La Grande Régression
(Pour différencier les phrases de l’auteur et mes remarques personnelles celles-ci sont écrites en italique)
- Objectif du livre : une pathologie de notre civilisation
« L’évidence des impasses économiques et écologiques où nous a mené la mondialisation du capitalisme peut masquer à la fois la perversité plus générale de ce système et la nécessité de dépasser la seule critique du capitalisme pour saisir le mouvement plus large de la civilisation dans laquelle celui-ci s’inscrit. Les impasses de notre modèle de développement ne sont que les symptômes les plus évidents d’une déraison de la raison moderne, d’une pathologie collective développée au cœur même de notre civilisation et qui semble conduire celle-ci à s’autodétruire. C’est cela que j’entends démontrer » (p.41)
« La grande Régression se déploie à un moment donné (années 1980) d’une longue histoire qui oppose la pulsion dominatrice du capital à la résistance des autres acteurs de la société : le moment où toutes les digues qui contenaient le pouvoir de l’argent se sont affaissées. Jusqu’alors, le capitalisme avait dû s’adapter aux résistances de la société ; désormais, c’est la société qui doit s’adapter aux exigences des gestionnaires de capitaux. Cette inversion du rapport dialectique entre capitalisme et société est l’essence de la Grande Régression » (p.42)
« Il s’agit d’un processus politique organisé et non d’une fatalité historique indépendante des gouvernements. (..)L’Etat nation n’a pas reculé, il a été privatisé. Il s’agira de déconstruire deux mythes complémentaires qui structurent aujourd’hui la croyance commune : la disparition des marges de manœuvre nationales dans un monde globalisé ( ? voir chapitre 2) et la nécessité de retenir et d’attirer les riches sur notre territoire ».(p.43)
En laissant libre cours à la jouissance individuelle et à la compétition des individus, les sociétés modernes finissent par cumuler tant de désordres économiques, écologiques et psychologiques et sociaux qu’elles ne peuvent plus tenir sans remettre en cause la liberté et la démocratie. Plus troublant encore, il apparaît que, face à chacune des impasses où viennent buter les sociétés modernes, celles-ci n’entrevoient pas les chemins ouverts pour les contourner et s’entêtent à rebrousser chemin pour venir à nouveau se fracasser sur les mêmes obstacles » (p.44)
« Notre souci n’est absolument pas de savoir que faire pour éviter la Régression : on sait ( ?), on peut, mais on ne fait pas. Voilà la seule énigme véritable. Je ne vais donc pas dessiner, une fois de plus et en détail, le chemin vers lequel nous devrions bifurquer, mais m’interroger sur les conditions et la possibilité même d’une bifurcation. Car l’existence d’un autre chemin possible ne créée pas en elle-même le mouvement collectif nécessaire pour changer radicalement de direction et surmonter la résistance de tous ceux qui trouvent intérêt dans le statut quo ».(p.45)
« Je soutiens dans ce livre que les sociétés modernes ont développé une maladie de la pensée et un piège politique qui, en se renforçant mutuellement, rendent aujourd’hui improbable une renaissance pourtant à portée de leur main».
- Une hypothèse de départ sur la nature du progrès : des liens plutôt que des biens
« Entre les êtres humains, le seul progrès qui compte vraiment, c’est le progrès social, au sens le plus large du terme, c’est à dire l’extension de leur capacité à faire société, à vivre bien avec autrui et tous ensemble » (p.12)
« Surmonter le défi écologique et les conflits qu’il recèle suppose à l’évidence une bifurcation radicale de nos systèmes économiques et sociaux, en sorte de privilégier la qualité du vivre ensemble plutôt que l’accumulation privative des consommations matérielles, c’est-à-dire les liens plutôt que les biens » (p.13)
- Le mythe des marges de manœuvre disparues pour l’action des Etats
« Le vrai malheur des sociétés démocratiques n’est pas le prétendu recul de l’Etat, mais sa privatisation. Les néolibéraux ne pouvaient pas se cacher derrière une improbable impuissance de l’Etat. Il devenait trop évident que la politique n’était pas impuissante pour tout le monde, que l’argent manquait toujours pour les dépenses sociales, mais jamais pour enrichir les riches et sauver les banques fautrices de crises. (..) Depuis les années 2000, une nouvelle droite décomplexée a fait miroiter la perspective d’un territoire qui sait être agréable aux riches ».
