Manifeste pour une véritable économie collaborative. Vers une société des communs

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Titre de l'ouvrage: 
Manifeste pour une véritable économie collaborative. Vers une société des communs
Auteur(s) de l'ouvrage: 
Michel Bauwens, Vasilis Kostakis
Maison d'édition: 
Editions Charles Léopold Mayer
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2017
Date de rédaction: 
Octobre 2017

 

« Au cours des vingt prochaines années, l’automatisation va provoquer le déclin de la société fondée sur le salariat : 49% des emplois devraient disparaître aux Etats-Unis, 43% en Grande-Bretagne, 50% en Belgique, … Cette immense transformation – qui résulte de l’intégration des automatismes par le numérique – constitue l’horizon des thèses avancées par Michel Bauwens qui étudie et promeut le nouveau modèle de production rendu possible , lui aussi par le numérique et fondé sur les relations de pair to pair, c’est-à-dire sur le dépassement de la prolétarisation, sur lequel reposait jusqu’alors le capitalisme industriel – prolétarisation signifiant ici d’abord perte de savoir » (Préface du philosophe des techniques Bernard Stiegler, à l’ouvrage « Sauver le monde » de Michel Bauwens)

 

Pour les auteurs de l’ouvrage, depuis 1993 et  au niveau de l’économie mondiale, une nouvelle phase historique « post-capitaliste » s’est esquissée, avec l’invention du web. Celle-ci a démocratisé l’accès aux réseaux, qui atteindrait maintenant presque 40% de la population mondiale. En promouvant la diffusion de la forme relationnelle « pair à pair » ou P2P, le web permet à  des travailleurs et des citoyens, partout dans le monde, de prendre l’initiative de se connecter,  mais surtout de s’auto-organiser, de mutualiser des ressources productives. Basée sur la dynamique de la relation « pair à pair »  se créent et se diffusent de nouvelles formes de résistance et de reconstruction socio-économique et, plus fondamentalement, une nouvelle logique de production. En quoi les nouvelles formes d’organisation sont-elles effectivement post-capitalistes, que peut-on faire pour les renforcer, et quelle politique du changement peut en découler ? Voilà les questions clés auxquelles tentent de répondre ce livre.

 

Tout en se référant à une définition plus spécifique des communs en tant que «  ressources partagées, co-gouvernées par leurs communauté d’utilisateurs selon des règles et les normes de ces communautés » et tout en reconnaissant que ces ressources peuvent aussi bien relever du patrimoine naturel qu’avoir été créés par l’homme, les auteurs consacrent leurs réflexions aux seuls communs numériques c’est-à-dire des savoirs, du logiciel, du design .

 

 

Le P2P comme mode de Production

 

Ce manifeste, qui synthétise de nombreuses publications de la P2P fondation, est construit autour de l’hypothèse suivante : « internet a créé une occasion historique de reconfigurer la production, l’échange et l’organisation de la société dans son ensemble ».  La capacité de se relier les uns aux autres sur Internet par le P2P permet aux individus de communiquer, de s’organiser et de co-créer des bien communs numériques. Ce mode de production est appelée la « production par les pairs basée sur les communs » (PPBC). « C’est le modèle de fonctionnement de l’encyclopédie libre Wikipédia, de la myriade de projets de logiciels gratuits et open source (par exemple Linux, Apache http serve, Mozilla Firefox) ou de communautés de design ouvert telles que Wikihouse, RepRap et Farmack. » (p.34)

 

« La PPBC est fondamentalement différente des modèles de création de valeur[2] que nous avons connus sous le capitalisme industriel. Dans le cadre de celui-ci, ceux qui possèdent le capital financier ou les moyens de production embauchent les travailleurs, dirigent le processus de travail, et vendent les produits dans une recherche de maximisation des profits ». Dans la PPBC, la production est ouverte à toute personne qui a les compétences pour contribuer à un projet commun, les participants sont parfois rémunérés, mais pas nécessairement, leur  « motivation principale est généralement le désir de créer quelque chose qui soit directement utile à ceux qui contribuent ». Dans ce mode de production « le travail est le plus souvent orienté vers la création de valeur d’usage, et non de valeur d’échange ».

 

Dans la PPBC fondée sur des systèmes informatiques ouverts et transparents, le travail des participants n’est généralement pas dirigé par des hiérarchies internes à leurs entreprises, mais par des « mécanismes de coordination mutuelle de la communauté productive ». Par exemple le code des logiciels libres et open sources et les entrées Wikipédia sont produits de manière collaborative.

