Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps

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Titre de l'ouvrage: 
Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Johann Chapoutot
Maison d'édition: 
PUF
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2021
Date de rédaction: 
Mai 2022

 

Johan Chapoutot est professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste de l’Allemagne et de la modernité occidentale

 

Introduction

 

« Un récit , ou une histoire, c’est le langage qui se saisit du réel et qui l’informe, lui donne forme, à tel point que l’on puisse douter que le réel existe en dehors de lui, tant on le vit et on le pense à travers les catégories du langage, avec les ressources et les lacunes de la langue, ressources et lagunes déterminées géographiquement, socialement et historiquement. On ne voit le réel qu’à travers le prisme de la langue et de tout ce qu’elle charrie comme réminiscence culturelles, réseaux métaphoriques et stéréotypes. (..) Le récit est ce type du discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction » p16

 

Le récit a fait l’objet de nombreuses recherches littéraires et philosophiques. Kant : c’est le sujet qui donne forme (phénomène), sinon consistance à l’objet (noumène). Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation

 

« Le récit est le fondement de l’identité » (Jérome Bruner, psychologue américain) p20

L’homme est à la fois mimétique, il accède à l’humanité par imitation de son milieu, et un être de langage

 

Sciences de l’homme, sciences de la nature, et positivisme p23   Positivisme : « Traiter les faits sociaux comme des choses » ce positivisme allait de pair avec un objectivisme, le fait de poser un objet à connaître en face du sujet connaissant.

« Connaître en sciences humaines et sociales, serait de comprendre, c’est-à-dire, au sens étymologique, prendre avec soi, être transporté dans l’univers mental des acteurs ; en somme, voir le monde (aussi) avec leurs yeux , pour élucider le sens de leurs actes ».

 

Paul Ricoeur, Temps et récits, (1985) « L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette re figuration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées »

Le monde est représentation, et l’accès à autrui passe par là p25

« L’histoire n’est donc pas une réalité brute, mais aussi, voire surtout, le récit que l’on en fait, à l’échelle individuelle comme à l’échelle des groupes et sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui passe ». p36

 

Chapitre I, L’épuisement du providentialisme

L’Eglise a été matrice de sens pendant presque deux mille ans, et elle est encore pour plus d’un milliard d’individus

Texte de Albert Camus le 8 aout 1945 après l’explosion de la bombe atomique p56

 

Chapitre II L’après-guerre : fin de l’histoire, faillite du récit ?

La grande espérance de 1918 est que la guerre qui vient de ravager une partie du continent européen constitue la « der des der », la victoire des démocraties et l’avènement de la paix perpétuelle par le droit et la sécurité collective » (la Société des Nations)

Les civilisations sont mortelles, texte du poète Paul Valéry de 1919 p70

Dans son roman de guerre  La peur (1930), Gabriel Chevalier, ancien combattant, « décrit la Grande Guerre comme une immense duperie, qui a floué des millions d’hommes de leurs jeunesse, de leurs rêves et de leurs idéaux »( il a été salué par les anciens combattants par son authenticité et sa franchise) et son roman Clochemerle (1934) est une « satire au vitriol de la France d’après -guerre » p73-78

Dans Les faux monnayeurs (1925) André Gide pose la question de la littérature après Verdun, du récit après la Somme

« Si l’on feuillette les jeunes gloires du temps comme André Malraux, Louis-Ferdinand Céline ou Saint Exupéry, voire Albert Camus, on est frappé par l’omniprésence, fervente et douloureuse de la question du sens » ; Cette question du sens se retrouve dans les merveilles littéraires du XIXè (Stendhal, Flaubert, Zola ;  mais dans les auteurs précédemment cités « elle est pleinement explicite jusqu’à l’écorchement » p85-86

Nous sommes tous des mortels, des condamnés à mort : « si le monde a un sens, la mort doit y trouver sa place »  «  c’est l’histoire qui es chargée de donner sens à l’aventure humaine » et l’histoire, c’est l’action de l’homme conscient et volontaire, désireux de marquer son temps et de repousser ainsi le terme de l’oubli  (André Malraux , Les Noyers de l’Altenberg (1943) ), , avec les exemples dans les années 1930 des affrontements internationaux en Chine (La Condition Humaine), en Espagne (L’Espoir, 1937) ;

