La revanche de Dieu

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Titre de l'ouvrage: 
La revanche de Dieu
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Gilles Kepel
Maison d'édition: 
Seuil
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 1991
Date de rédaction: 
Juin 2014

 

  1. Objectif du livre

Ce livre, écrit en 1991, montre que vers le milieu des années 1970, un nouveau discours et des nouveaux mouvements religieux prennent forme pour réaffirmer l’identité religieuse et pour redonner un fondement sacré à l’organisation de la société.

Les mouvements religieux pris en compte sont : l’islam méditerranéen, la catholicisme européen, le protestantisme nord-américain et le judaïsme, en Israël comme en diaspora.

 

2. Un constat (de l’auteur)

« Les années soixante-dix ont été une décennie charnière pour les relations entre religion et politique, qui connaissent avec notre dernier siècle une mutation inattendue. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le domaine politique semblait avoir conquis de façon définitive son autonomie, par rapport à la religion – aboutissement d’un processus dont les philosophes des Lumières sont communément tenus pour le principaux initiateurs. La religion voyait son influence se restreindre à la sphères privée ou familiale, et ne semblait plus inspirer l’organisation de la société qu’indirectement, comme un reliquat du passé. Cette tendance générale – contemporaine d’une modernité nourrie des triomphes de la technique et qui avait le progrès pour crédo – prenait une infinité de formes et d’intensités, variables selon les lieux et les cultures » p 13

 

3. Hypothèses de travail

 

Cet ouvrage semble être construit autour de deux hypothèses principales

 

  1. Les mouvements religieux qui fleurissent un peu partout dans le monde dans les années 70 « ne sont pas le produit d’un dérèglement de la raisons ou d’une manipulation par des forces obscures, mais le témoignage irremplaçable d’un malaise social profond que nos catégories de pensée traditionnelles ne  permettent plus de décrypter. Les prendre au sérieux ne signifie pas pour autant se faire leur avocat ou leur compagnon de route ». Ces mouvements religieux sont « enfants non désirés, bâtards de l’informatique et du chômage ou de l’explosion démographique et de l’alphabétisation, leurs cris et leurs plaintes nous incitent à rechercher leur paternité, à retracer leur généalogie inavouée en ». « Comme le mouvement ouvrier d’hier, les mouvements religieux d’aujourd’hui  ont une singulière capacité à indiquer les dysfonctionnements de la société – qu’ils nomment à leur manière. Et cette façon de nommer elle-même constitue un signe, qu’il est indispensable d’interroger : ne pas le faire serait basculer dans un prophétisme dont l’oracle le plus trivial veut que le XXI siècle soit religieux ou ne soit pas – ce qui ne saurait être ici notre propos » p 26

 

Exemple de catégories de pensée traditionnelles qui ne permettent pas de comprendre ces mouvements religieux : fondamentalisme, intégrisme, (deux catégories nées de l’univers catholiques et protestants p16),

 

  1. Le rôle du contexte économique et géopolitique : « l’apparition de ces mouvements s’est produite dans un contexte d’épuisement des certitudes nées des progrès accomplis par les sciences et les techniques depuis les années cinquante. Là où semblaient reculer les barrières de la pauvreté, de la maladie ou de l’aliénation par le travail, sont venues l’explosion démographique, la pandémie du Sida ou la pollution de la planète et les crises énergétiques. Autant de fléaux qui prenaient place aisément dans une imagerie apocalyptique.(Notons que cette hypothèse annoncée à la fin du livre p259 est  peu apparente dans tout au long des différents chapitres).

Dans le même temps, le grand messianisme athée du XX siècle , le communisme, qui avait influé sur la plupart des utopies sociales, entrait en agonie, pour succomber à l’automne 1989 avec la destruction du Mur de Berlin, son symbole par excellence » p.259. L’auteur donne plusieurs exemples montrant le passage du flambeau révolutionnaire des marxistes aux mouvements religieux.(p43) En Egypte comme au Maghreb, les gouvernants favorisent les groupes islamistes pour « casser les gauchistes » p46

 

 

 

4. Les principaux enseignements ou conclusions proposés par l’auteur

Les principaux enseignements que  tire de Gilles Kepel de son travail, sont annoncés dans son introduction et sont rappelés dans sa conclusion / résumé du livre

 

 

4.1 Une remise en cause de la modernité et de la philosophie des Lumières

 