 

Ce nouveau mode de production s’appuie généralement sur trois nouvelles institutions : la communauté productive, la coalition entrepreneuriale et l’association à bénéfice social. La communauté productive qui rassemble l’ensemble des contributeurs (rémunérés ou bénévoles) d’un projet produit la ressource partageable. Sur la base des ressources communes, la coalition entrepreneuriale crée de la valeur ajoutée pour le marché permettant ainsi d’assurer des rémunérations pour les contributeurs et de continuer à investir dans la production de communs.  L’association à bénéfice social, qui a très souvent le statut de fondation (la fondation Wikimedia par exemple) a pour objectif d’organiser et d’élargir la coopération. Les auteurs donnent plusieurs exemples de ces nouveaux écosystèmes coopératifs de création de valeur (exemple du réseau Enspiral[3]).

 

La croissance et la diffusion du mode de production PPBC peut être appréciée de différentes manières. Par exemple, le nombre de  « lignes de code » des logiciels libres ou des licences Creative Commons (CC) utilisées pour des œuvres de création sont en augmentation exponentielle. Les financements participatifs, les prêts P2P entre particuliers, les monnaies complémentaires, les lieux de co-travail qui connaissent une forte croissance, sont aussi des indices à prendre en compte pour apprécier la dynamique de ce nouveau mode de production

 

Les dynamiques sociales qui émergent de la PPBC, en se diffusant peu  à peu dans la société pourrait mener à une transformation de l’Etat, passant de « l’Etat de marché » à l’Etat partenaire» qui représenterait les intérêts du secteur des communs. L’Etat se retrouverait progressivement « commonisé » (par opposition à « privatisé ») et radicalement transformé.

 

 

 

Le P2P comme cadre socio-technologique

 

Les auteurs du Manifeste pour une économie collaborative soulignent que « les technologies ne doivent pas être conçues comme neutres, déterministes et univoques quant à leurs effets. Au contraire, nous devrions envisager la technologie comme « sensible aux valeurs», influencée par les intérêts matériels et les imaginaires sociaux de ceux qui la financent, la développent et l’utilisent. La technologie est un terrain de lutte, où différents intérêts et valeurs s’affrontent ». C’est ce que montre l’histoire d’internet mais plus généralement l’histoire sociale des techniques[4].

 

La question fondamentale pour les auteurs est de savoir « dans quelle mesure les nouvelles technologies de réseau sont utiles dans le contexte d’une transition  vers une société centrée sur les communs ». L’internet à créé au moins trois capacités nouvelles : une capacité de communication de « beaucoup à beaucoup », une capacité d’auto-organisation, une capacité de créer et de distribuer de la valeur de manière nouvelle.

 

« Malgré la subordination partielle de l’infrastructure d’Internet aux besoins du capital global, la liberté fondamentale sous-jacente d’Internet n’a pas (encore) été entièrement détruite ». Pour démontrer leur propos les auteurs essaie de schématiser le devenir potentiel du P2P au moyen de deux axes (Centralisé/Localisé et à but lucratif/à bénéfice social), opposant deux modèles génériques de création et de distribution de valeur : d’un coté le modèle « extractiviste »[5] à but lucratif (capitalisme cognitif), et de l’autre le modèle « génératif » à bénéfice social (PPBC mature). Chacun des quadrants ainsi obtenus représente un scénario différent pour l’avenir de la société : Capitalisme netarchique, Capitalisme distribué, Communs globaux, Localisation. Les deux premiers scénarios sont insérés dans le modèle général du capitalisme contemporain appelé « capitalisme cognitif », les deux autres désignent un contexte qualifié de « post-capitaliste » dans la mesure où le coeur de leur activité n’est pas focalisé sur la maximisation des profits ». Dans chaque scénario, « une force sociale dominante détermine le design des divers réseaux particuliers afin de privilégier certains résultats. Les forces en jeu veulent protéger leurs intérêts en contrôlant les plateformes technologiques, lesquelles encouragent certains comportements et certaines logiques et en découragent d’autres ».

 

 

 

Dans la phase du capitalisme cognitif, l’accumulation du capital ne se fait plus principalement à partir des processus de production et de distribution matérielles mais à partir du contrôle de l’information et des réseaux. Le capitalisme netarchique se caractérise par des plateformes numériques permettant aux gens d’interagir directement les uns avec les autres, mais qui restent contrôlées et surveillées par leurs propriétaires. Ce contrôle est mis à profit pour extraire de la valeur de ces échanges. Le capitalisme netarchique est un capital rentier qui « exploite directement la coopération sociale en réseau ». Facebook, Uber, AirBnb sont des exemples de ce modèle de capitalisme. Dans le modèle capitalisme distribuée, l’idée est que « chacun peut devenir un capitaliste ou un trader indépendants » tout en cherchant à créer une autonomie individuelle vis-à-vis aussi bien des grandes entreprises que de l’Etat. Dans ce modèle les infrastructures P2P sont conçues pour permettre l’autonomie et la participation de nombreux acteurs, mais l’objectif central reste la maximisation des profits. Bitcoin qui repose sur la technologie de stockage et de transmission d’informations appelée blockchain[6] est un exemple de ce capitalisme distribué.