Sartre La Nausée 1938, L’Etre et le Néant, 1942 : « Etre jeté dans l’existence sans provenance ni de destination, être parfaitement libre, c’est-à-dire indéfini, tout en étant fini et perdu dans l’infini (..) Un recours possible est de mimer la détermination, de nier sa liberté en jouant un rôle p91. « La personne contemporaine n’est personne (elle n’est rien de donné à priori) et ne pouvant se résoudre à être personne, la personne devient un personnage, pour être quelque chose, précisément, une chose qui ait la fixité , la stabilité, la permanence de l’objet –  c’est pour cela qu’on s’enferme dans un rôle : si on ne joue pas un être, on est confronté   la sensation vertigineuse de ce néant qu’est notre indéfinition à priori -  puisqu’il n’y a pas de dieu garant d’un ordre objectif où nous trouverions notre place à la naissance » p97

Camus , dans les trois absurdes (L’Etranger 1942, Caligula, 1938, Le mythe de Sisyphe 1942) « décrit l’expérience de l’absurde comme une prise de conscience qui provoque le mouvement. Elle marque la sortie hors d’une existence mécanique, celle des économies contemporaines et de la vie urbaine » Il se trouve, « au bout de l’éveil », une alternative : « suicide ou rétablissement » p99. Chez Camus c’est le sens, le récit et le langage, donc la vie qui l’emporte. Dans l’alternative entre suicide et rétablissement , le rétablissement ne marque pas le retour à la vie ( la prise de conscience de l’absurde est irrémédiable) , mais la décision de vivre, et de vivre malgré tout, en créant du sens, singulièrement par l’amour. Dans cette nouvelle vie il faut imaginer Sysiphe heureux » p 100

 

Chapitre III ; Histoire et espoir ; L’eschatologie marxiste

 

Chapitre IV Nazisme et fascisme : la quête d’une épopée millénaire

 

Chapitre V D’une voix blanche

Etudier les discours qui donnent sens à l’histoire implique de considérer les moments où l’histoire semble se venger du sens. Ce fut le cas après l’absurde désastre de la Grande Guerre, et le cas après 1945, à l’ombre des camps, de la Shoah et de la Bombe p.171

 

Cette crise contemporaine du sens est à la fois une crise de la culture et une crise de l’expression littéraire, dont le premier lieu est l’Allemagne

 

En France, Marguerite Duras, auteure fortement marquée par la guerre, l’angoisse et le deuil (Hiroshima mon amour, 1959, film de Alain Resnais ) p180 . A propos du texte de Jean Cayrol (film Nuit et brouillard, 1956 de Alain Resnais) Roland Barthe parle d’écriture blanche désignant par là un style si dépouillé, si descriptif et simple, qu’il tend vers une absence idéale de style, voire « une écriture alittéraire ». Dans le livre (Le Degré zéro de l’écriture 1953) Roland Barthe fait de l’écriture blanche un événement qui signe le temps de l’après-guerre, après la bombe et de l’après camp. Il le lit chez Camus dans l’Etranger qui est étranger à soi, au monde, aux hommesP182

 

« L’histoire est une littérature contemporaine » (2014) de Jabloka p200 : « L’histoire est avant tout une manière de penser, une aventure intellectuelle qui a besoin d’imagination archivistique, d’originalité conceptuelle, d’audace explicative, d’inventitivté narrative »

 

Pour Olivier Nachtwey professeur de sociologie politique et économique à l’Université de Bâle « au fond, l’approche de Max Weber, pour qui les actions des hommes devraient être comprises à partir du sens qu’ils leur conféraient, est le principe de base des romans de société modernes »

 

Chapitre VI Raisons secrètes et causalité diabolique. Le complot

Relance du complotisme et conspirationnisme sur le web à partir du début des années 2000 :  en 2005 passage au web 2.0 permet le développement des mouvements militants, crise des subprimes de 2008, covid 2019  « La critique rationnelle et scientifique étant impuissante, il y a des affects puissants qui soutiennent ce genre de discours, voire cette vision du monde, qui nous semble fondamentalement procéder d’un désir heuristique, pour un sens lisible, simple et clair, dans un monde à la fois plus complexe que jamais et privé de discours transcendants et unifiants » p208