L’auteur essaie de déconstruire le mythe des marges de manœuvre disparues pour l’action des Etats en développant le mirage de l’attractivité des territoires et notamment que l’épargne accumulée par les riches financerait l’investissement et le développement économique, grâce auxquels l’emploi et les revenus de tous peuvent progresser (voir pp.89-99). C’est une pirouette intellectuelle car l’origine du problème n’est pas résolu : la privatisation de l’Etat par la classe des riches. La question principale qui reste posée est celle de savoir pourquoi les peuples des différentes nations acceptent cette privatisation de l’Etat, cette négation de la démocratie.
- L’analyse de la régression économique (chapitre 3)
Ce chapitre n’apporte rien de très nouveau par rapport à la critique de la financiarisation de l’économie. Pour dire qu’il y a régression économique, que « l’économie ne s’est jamais si mal portée » l’auteur différencie la raison économique et la raison politique (p.105) ce qui est étonnant de sa part ; y a-t-il une raison économique en soi, indépendante de tout projet politique ?(satisfaire son avidité n’a rien de politique). Pour les néolibéraux la financiarisation de l’économie n’est pas une régression mais un progrès. Pour dire qu’il y a régression il faut une référence à une notion de valeur,(la valeur est celle de « faire société » on retrouve ici l’importance de ce qu’est la valeur économique, sujet non traité par l’auteur. C’est regrettable car sa notion de progrès humain, des « liens plutôt que des biens » pourrait être l’occasion de réfléchir à une définition de la valeur économique en cohérence avec cette notion du progrès humain. Par sa démarche l’auteur conforte l’idée que l’économique est un domaine autonome du politique, et qu’on pourrait développer des connaissances économiques en dehors d’une économie politique.
- La régression écologique
Dans ce même chapitre 3 l’auteur analyse ce qu’est la régression écologique. Sa problématique repose sur la dénonciation de l’utilisation de la peur des catastrophes écologiques :
« Ce serait une illusion funeste que d’espérer mobiliser la masse des humains en faveur d’une reconversion radicale de leurs modes de consommation et de production en agitant la menace de cataclysmes planétaires. Je l’ai déjà souligné, cette illusion transparaît dans le déploiement obsessionnel du catastrophisme climatique » (p.154) Tout en partageant en partie cette idée, l’argumentation pour la défendre n’est pas pleinement convaincante et notamment : « Comment des populations qui éprouvent déjà au quotidien la peur du lendemain pourraient-elles se sentir concernées par une hausse des températures de quelques degrés dans cinquante ou cent ans »(p.155). (divers sondages confirment le bien fondé de cette question, la priorité des pauvres en occident et des BRIC n’est pas le taux de CO2) Ces populations qui éprouvent la peur du lendemain ont aussi la préoccupation de l’avenir de leurs enfants et petits-enfants, et cette préoccupation est surement plus importante que celle des membres de la classe des riches et des politiques qui mettent en œuvre la financiarisation. D’autre part, peut-on dire que le catastrophisme climatique est l’objet d’un déploiement obsessionnel dans les médias ?
- La régression sociale, morale et politique (chapitre 4)
« Il faut élaborer une théorie générale de ce qui, depuis les origines, est en jeu dans la construction d’une société humaine, pour mieux comprendre l’évolution qui nous a menés jusqu’à l’état de régression où nous sommes à présent. Tel est l’objet de ce chapitre » (p. 159)
Dans ce chapitre l’auteur s’appuie sur la grille de lecture et les fondements anthropologiques élaborés dans ses livres « Dissociété » et dans « Autre Société ». Il présente sa carte des dynamiques sociétales (p.162) qui est construite à partir de deux axes : l’axe vertical, celui de l’intensité des liens intracommunautaires et l’axe horizontal, l’intensité des liens intercommunautaires. Dans l’axe vertical on passe du « Etre soi, par et pour soi, indépendance des individus » à « Etre avec autrui, par et pour autrui , solidarité et convivialité intracommunautaire». Dans l’axe horizontal on passe du « Etre entre soi-mêmes, pureté de l’identité singulière » à « l’Etre tous ensemble, unité de la société ». Cette carte des dynamiques sociétales lui permet de situer la Société de progrès humain (processus de métissage), par rapport à l’Hypersociété (processus de fusion des individus), à la Dissociété communautarisée (processus de Balkanisation), et la Dissociété individualiste (processus d’atomisation). La Grande régression serait le retour ou l’affirmation de la Dissociété individualiste qui rend possible l’avènement de l’Hypersociété totalitaire.