 

Dans le modèle de localisation et celui de communs globaux, l’objectif est de produire des communs et d’organiser leurs communautés ; on passe d’une logique extractive à une logique générative,  d’une démarche d’entrepreneur à celle d’ « entredonneur ». Dans le premier cas les communs numériques sont utilisés pour renforcer et organiser le niveau local, le mouvement des « villes en transition », la permaculture, les banques de temps, l’autopartage, sont cités comme exemples. Dans le second cas, les réseaux sont utilisés pour s’organiser directement à l’échelle globale, et pour se créer du pouvoir à cette échelle, GNU/Linux et Wikipédia sont des illustrations de ce modèle.

 

Les auteurs défendent la thèse que le local est la dimension clé d’une société centrée sur les communs[7] mais les initiatives locales ne sont pas suffisantes, elles ont un besoin vital et structurel de compléments globaux, de se connecter dans des réseaux d’échanges d’expériences  pour être efficaces. « La relocalisation de la production est nécessaire pour lutter contre la globalisation néolibérale fondée sur l’énergie, le travail et le transport bon marché. Les communautés de création de valeur, même relevant des communs globaux, peuvent très bien être basées localement en étant connectées au niveau global ». Tout ce qui est immatériel, comme le savoir, le design devient global, et tout ce qui est matériel comme les appareils productifs reste local. Les technologies de production localisées (imprimantes 3D, les découpeurs lasers, ..) offrent la possibilité de production à la demande qui aurait pour effet de limiter les transports. Wikihouse, Opens Source Ecology, Farmback, RepRap, Open Bionics sont donnés comme exemples de projets où les biens communs numériques convergent avec les technologies locales de fabrication de produits manufacturés ( des maisons, des machines agricole, prothèses de mains robotisées, …).

 

Pour que la transition vers de nouveaux systèmes décentralisés soit effectivement possible, il faut construire des infrastructures politiques et sociales à la fois au niveau global et au niveau local : le concept de « marché éthique » qui inclurait toutes les entreprises axées sur les communs et le concept d’ « Etat partenaire » (par opposition à la privatisation de l’Etat) qui rendrait possible et renforcerait la création directe de valeur sociale en apportant un soutien aux infrastructures de base et en protégeant la sphère des communs. Les marchés éthiques auraient pour fonction de créer de la valeur ajoutée pour permettre la reproduction sociale des « commoneurs » et pour investir dans les réseaux de production fondés sur le P2P. L’accumulation privée du capital doit céder à une « accumulation coopérative ». Un exemple de cette stratégie est celle mise en œuvre dans les années 1950 par les réseaux coopératifs Mondragon dans le pays basque Espagnol. Les associations qui gèrent les infrastructures du commun, souvent des « fondations » d’un nouveau type, seraient en fait le germe d’une nouvelle forme de pouvoir collectif, appelé « Etat partenaire ». Cette forme d’Etat aurait pour fonction d’aider à généraliser à l’échelle de la société le dynamisme de la production entre pairs et de faire en sorte de que tout citoyen ait les capacités de contribuer aux communs de son choix » (p.14)

 

Une stratégie de transition P2P basée sur les communs

 

Pour les deux auteurs, il nous faut renoncer au fantasme de détruire le capitalisme, la seule stratégie proposée est de l’apprivoiser en renforçant les dispositifs de régulations publiques et de le saper par la création et l’expansion d’une économie centrée sur les communs au sein même du  capitalisme existant. Un futur post-capitaliste requiert des « commoneurs »[8] comme acteurs du changement, et pour avoir des commoneurs, nous avons besoin d’étendre la sphère des communs ».

 

Cette stratégie de transition nécessite la mise en œuvre d’un contre-pouvoir  local, régional et global à travers la création et la diffusion de nouvelles institutions :

  • Des chambres de commerce des communs,  donnant voix aux entreprises axées sur les communs qui construisent des communs et des moyens d’existence pour les commoneurs
  • Des assemblée des communs, c’est-à-dire des associations locales ou affinitaires de citoyens et de commoneurs, qui rassemblent tous ceux qui contribuent aux biens communs, que ces biens soient matériels ou immatériels.
  • Des associations entrepreneuriales axées sur les communs, qui relient les entreprises axées sur les communs déjà existantes
  • Des plateformes politiques communes et centrées sur les communs, permettant la création de coalitions, entre les partis politiques, dont les communs seraient l’élément fédérateur.