Le complotisme marque un changement de régime intellectuel, le passage de l’intellectuel à l’instinct p 210

Nombreux sont les travaux des historiens à étudier des complots avérés et des conspiration réelles,  les écrivains (Balzac)

Le complot des juifs, francs maçon au XIX siècle

Livre de Taguieff, Les théories du complot, Puf, 2021

L’exemple aux Etats Unis de la secte protestante « Q-Anon »

 

Chapitre VII Faillite des grands récits et désagrégation

 

Il n’y a plus de philosophie de l’histoire, « nous ne cherchons plus la formule sur la base de laquelle l’histoire du monde pourrait être pensée comme totalité effectuée » (Paul Ricoeur)

 

En Allemagne, la philosophie de l’histoire n’a pas survécu au nazisme et l’Allemagne est devenue le lieu continental de la philosophie analytique p233. La philosophie politique et morale est toute entière incarnée par Habermas (patriotisme constitutionnel et éthique de la discussion)

L’abandon de la philosophie de l’histoire (et de sa matrice Hegel) est visible dans les travaux qu’Habermas, dans le sillage de Kant, consacre à l’éthique de la discussion. Avec Kant et contre Hegel, il s’agit de penser une morale déontologique, formaliste et universaliste. « L’éthique de la discussion ne peut revenir à une téléologie objective, et en particulier à une violence qui supprimerait l’histoire » (Habermas) Les grands récits s’estompent et la langue mute (elle devient plus axiologique, exemple lettre de motivation) p235

 

La faillite des grands récits est associée à la figure et à l’ouvrage de Jean François Lyotard , « La condition postmoderne » 1979. Dans un contexte qu’il n’appelle pas encore néolibéral, Lyotard observe une décomposition généralisée de la société en atomes individualisés et des grands récits traditionnels en segments d’injonctions peu mobilisatrices ; La dislocation du social et du narratif sont, plus que concomitantes ou analogues, pleinement consubstantielles p245

Voir la définition très intéressante du terme postmoderne qui désigne un état de la culture

Nous vivons désormais un temps de crises sans récit, alors qu’auparavant les crises étaient fécondes, riches de révolutions de bouleversements

Dix après l’ouvrage La condition postmoderne, le constat d’une faillite des métarécits semble confirmé d’une manière éclatante par les révolutions de 1989 qui ébranlent est disloquent le bloc de l’Est, puis l’URSS même p253

Livre de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire (1992)

 

Si les grands récits hégéliens ont peut-être provisoirement disparu, le besoin de sens est demeuré p254

 

L’ère des storytelling (Christian Salmon), cette manière de raconter qui revient à fabriquer des histoires pour formater les esprits, Raconter une histoire pour vendre une voiture, pour faire naître le désir, le besoin, l’identification

En quelques années on est passé de l’ère du storytelling à l’ère du clash caractérisé par le fractionnement fébrile des énoncés, la grande rapidité de leur rotation, et la violence de leur formulation. Analogie entre le fonctionnement des réseaux sociaux et celui des marchés financiers. Désormais l’actualité est moins rythmée par l’intrigue que par le choc, le clash est au récit ce que la guérilla est à la guerre conventionnelle

La crise financière de 2008 a porté un coup fatal au grand récit néolibéral

 

Chapitre VIII Les isthmes du contemporain

 

Ce sont ces récits qui survivent à l’état parcellaire, sinon sous forme de ruines à l’issue du XX siècle

Illimitisme il n’existe aucune limite à l’intelligence humaine, et à l’innovation, au capacités physiques (ultra-trail) , solidaire d’un technicisme, transhumanisme . Voir la tendance humaine à l’hubris

Ignorantisme (obsurantisme), technique de domination des masses, exemple de Trump ; Absence de tout souci de vérité, indifférence à l’égard de la réalité des choses (baratineur, bullshister). On passe de l’idéal de vérité à l’idéal de sincérité. Le bullshitisme est lié au managérialisme

Messianisme, exemple le messianisme de la France des Lumières, , de la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens   

Déclinisme, en France voir le livre de R. Frank La hantise du déclin, La France de 1914 à 2014   . c’est chez les Romains que l’on trouve de manière obsessionnelle , cette psychose de la décadence p 281. « En France , l’extrême droite est hantée par l’obsession de la déliquescence qui nourrit une pensée réactionnaire  sur un passé fantasmé » 287