Ces mouvements religieux, « reprochent  à la société son émiettement, son anomie, l’absence de projet d’ensemble auquel adhérer. Ils ne se battent pas contre une éthique laïque qu’ils tiennent pour inexistante, mais considère que la modernité produite par une raison sans Dieu n’a pas su, en définitive engendrer des valeurs ». La crise des années 70 « révèle à leurs yeux, la vacuité des utopies séculières libérales ou marxiste, dont la tradition concrète s’exprime en Occident - par des égoïsmes consuméristes ou bien – dans les pays socialistes et le tiers monde – par la gestion répressive de la pénurie, dans l’oubli de la société des hommes ». Ces mouvements « selon des modalités diverses, s’abstraient des logiques du monde, pour témoigner par exemple, de la nécessité d’autres formes de vie, où les solidarités communautaires sont basées sur l’expérience religieuse personnelle. Souvent ils s’approprient les techniques les plus sophistiquées de la modernité et cherchent à les dissocier de la culture séculière, pour montrer qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre celles-là et celle-ci »  p 18

 

 

Ces mouvements « ont su transformer la réaction  de désarroi de leurs adeptes, face à la crise de la modernité, en projets de reconstruction du monde qui trouvent dans les Textes sacrés les fondements de la société à venir » p 259 « La disqualification d’une laïcité qu’ils font remonter à la philosophie des Lumières les unit. Ils voient, dans l’émancipation orgueilleuse de la raison par rapport à la foi, la cause première de tous les maux du XXè siècle, le début d’un processus qui mènerait en droite ligne aux totalitarismes nazi ou stalinien. Cette remise en cause radicale de la modernité est prononcée par ses propres enfants qui ont eu accès à l’instruction d’aujourd’hui. Ils ne voient aucune contradiction entre leurs maîtrise des sciences et des techniques et leur soumission à une foi qui échappe aux logiques de la raison »p260 ). On retrouve cette même conclusion dans la 4ème de couverture du livre : Tous ces mouvements religieux « combattent violemment l’esprit des Lumières et la laïcité qui en est issue ; mais chaque doctrine religieuse a sa marque propre, qui ravive les conflits avec les autre confessions »

Pour le véritable musulman, selon les thèses du maîtres à penser  Sayyid Qutb « l’univers n’est que jahiliyya ; ce terme qui désigne dans le vocabulaire islamique la période d’ « ignorance »et de « barbarie » antérieure à la prédication  du prophète Mahomet en Arabie, est utilisé pour caractériser les sociétés du XXè siècle qui paraissent contraire à l’essence de l’Islam. Le véritable musulman doit rompre avec la jahiliyya pour la détruire et élaborer sur ses ruines l’Etat islamique»p39

Voir aussi le paragraphe « Désenchantement de la laïcité et rupture catholique » concernant le péril de l’hégémonie de la raison sur la foi pp 87-89 et p 96

Voir aussi pp 199-200

 

4.2 Expansion des mouvements religieux par le haut

« Mouvements par le haut » : « stratégie de rupture avec l’ordre établi qui passe par la prise du pouvoir de façon révolutionnaire »p27

 

L’expansion du Jihad

« Les succès islamistes sont la sanction la plus explicite de la faillite politique, économique et sociale des élites au pouvoir depuis l’indépendance. Incriminer celles-ci au nom de Textes sacrés de l’islam, c’est d’abord mettre en cause le caractère allogène, importé d’Occident, de modernité qu’elles ont voulu construire. C’est en faire une critique radicale, qui ne retient rien du système politique intrinsèquement pervers. La démocratie même fait l’objet d’un rejet sans appel, (..) car la notion de demos, de peuple souverain, n’a aucun fondement coranique. Tout au contraire , elle contredit la seule souveraineté légitime, celle qu’exerce Allah sur l’oumma - la communauté des croyants - à travers un gouvernant qui doit mettre en application les injonctions divines telles qu’elles figurent dans les Textes sacrés de l’islam. (..) Il ne saurait y avoir, dans la conception islamiste, d’espace politique autonome qui échappe à l’emprise de la chari’a, la Loi codifiée par les docteurs à partir des Textes révélés. Introduire la démocratie c’est ruiner l’argumentaire des mouvements de réislamisation »