 

« La mise en commun et la mutualisation aussi bien des ressources matérielles que des ressources immatérielles constitue la priorité. La capacité de mettre en commun et de mutualiser le savoir productif est aujourd’hui l’une des manières les plus décisives de se créer un avantage « concurrentiel » ou « coopératif ». « Les communs devraient être au cœur du système productif et sociétal ». Cette stratégie pour une « transition sociétale » est différente « des grands récits traditionnels de la gauche des XIXe et XXe siècle ». Mais cette stratégie paraît, pour les auteurs, offrir des perspectives plus solides, parce qu’elle est  « cohérente avec les leçons de l’Histoire, qui suggèrent que les révolutions politiques n’ont jamais causé ni précédé des reconfigurations profondes du pouvoir social, et n’ont toujours fait que les parachever». Leur hypothèse est que « les grands changements d’ères (d’une forme de civilisation à une autre) sont précédés de longues périodes de transformation, durant lesquelles, les forces de changement sèment dans l’ancien monde les germes du nouveau ». (p.10) Par exemple,  « le développement de la nouvelle classe bourgeoise et de ses pratiques a précédé les révolutions sociales qui ont concrétisé sa domination. Une convergence de données suggère que le nombre croissant des commoneurs représente, à l’état figuratif, le fondement d’un nouveau sujet historique en première ligne de la transition »(p.92-93).

 

« En outre, le modèle de la PPBC peut créer les conditions d’une production durable. Le passage à des pratiques d’économie circulaire durable apparaît impossible à imaginer dans le cadre du régime propriétaire ». La production entre pairs ferait ainsi partie des réformes tout à fait essentiel pour rendre l’économie durable sur long terme (p.15)

 

Conclusion

 

Le Manifeste pour une véritable économie collaborative, est un livre de prospective stimulant qui montre qu’un autre mode de production de valeur (précisons de valeur ajoutée) est possible, mais qui met trop l’accent sur les dynamiques de transformation internes aux technologies. Il souligne la nécessité d’accompagner cette dynamique technologique par la création de nouvelles institutions, au niveau local, national et global, sans préciser comment ces dernières peuvent se développer dans un contexte politique et culturel peu favorable à leur diffusion. C’est sans doute le point faible de cet ouvrage.

On ne peut que partager les souhaits des auteurs sur le rôle que devraient jouer les « communs ». « La mise en commun et la mutualisation aussi bien des ressources matérielles que des ressources immatérielles constitue une priorité. La capacité de mettre en commun et de mutualiser le savoir productif est aujourd’hui l’une des manières les plus décisives de se créer un avantage «concurrentiel » ou « coopératif » (selon que l’entité productive est axée sur la maximisation du profit ou bien sur des objectifs génératifs). La mutualisation et la mise en commun  – autrement dit, les « communs » - devraient être au cœur du système productif et sociétal ». Un tel objectif nécessite des changements culturels et politiques importants, et notamment de sortir de la vision du comportement humain prôné par le modèle de l’homo économicus dans lequel les messages publicitaires mais aussi  les médias veulent nous enfermer avec toujours plus de force. Il nous faudra aussi changer notre conception de ce qu’est la richesse économique au niveau individuel et au niveau de la société. Développer nos capacités de « communeurs » deviendrait une composante de la richesse économique plus importante que celle d’améliorer notre pouvoir d’achat.

 

[1] Michel Bauwens, est un théoricien belge du peer-to-peer. Il est fondateur de la P2P Foundation et de l’ouvrage « Sauver le monde, vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer » (2015)

[2] Il s’agit ici de valeur ajoutée

[3] Fondé en 2010, en Nouvelle-Zélande par un petit collectif d’auto-entrepeneurs, Enspiral est aujourd’hui une organisation florissante rassemblant 250 auto-entrepreneurs et 15 entreprises. Le tout sans aucun chef, ni hiérarchie. Plus précisément Enspiral est né de la rencontre de développeurs informatiques qui voulaient utiliser leurs compétences pour apporter des solutions aux problèmes sociaux et environnementaux de leur pays.

 

 

[4] Voir aussi mon livre « Comment naissent les techniques. La production sociale des techniques » Editions Publisud, 1988, 182 pages.

[5] Cette expression est également utilisée par Bernard Friot, voir la video rencontre Bernard Friot et Michael Bauwens

[6] « La blockchain est une technologie de stockage et transmission d’informations, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle. La base de donnée est partagée par ses différents utilisateurs sans intermédiaires » (site https://blockchainfrance.net)

[7] Il faudrait préciser, les communs numériques mais aussi matériels et naturels

[8] « Quiconque participe ou co-construit une ressources partagée sans l’exploiter est de fait un commoneur » (p.90)