Djihadisme

 

Chapitre IX Lire et vivre avec le temps

Les langues pensent différemment selon la logique de leur syntaxe et la texture de leur sémantique : l’allemand désigne la réalité d’une chose par Wirklichkeit, il s’agit d’une action (le verbe werk signifie agir) ce n’est pas le cas de res latine

« Tout l’effort de l’historien est de se faire anthropologue, dans et par la langue, et d’accéder, sinon à un autre monde, du moins à un monde vu autrement »p302

 Pascal Ory dans « Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? » (que sais je, 2004) : se donne pour objet « l’ensemble des représentations collectives propres à une société » donnée. Le mot allemand Weltanschauung, vision su monde

Histoire culturelle : il s’agit d’explorer le monde de cet animal symbolique qu’est l’homme. L’esprit de l’homme se matérialise à chaque époque par des symboles qui expriment cet esprit , formant ainsi un univers culturel p304 Ce que  l’historien trouve au commencement même de sa recherche n’est pas un monde d’objets physiques, mais un univers symbolique. Il lui faut apprendre à lire ces symboles, l’historien est davantage un linguiste qu’un savant (voir le livre de E. Cassirier, Essai sur l’homme, ed Minuit, 1946, 1975 ) voir aussi  le livre de Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVI siècle. La religion de Rabelais (1942) ; Les représentations, sont ces constructions par lesquelles nous faisons monde, à travers nous le rendons présent à nous. Nos lunettes, nos verres, nos filtres, ou nos catégories » » (selonKant qui s’intéresse moins à l’objet à connaître qu’au sujet connaissant) p313 Le noumène, l’objet en soi est constitué en phénomène par le sujet. La critique de la raison pure de Kant est transposable à l’histoire. Le monde de l’esprit (Geist) , (au contraire du monde de la Nature régit par la nécessité) est celui de la liberté , de la création humaine : « nulle explication causale n’est possible, et nulle loi n’est formulable dans ce règne là  car dans les actions des hommes apparaissent des fins dont la nature ne sait rien « p315

Les sciences de l’esprit, l’histoire en premier chef, sont celles qui tentent d’approcher une réalité humaine en identifiant les fins et les valeurs qui orientent les actes, en comprenant leur sens » p316 Incapables d’expliquer, les sciences de l’esprit ont vocation de comprendre p316. Erreur de Emile Durkheim qui souhaitait conformer les sciences humaines au canon de la scientificité érigé par la physique ou la biologie et voudra considérer les fais sociaux comme des choses.

Pour Marc Bloch (juif et résistant) la vocation de l’historien est de comprendre et non de juger. Comprendre, ce mode d’élucidation propre aux sciences de l’esprit, par opposition à l’explication des sciences de la nature, apparaît bien difficile p318 Toute démarche compréhensive implique une empathie ( de ressentir avec) même quand l’objet est foncièrement antipathique

L’histoire, science du passé ? c’est juste mais un peu court. L’histoire est cette manière d’interroger l’homme dans le temps, l’homme en tant qu’être temporel, c’est-à-dire mortel et le sachant. Pour Marc Bloch, l’histoire est science des hommes dans le temps

 La vie est un chemin, que l’on parcourt et que l’on consigne, mentalement ou par écrit dans un récit

Le temps qui passe doit être dit pour éviter qu’il nous dépasse p322. L’histoire, apparaît bien autrement que comme une simple matière que l’on étudie, elle est une manière de lire et de vivre, d’habiter humainement ce temps qui nous est déchu .

Les maladies neurodégénératives : plus de souvenirs, plus de récits, plus de mots, c’est la vie qui s’efface quand son chemin s’est effacé.

Récit, moi, identité : ce qui est vrai pour l’individu l’est également à l’échelle du groupe.

Faire de l’histoire est un mode de vie, une forma vitae singulière motivée par un rapport au temps à la fois particulier et problématique, et par la volonté d’explorer ce rapport pour croître en humanité p330 « «la vie de l’esprit » de Hannah Arendt. Au temps mesuré, compté, l’historien préfère le temps long et lent de la méditation, celui des philosophes grecs