarnée, manifeste alors « trop d’attente envers l’économie et en réclame trop, plus que l’économie elle-même ne peut en gérer ».

 

Principales question abordées

 

« Y a-t-il une économie du bien et du mal » ?

« Est-il payant d’être bon, ou la bonté échappe-t-elle au calcul économique » ?

« L’égoïsme est-il inné chez l’homme ? est il justifiable s’il aboutit au bien commun ? »  la fameuse main invisible du marché.

Pourquoi sommes-nous si dépendants de notre croyance dans la croissance ?

D’où vient l’idée du progrès économique ?

 

 Mais, après la lecture de l’ouvrage, il ne faut pas s’attendre à disposer de réponses claires et définitives à ses différentes questions, mais l’ouvrage apporte néanmoins de nouveaux points de vue historiques apportés aux débats ; ceux-ci sont importants en eux mêmes.

 

Contenu

 

Le livre essaie de retracer le développement de l’ « ethos économique » soit à certaines époques historiques (celle de Gilgamesh, des Hébreux, de la Grèce, des Chrétiens) soit autour de personnalités qui ont influencé le développement des connaissances économiques (Descartes, Mandeville, Smith, Hume, Mill). Pour Tomas Sedlacek « les éléments les plus importants d’une culture ou d’un champ d’étude comme l’économie, résident dans les hypothèses fondamentales admises inconsciemment par les adhérents des différents systèmes de l’époque ». Son ambition est d’aller au-delà de l’économie, « pour étudier les croyances qui se trouvent dans les coulisses, ces idées qui sont devenues les postulats dominants quoique tacites de nos théories ». Il propose de faire de la proto-économie, de « la méta-économie » ou plus simplement « de jeter sur l’économie un regard anthropologique».

 

Le livre comprend deux parties. « La première suit une ligne qui parcourt l’histoire en sept étapes » : l’épopée de Gigamesh (l’œuvre littéraire de Mésopotamie la plus ancienne connue de l’humanité, 2000 ans avant JC), l’Ancien Testament, la Grèce antique, le Christianisme, Descartes le mécanicien,  Bernard Mandeville et la ruche du vice, Adam Smith forgeron de l’économie. Il nous faut noter que ce découpage historique est peu homogène ; les trois dernières étapes correspondent à une même période historique (le 17ème siècle pour Descartes et le 18ème pour Mandeville et Smith) et elles indiquent plutôt des positions ethico-philosophiques différentes. Dans cette première partie, l’auteur a « tenté de démontrer que la pensée économique est toujours influencé, au cours de l’histoire par des courants philosophiques et religieux et qu’elle a toujours eu un contenu éthique ». p292

Chaque étape ou chaque chapitre de la première partie s’attache à traiter les mêmes sept sujets qui sont ensuite résumés dans chacun des sept chapitres de la deuxième partie.

Les sept sujets traités dans la première et la deuxième partie sont :

  1. Le besoin de cupidité : histoire de la consommation  et du travail. « Depuis le début, l’homme a été considéré comme une créature naturellement non naturelle, qui, pour des raisons uniques, s’entoure de possessions externes. L’insatisfaction matérielle et spirituelle, est une méta-caractéristique humaine essentielle, qui apparaît dès les récits et mythes les plus anciens ».
  2. Le progrès (naturalité et civilisation). Le temps cyclique des premières civilisations a été remplacé par le temps linéaires des Hébreux, puis des Chrétiens ; les économistes classiques du 18ème ont sécularisé le progrès.
  3. L’économie du bien et du mal, ou le bien est-il récompensé économiquement ?
  4. L’histoire de la main invisible du marché et de l’homo économicus.
  5. L’histoire des esprits animaux : les rêves ne dorment jamais. Nos esprits animaux sont influencés par l’archétype du héro et par nos concepts du bien (sujet ambigu où on mélange archétype et concept du bien ?).
  6. Les métamathématiques, d’où l’économie tient-elle le concept selon lequel les chiffres sont le fondement même du monde ?
  7. Les maîtres de vérité. Que croient les économistes ? l’économie est-elle un champ normatif ou une science positive ?

 

 

Un ouvrage sur l’histoire de la pensée économique ?