« Il y a pourtant fort peu d’opportunités pour que voie le jour, dans des sociétés profondément inégalitaires du monde musulman contemporain, une alternative démocratique (..) Lorsque le chômage est la principale perspective pour la majorité de jeunes adultes, le jihad a plus d’attrait que les libertés publiques »

«  L’exemple de la révolution iranienne a suscité des émules, et la fermeture des systèmes politiques a orienté vers des formes insurrectionnelles ce type d’aspiration » p 263

 

Le royaume d’Israël

Le Goush Emounin, le plus significatif du mouvement de rejudaïsation par le haut créé après la défaite psychologique de la guerre d’octobre 1973, a pour objectif de bâtir un système social basé sur la halakha, la Loi juive, en hâtant la mutation de l’Etat séculier d’Israël. Il s’agit ici de bâtir le Royaume d’Israël  sur la base de la Loi Juive.  « Contrairement aux mouvements de réislamisation par le haut qui souhaitaient renverser  les régimes arabes, la violence des mouvements de rejudaïsation par le haut n’était pas dirigée directement contre l’Etat hébreu, mais contre les allogènes, les non-juifs, au premier du rang desquels les Palestiniens » p265

 

Contrer le laïcisme

C’est l’objectif des mouvements de rechristianisation par le haut aussi bien en Europe de l’Ouest qu’aux Etats-Unis ; il traduit un rapport différent à la question de la démocratie. « Leur objectif est de mettre à bas l’organisation juridique de la laïcité qui restreint au domaine privé l’expression de l’identité religieuse, et d’établir à la place un système où cette identité puisse acquérir – selon les termes du cardinal Ratzinger – un « statut de droit public ». Cela doit permettre aux chrétiens de  conquérir des espaces institutionnels où diffuser les valeurs de l’Evangile »p267 Exemple de l’université Liberty aux USA « destinée à former les élites rechristianisées qui selon son vœu devraient pénétrer à moyen terme, les rouages des pouvoirs politiques, économiques ou culturels des Etats-Unis »

 

4.3  Expansion des mouvements religieux par le bas

« Mouvement par le bas » : transformer le système sans violence, soit en le grignotant de l’intérieur, soit en exerçant des pressions sur les organes de décision » p 27

 

Dans chacun des cas étudiés, « les mouvements « par le haut » ont atteint un seuil à partir du milieu des années quatre-vingt, et le devant de la scène a été occupé par des « mouvements par le bas ». « En islam comme en judaïsme ou en christianisme, les mouvements par le bas ont mené un processus  parallèle de travail au niveau de l’individu – conduit à la rupture avec les logiques de la société ambiante et resocialisé au sein de communautés de croyants. Celles-ci mettent en œuvre injonctions ou valeurs tirées des Textes sacrés et comprises dans leur sens littéral. Elles ont vocation à atteindre à terme, l’ensemble du corps social. Néanmoins, ce processus revêt une intensité très différente dans chacune des trois cultures religieuses »p269

 

Le retour du ghetto

« En Israël comme en diaspora, les groupes ultra-orthodoxes ont élaboré un réseau communautaire clos extrêmement vaste basé sur l’observance la plus intransigeante des obligations et interdits sacrés.(..) Cette attitude trouve son fondement dans une culture de la séparation et du refus de l’assimilation qui a permis la perpétuation du « Peuple élu » au long de vingt siècles de diaspora (..) mais les orthodoxes se préservent d’abord contre les séductions des milieux juifs laïcisés, marqués par le « faux universalisme » issu des Lumières » p270

 

L’imitation du prophète

« Il ne s’agit pas ici de sauver un Peuple élu des dangers de l’assimilation, mais de s’inscrire dans un processus dynamique de propagation de l’islam à l’ensemble de l’humanité » « Le modèle fourni par la tradition est celui du prophète Mahomet, qu’il y a lieu d’imiter à la lettre dans tous les aspects de son comportement afin de ne pas dévier, de ne pas risquer de voir l’identité religieuse adultérée par l’impiété environnante. (..) c’est construire un univers autonome, qui obéit à un ensemble d’interdits et de contraintes qui s’apparentent à ceux des mouvements de rejudaïsation, mais n’ont pas la même finalité « p272

