Leçon sur Tchouang-Tseu
Tchouang-tseu est un des grands philosophes de l’antiquité chinoise, mort aux environs de l’an 280 avant notre ère
Les régimes d’activité
La thèse de F. Billeter : L’œuvre de Tchouang-tseu est pour l’essentiel une description de l’expérience, voire de l’expérience commune. C’est une démarche proche du phénoménologue
« Notre esprit est la cause de nos errements et de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objet, mais comme la totalité de nos facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité – tandis que le corps ainsi conçu, est au contraire notre grand maître (..) La plupart des philosophes (excepté Montaigne) tels Descartes, et Malebranche tiennent un discours opposé et ne cessent de nous adresser un avertissement inverse : pour garder l’esprit sain, point de plus sûre recette que de se désolidariser de l’influence néfaste du corps» p50
Du régime humain au régime « céleste »
« L’activité intentionnelle et consciente, spécifiquement humaine, est source d’erreur, d’échec, d’épuisement et de mort. L’activité entière, nécessaire et spontanée, dite céleste, qu’elle soit le fait de l’animal ou d’un homme supérieurement exercé, est au contraire source d’efficacité, de vie et de renouvellement » p.52
Basculement au régime supérieur, le régime céleste : « aux mouvements artificiellement contrôlés par la conscience se substitue soudain un ‘’fonctionnement des choses’’ beaucoup plus complet qui, prenant le relais, décharge la conscience de la plus grande partie de ses tâches et abolit l’effort. Ce sont nos facultés, nos ressources et nos forces, connues et inconnues, qui se sont combinées de façon à agir dans le sens que nous désirions et dont l’action conjuguée s’impose maintenant avec le caractère de la nécessité » (expérience de monter à vélo) « Dans tous ces cas, nous voyons entrer en action des facultés, des ressources et des forces que nous ne connaissions pas. Pour bien vivre, selon Tchouang-tseu, il faut savoir les laisser agir, le moment venu « p56
« C’est ce que fait un artiste, un musicien par exemple, lorsqu’il met les moyens qu’il maitrise au service d’intuitions ou d’émotions dont il n’est pas maître. C’est aussi ce que fait chacun d’entre nous, quand à l’occasion, il parle de façon inspirée » p58
Dans le passage d’un régime d’activité à l’autre la conscience disparaît (activité de sommeil) ou se transforme ; dans les deux cas il y a discontinuité « La conscience est un mauvais témoin, elle est une spectatrice oublieuse. De sorte que, en règle générale, les philosophes occidentaux ne tiennent pas compte de ces changements de régime »p61
«L’homme est un être de nature soumis à l’étrange nécessité de se faire violence pour se socialiser et qui, quand il y est parvenu, éprouve la plus grande peine à intégrer les forces de la nature qui agissent en lui. Sa subjectivité est pour lui-même une énigme » p65
Lors du passage d’un régime inférieur à un régime supérieur, la conscience disparait en partie ou change de fonction ou se transforme « Quand nous avons pleinement intégré un geste, nous les exécutons en nous bornant à exercer sur eux un contrôle réduit, une simple supervision. Confiant au corps le soin d’agir, notre conscience se dégage, se tient quelque part au-dessus» et l’observe p 66
Une apologie de la « confusion », de l’oubli
Tchouang-tseu est un philosophe qui observe et nous dit : voici ce qui se passe. « Quand apparaît soudain une forme d’activité plus complète et plus spontanée il parle d’oubli, wang, : tout se passe comme si la conscience oubliait d’exercer son contrôle et s’oubliait elle-même » p 79 (commentaire : voir expérience d’Einstein et le rôle des images, de l’imaginaire pour la production des nouvelles connaissances)
« Dans The Art of Biblical Narrative, Robert Alter montre que le récit, surtout le récit dialogué, est l’un des plus puissants moyens que nous avons pour communiquer notre expérience humaine et qu’à ce titre, la fiction est un moyen supérieur de connaissance. Ce n’est pas un hasard si Tchouang-tseu se sert autant du récit dialogué » p82
« Il est déconcertant de découvrir que les textes dialogués de Tchouang-tseu portent sur des questions plutôt traités de nous jours dans un langage abstrait, pesant et répétitif. Mais le discours précautionneux et systématique des philosophes contemporains serait-il mieux adapté ?» p73
La pratique de l’immobilité donne accès non pas à l’inactivité mais à un régime d’activité supérieur (texte de Henri Michaux Survenue de la contemplation en écoutant de la musique) p84
Confucius : Dans sa solitude, dans son calme, l’individu est le témoin de quelque chose, il assiste à un spectacle, il évolue à la proximité du début des phénomènes ;
« Quand une activité nous est devenue naturelle, la conscience réduit le contrôle qu’elle exerçait et peut, soit se tourner vers autre chose, soir revenir sur l’activité en cours et l’observer du dedans en spectatrice ironique. C’est le régime que Tchouang-tseu désigne par le mot yeau La conscience n’est pas le témoin de l’activité parfaitement réglée du corps en action, mais de l’activité interne du corps propre au repos. » p93
« Dirige ton attention vers la perception immédiate de toi-même, (..) n’écoute pas avec ton oreille mais avec ton esprit », avec le corps c’est-à-dire « en laissant agir l’ensemble de nos facultés et de nous ressources celles que nous connaissons et celles que nous ne connaissons pas » « Dans le calme, le corps propre se perçoit comme un vide » et dans ce vide « la Voie s’assemble » « nous évoluons vers le début des choses » c’est là que se produit le début des phénomènes » p96
La subjectivité comme un vide nourricier qu’il importe de rester en contact, voir texte de Tchouang-tseu p98
« Ce vide que l’on perçoit quand on pratique le calme est un vide empli de luminosité et d’activités diffuses. Il peut aussi apparaître comme une réalité animée mais sombre, comme le royaume de la confusion d’où sortent toutes choses et où retournent toute chose » p100
« Pour entrer dans la pensée de Tchouang-tseu , il faut concevoir le corps comme l’ensemble de nos facultés, de nos ressources, de nos forces, connues et inconnues de nous, donc comme un monde sans limites discernables où la conscience tantôt disparaît, tantôt se détache à des degrés variables selon les régimes de notre activité. Selon Tchouang-tseu , il importe de savoir changer de régime à propos, ou laisser se faire ces changements. La conscience doit savoir accepter par moments sa propre disparition pour laisser s’accomplir librement certaines transformations nécessaires et se retrouver ensuite plus libre d’agir de façon juste. Tchouang-tseu exprime cela dans le langage du retour au vide ou à la confusion. » p117
Un paradigme de la subjectivité
« Il est vital que nous sachions faire retour (à la confusion ) au vide quand notre activité consciente est dans un cul-de-sac, qu’elle s’est laissée enfermer dans un système d’idées fausses ou dans des projets irréalisables. Notre salut dépend alors de notre capacité de faire marche arrière, d’aller évoluer à proximité du début des phénomènes de retrouver le vide où s’assemble la Voie. Il faut savoir faire le vide pour produire l’acte nécessaire ».
« L'incapacité à faire le vide, engendre la répétition, la rigidité, voire la folie.» . « Cette faculté de défaire et refaire le monde est universelle. Elle est présente en chacun d'entre nous, et nous est indispensable » p.138
« De Tchouang-tseu émerge un paradigme nouveau, nouveau pour nous, du sujet et de la subjectivité » p142