 

C’est un ouvrage qu’on pourrait classer dans l’histoire de la pensée économique, mais avec une problématique beaucoup plus affirmée et engagée que celles que l’on trouve habituellement dans ce type de littérature. A ma connaissance,  c’est la première fois qu’on trouve l’Epopée de Gilgamesh traitée dans un livre d’économie et qu’est prise en compte l’importance de l’histoire des mythes, des archétypes.

 

Dans son chapitre sur la Grèce antique, Tomas Sedlacek nous propose de retrouver la théorie de la valeur de Xénophon à travers une conversation imaginaire entre Socrate et Critobule où on redécouvre que la valeur économique repose à la fois sur la valeur d’usage et la valeur d’échange, d’un bien particulier (une flute pour faire de la musique) mais aussi de l’argent. Et Socrate de dire « l’argent même n’a pas de valeur, si l’on ne sait pas s’en servir » et notamment si l’on s’en sert pour l’achat par exemple de drogue qui  « rend fou ceux qui en mangent ». On retrouve en partie cette réflexion sur la valeur dans les propos d’Aristote sur la recherche du bonheur : « Tous (gens du peuple et gens cultivés) assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre, sur la nature du bonheur on ne s’entend plus ». Pour Aristote l’homme ne maximalise pas son utilité, mais maximise ce qui lui semble bien. « Si Socrate a bu le poison au lieu de s’enfuir et de renoncer à son enseignement ce n’était pas dans l’attente d’une utilité post-mortem mais au nom de l’idée qu’il se faisait du bien ». p 116

 

Toujours dans son chapitre sur la Grèce antique, l’auteur nous invite à retrouver la pensée des stoïciens : « aujourd’hui, nous croyons qu’une personne est d’autant plus libre qu’elle possède plus de biens. Les stoïciens croyaient exactement l’inverse : moins on est dépendant des choses, plus libre on se sent. (…) Celui qui a besoin de peu n’est pas obligé de besogner autant. (..) La recette d’une vie heureuse selon les stoïciens est de réduire sa demande, non d’augmenter l’offre (ou la production) selon la prescription des hédonistes ». p105

 

 

Un apport important de l’ouvrage est relatif au rôle de Adam Smith et de Bernard de Mandeville dans la création du concept de l’homo economicus[1] et de la main invisible du marché[2] : « c’est clairement Mandeville[3] qui a introduit dans la pensée dominante occidentale l’idée que les vices moraux des individus conduisent au bien-être de tous. Cela devrait lui valoir d’être considéré comme le tout premier économiste moderne, à la place d’Adam Smith » p.186 « Mandeville a été le principal représentant de la philosophie de la cupidité nécessaire qui voit dans la cupidité la condition nécessaire du progrès de la société, qui sans elle serai nulle ». « Selon Mandeville, les marchés sont capables de transformer le vice en vertu et ne servent pas seulement à coordonner les humains mais aussi à convertir le mal personnel en bien collectif »p192

 

Tomas Sedlacek nous  donne à découvrir une autre image d’Adam Smith auteur de La Richesse des Nations (1776) mais aussi de la Théorie des sentiments moraux (1759). Dans cet ouvrage sur les sentiments moraux, Smith défend l’idée que « les enseignements moraux fondés sur la bonté mutuelle (bienveillance) et la rigueur (maitrise de soi) étaient plus intéressants en tant que briques de la société »p198 ; Il nous invite à être le spectateur impartial de notre propre comportement et de tenter  d’imaginer les effets produits, ce serait « la seule lunette au moyen de laquelle nous puissions examiner la bienséance de notre propre conduite ». La position de Smith « Se mettre soi-même dans la situation de quelqu’un d’autre » l’aide, selon Sedlacek, « à dresser une barrière psychologique contre l’individualisme de son temps »[4] p206. Pour Smith « l’homme est une créature sociale et il éprouve par nature le besoin de ressentir de l’empathie et de s’intégrer dans son entourage » p206. Tomas Sedlacek souligne qu’Adam Smith a été très influencé par son ami le philosophe David Hume. Celui-ci, par exemple, réduit le rôle de raison et attribue un rôle clé aux émotions et au sentiments.