Cette stratégie de conquête d’espaces réislamisés – spatialement ou symboliquement – s’inscrit, dans l’Europe d’aujourd’hui, à l’intérieur d’une dynamique plus large de communautarisation à référence religieuse ou ethnique. Elle a d’abord pour fonction de fournir des repères stables aux populations concernées, qui sont d’ordinaire à la recherche d’une redéfinition de leur identité socioculturelle affectée par les flux migratoires ou la précarité de l’emploi, et qui ne se retrouvent pas dans les modèles de citoyenneté classiques des Etats  (..) Mais cette communautarisation sait gérer, de façon instrumentale, la contrainte démocratique » Par exemple, en échange de votes groupés, « sont négociées des concessions toujours croissantes faites par l’Etat en faveur du contrôle des leaders communautaires sur l’éducation des enfants et les diverses activités sociales » p 272, Voir l’affaire du voile islamique en France pp 64-65 et p115

« Dans les pays musulmans eux-mêmes, les processus de réislamisation par le bas ont abouti à la création de réseaux d’entraide et de contrôle de la population à l’échelle des quartiers, en particulier à la périphérie urbaine ». Exemple du Fond islamique du salut en Algérie

 

Communion et communauté

«Les mouvements de rechristianisation par le bas décrivent un spectre très vaste, depuis les groupes charismatiques catholiques ou évangéliques protestants, qui revivent la présence quotidienne du miracle, jusqu’au réseaux qui ont su  (exemples en Italie et aux Etats-Unis) édifier un entreprenariat social chrétien. » « L’éducation constitue l’un des espaces prioritaires : le contrôle des filières d’enseignement supérieur permet en particulier la formation des élites rechristianisées qui pourront combattre la production des valeurs, la culture dominante de l’intelligentsia séculière »

 « Face à l’expansion du jihad ou à la reconstruction du ghetto, les mouvements catholiques et protestants n’en sont qu’aux « commencements de l’ère chrétienne ». p275

Voir p156

 

5.Conclusion

 

Le parallèle fait par l’auteur entre les quatre mouvements religieux est intéressant pour comprendre l’origine de la renaissance des mouvements religieux dans les années 1970 et pour tester leurs points communs. Pour le mouvement de réislamisation , il aurait été utile de prendre plus en compte les facteurs géopolitiques : la civilisation arabe a dominé le monde méditerranéen pendant plusieurs siècles tant dans les domaines économiques, militaires que scientifiques, avant de connaître les croisades puis la colonisation et  la domination d’une partie des pays européens. Ce passé est surement source de frustrations profondes inscrites dans la mémoire collective.

 

Pour  Gilles Kepel, ces mouvements religieux « ne sont pas le produit d’un dérèglement de la raison ou d’une manipulation par des forces obscures ». Par contre son ouvrage nous invite à reconsidérer certains aspects de l’héritage des philosophes des Lumières : la primauté de la raison notamment sur la pensée religieuse, le caractère privé des sentiments religieux.

Par rapport à la pensée cartésienne il nous faut redécouvrir l’apport de Spinoza contemporain de Descartes et qui a mis en avant l’importance des affects, des émotions. Dans son livre L’erreur de Descartes, la raison des émotions, Antonio Damasio, professeur de neuroscience et de neurologie, souligne à partir d’expériences que notre capacité à raisonner dépend dans une large mesure de notre capacité à réagir sur le plan émotionnel. Pour Damasio la perception des émotions est à la base de ce que les êtres humains appellent depuis des millénaires, l’âme ou l’esprit.

Dans son livre ouvrage L’esprit de l’athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu, le philosophe d’André Comte-Sponville qui se dit athée nous invite à reconnaitre que la spiritualité fait partie de la vie de l’esprit. Il souligne qu’une  des difficultés que l’on rencontre pour rendre compte de ce qu’est la spiritualité, est qu’on a trop longtemps assimilé spiritualité et religion[1].

 

[1] « On a été habitué, pendant vingt siècles d’Occident chrétien, à ce que la seule spiritualité socialement disponible soit une religion, au sens occidental du terme, c’est à dire une croyance en un dieu, un théisme. On a fini par croire que les mots « religion » et « spiritualité »  étaient synonymes. Il n’en est rien. Il suffit pour s’en convaincre de prendre un peu de recul, aussi bien dans le temps, du coté des sagesses antiques, que dans l’espace du coté des sagesses orientales, spécialement bouddhistes, taoïstes, confucianistes. On découvre qu’il existe d’immenses spiritualités sans croyance en un Dieu ou une transcendance. C’est ce que j’appelle des spiritualités de l’immanence ». André Comte-Sponville, op. cit.