A signaler dans ce chapitre un passage intéressant sur la différence entre la culture d’assuré social et la culture du lien social ; la culture d’assuré social est née du développement de l’Etat providence qui a institutionnalisé la solidarité sociale : « Dans la culture de l’assuré social, l’enjeu est de couvrir un risque financier en certaines circonstances (chômage, maladie, vieillesse). Dans celle du lien social, il faut s’assurer contre la « désalliance », s’assurer que l’on vit dans une société de citoyens solidaires où personne ne sera jamais abandonné et où tous seront toujours prêts à soutenir la société en toutes circonstances. La seconde a besoin d’institutions publiques et démocratiques, mais la première peut s’accommoder d’un bon réseau de compagnies d’assurance »(p.194)
La carte des dynamiques sociétales permet à l’auteur de décrire l’évolution des sociétés et de dire ainsi que « La grande Régression mérite donc bien son nom, car elle ne se résume pas au recul général du progrès social par rapport à la phase précédente. En procédant à une déconstruction systématique de la société, le projet néolibéral n’est pas moins que l’abolition de douze mille ans d’évolution qui avaient mené l’humanité des communautés primitives, jusqu’aux portes d’une grande société de progrès humain ».(p.196)
Pour expliquer sa conception du processus du progrès humain, l’auteur nous propose la spirale des cercles relationnels : « dans une société de progrès humain, la solidité psychique et morale des individus, la liberté réelle, la convivialité et la cohésion sociale reposent sur l’imbrication d’une succession de cercles relationnels, qui œuvrent dans la même direction, celle des liens qui libèrent (voir schéma) »(p.197). Cette spirale des cercles relationnels permet à l’auteur de montrer comment la ronde humaine tourne à l’endroit et comment cette ronde humaine peut partir à l’envers dans la Grande Régression. Cette partie du livre de Généreux est fort critiquable : elle s’appuie sur une vision occidentale et uniquement rationnelle des liens qui libèrent. La description hiérarchique des liens du plus proche au plus global est aussi à remettre en question. C’est un des points forts de Jacques Généreux de vouloir développer sa critique de la société moderne à partir d’une anthropologie, pour un économiste cet effort est à souligner. Ses fondements anthropologiques devraient être complétés par la prise en compte des points de vue d’autres cultures et ils devraient notamment inclure une vision de la place de l’homme par rapport à l’ensemble du monde vivant et par rapport à l’histoire de l’univers (importance des liens avec le monde animal, végétal et minéral). Dans la pensée moderne occidentale l’homme a pour vocation de dominer ces différents mondes, il nous faut développer d’autres types de liens avec ces différents mondes si nous voulons sortir de la Grande Régression.
- Une nouvelle Renaissance ? (chapitre 5)
Par rapport aux objectifs annoncés, c’est-à-dire donner des pistes de réflexion sur les conditions et la possibilité même d’une bifurcation, ce chapitre final ne répond pas aux attentes. Ce chapitre continue d’essayer d’analyser les causes de la Grande Régression. Il en est ainsi de son paragraphe sur « la maladie infantile de la pensée moderne ». Mais ce paragraphe mériterait un développement plus important pour mieux préciser ce qu’est cette maladie. On ne peut pas seulement la réduire au seul problème d’un arbitrage entre les liens sociaux et la liberté individuelle (p.258)
Dans son dernier paragraphe, « une raison d’espérer » l’auteur essaie de nous convaincre : « ce livre a montré qu’une autre voie est possible et accessible ». Laquelle ? Comment construire une société qui propose des liens plutôt que des biens ?
- Conclusion
Ce livre a le mérite d’attirer notre attention ce qu’est la Grande Régression dans l’histoire de l’évolution des sociétés et de nous proposer un jugement de valeur pour comprendre cette évolution : des liens plutôt que des biens.
La déraison de la raison moderne qu’il voit comme une pathologie collective développée au cœur même de notre civilisation et qui semble conduire celle-ci à s’autodétruire est une critique du siècle des Lumières et de la civilisation occidentale mais cette critique devrait être plus large que celle développée par l’auteur.
L’auteur développe une critique du néolibéralisme et propose une nouvelle idéologie autour du renforcement du progrès humain mais en tant que professeur de sciences économiques on aurait été en droit d’attendre des propositions pour le développement de nouvelles connaissances économique et peut être l’amorce d’une nouvelle théorie économique en harmonie avec cette idéologie du progrès humain.