 

Signalons aussi que peu d’ouvrages sur l’histoire de la pensée économique consacrent un chapitre entier à Descartes et à sa conception mécanicienne de l’homme. Dans son Traité de l’homme, Descartes présente le corps comme une statue, une machine de Terre et sa fonction dérive des principes mécaniques simples, les mêmes que ceux des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines (..) l’on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris aux tuyaux des machines, ses muscles et tendons aux autres divers engins et ressorts qui servent à les mouvoir». Descartes est surtout le philosophe qui a mis en avant, dans son Discours sur la Méthode, la raison, en s’appuyant sur son fameux « cogito ergo sum ». Toute sa philosophie est fondée sur cette base nouvelle « si les sens disent autre chose que la raison, c’est celle-ci qui dit vrai. Même si cette réalité n’est pas visible, il est plus raisonnable de faire confiance à l’explication logique ». Et Sedlacek de souligner que « pour les économistes, la réduction de l’homme par Descartes a d’importantes conséquences supplémentaires. Depuis lors, l’homme est défini non par l’émotion mais par le raisonnement logique. L’individualité tombe et se perd dans la généralité d’une rationalité objective, identique pour tous. Ce qui ne peut être calculé, ou du moins représenté par des nombres est traité comme s’il était illusoire, irréel. L’idéal de la vérité devient l’équation mathématique, identique pour tous les individus, constante dans le temps et dans l’espace. L’homme et la réalité se trouvent réduits à un calcul mathématico-mécanique » p181. C’est cette réduction de l’homme cartésien, défini par sa raison et séparé de son corps de ses émotions, qui serait à l’origine du rejet de tous sentiments moraux, de l’éthique, dans l’économie.

 

Quelques faiblesses

 

Pour rendre son livre plus convaincant l’auteur aurait eu intérêt à fonder sa démarche sur les sciences cognitives, qui ont fait de nettes avancées depuis quelques années notamment grâce aux apports des neuro-sciences.  La question « Comment pensons-nous » semble déterminante pour construire  un regard critique sur la science économique moderne et pour tirer des enseignements de l’histoire de l’économie dans des civilisations différentes. Au sein de toute culture, nous ne voyons pas le monde tel qu’il est mais nous nous le représentons ; ceci est vrai y compris et peut être surtout pour les modèles mathématiques de l’économie mathématique.

 

Le rôle des archétypes est sans doute importante dans la manière dont nous pensons ; Plusieurs fois Tomas Sedlacek fait référence à Carl Gustav Yung mais d’une manière trop souvent superficielle. Dans ce domaine, l’ouvrage de Bernard Lietaer « Au cœur de la monnaie, Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous » pourrait peut être servir de référence.

 

Conclusion

 

En définitif,  L’économie du bien et du mal est une nouvelle manière d’aborder l’histoire de la pensée économique. La démarche de Tomas Sedlacek pourrait être comparée à celle de René Passet dans son volumineux ouvrage « Les Grandes Représentations du Monde et de l’Economie à travers l’histoire » (Les Liens qui Libèrent, 2010) dans lequel il essaie de montrer que « les mutations qui caractérisent l’évolution des sociétés humaines et le regard que les hommes portent sur l’Univers s’expriment sur le plan économique par des systèmes explicatifs, des modes d’organisation et des programmes d’action différents ». L’objectif poursuivi par Thomas Sedlacek est à mettre aussi en relation avec les travaux de Amartya Sen notamment dans son ouvrage L’économie est une science sociale (La Découverte, 1999).

On peut regretter le titre de l’ouvrage (en français et en anglais) qui en mettant en avant la dichotomie Bien/ Mal peut entrainer une réaction de rejet de la part du lecteur. Le contenu du livre est beaucoup plus large que laisse supposer le titre annoncé.

 

 

[1] Homo économicus est un concept selon lequel les humains agissent de façon rationnelle et poursuivent leur intérêt personnel en raisonnant de manière à atteindre leurs propres fins subjectives p27

[2] Main invisible : expression évoquant l’idée que des actions guidées uniquement par l’intérêt personnel de chacun peuvent contribuer à la richesse et au bien-être de tous

[3] Auteur de La Fable des abeilles ou les frippons devenus honnètes »(1714)

[4] Notons que ce thème de l’empathie chez Smith est absent du livre de J. Rifkin Une nouvelle conscience  pour un monde en crise