Renverser l’insoutenable

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Auteur(s) de l'ouvrage: 
Yves Citton
Maison d'édition: 
Le seuil
Date de parution de l'ouvrage: 
Janvier 2012
Date de rédaction: 
Février 2013

 

Ce livre traite de l’insoutenabilité de notre mode de vie, de notre mode de développement économique. La prise de conscience  de l’impasse dans lequel nous enferme notre mode de développement est plus ou moins partagée, elle est souvent confuse et trop souvent ambiguë ; elle a donné lieu au rapport Bruntland (1987),  et aux différentes conférences internationales sur le développement soutenable ou durable.

 

  • Le premier intérêt de ce livre est de prendre en compte et de traiter à la fois la dimension écologique, politique, social, psychique et médiatique de l’insoutenable. Rappelons que dans l’approche traditionnelle le développement durable se situe à l’intersection de trois sphères : environnement, social, économique.
  • Le deuxième est de mettre l’accent sur l’importance de la sphère médiatique qui est une des plus importantes caractéristiques du fonctionnement de nos sociétés modernes dites avancées.
  • Le troisième intérêt est de défricher, à partir de l’analyse de la sphère médiatique, de nouvelles voies d’agir politique pour « renverser l’insoutenable ».

 

 

Dans l’introduction, l’auteur précise que  « la notion d’insoutenable condense cinq significations apparemment hétérogènes » :

  1. L’insoutenable du saccage environnemental avec le sens anglais de unsustainable, ça ne peut pas continuer ainsi
  2. L’insoutenable  ou l’insupportable psychique, « lorsque la croissance économique se paie par des pressions insupportables, imposées au nom d’une productivité qui condamne les employés entre le burn out ou le chômage »
  3. L’insoutenable ou l’inacceptable des inégalités entre les pays, à l’intérieur des pays, à l’intérieur des entreprises et qui nourrissent une indignation éthique inacceptable
  4. L’insoutenable  ou l’indéfendable des « solutions politiques envisagées les plus fréquemment, telles que les coupes des dépenses publiques
  5. L’insoutenable ou l’intenable de « une circulation médiatique d’images et de récits qui structurent nos processus de décision démocratiques, cette circulation médiatique est doublement intenable, à la fois en ce que personne ne peut les contrôler et en ce qu’ils nous permettent de plus en plus difficilement de tenir ensemble » .

 

« L’hypothèse première de cet essai est que ces cinq formes de tensions apparemment hétérogènes, l’unsustainable écologique, l’insupportabilité psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique, l’intenable médiatique, convergent en réalité vers un même insoutenable, qui appelle une multiplicité de renversements socio-politiques ».

Ces cinq formes d’insoutenable sont précisées dans le chapitre 1.

 

 

 

Deux grands registres d’agir (agentivité) politique  sont esquissés :

  1.  « Une première façon de prendre acte de l’insoutenabilité nous engage à concevoir le politique comme une affaire de pressions et de pulsions ». Il nous faut apprendre  à choisir et moduler les tensions que nous pouvons influencer (chapitre 2 Politique des pressions).
  2. Un deuxième registre d’agir politique, « tire les conséquences du fait que notre réalité est structurée de part en  part, non seulement par la logique propre des données objectives qui la constituent, mais tout autant par la logique du spectacle qui la reconditionne au fil des flux médiatiques, qui l’innervent. Afin d’intervenir efficacement dans l’agencement des pressions et des pulsions, qui tantôt nous écrasent, tantôt nous libèrent, il convient d’inventer une politique des gestes, qui relève tout à la fois du jeu théâtral, de la fiction narrative, du phrasé musical, du tracé chorégraphique, » (chapitre 2 Politique des gestes).

 

L’ambition de  ce livre est d’aider à la mise en œuvre d’un autre vocabulaire politique. « Autant que de biens matériels et de connaissances, nous avons besoin de mots  et d’enchaînements de phrases pour réorienter notre monde dans des directions soutenables et plus émancipatrices. Nous avons plus de richesses qu’il n’en faut pour assurer à chacun une vie épanouissante à la surface de cette planète»

 

Chapitre 1 Cinq formes d’insoutenable

 

L’auteur reprend le concept spinoziste de conatus : « tout être vivant est animé d’un conatus qui le pousse à se développer, à déployer son existence aussi loin qu’il le peut avant de rencontrer un obstacle ou une résistance ». Nous vivons une aberration du conatus de notre mode de développement : « la nature même de l’effort que produit le mode de vie moderne pour persévérer dans l’existence condamne ce mode de vie à péricliter ». Et ceci est développé dans les 5 formes d’insoutenable[1].

 

« Le coût du meilleur marché », L’insoutenable ou l’insupportable psychique

« Persévérer dans son être implique non seulement de trouver un milieu qui supporte la reproduction de votre existence, mais aussi de supporter soi-même les pressions exercées en retour par ce milieu ». Les pressions subies par les salariés pour augmenter la compétitivité, engendrent une forte consommation de psychotropes, l’explosion des états dépressifs, burn-out, suicides.

 

«Inacceptables privilèges ». L’insoutenable ou l’inacceptable des inégalités

L’auteur dénonce « ces privilèges dans lesquels nous sommes nés, et dans lesquels nous baignons sans même nous en apercevoir » « Frayer une voie hors de l’inacceptable devrait commencer par accepter que nous spolions le Tiers Monde comme les ordres privilégies spoliaient le Tiers Etat, accepter que ceux d’entre eux qui viennent chez nous ont autant le droit que les sans-culottes  avaient celui de venir réclamer leur dû dans le château de Versailles »

 

« L’autruche budgétaire » L’insoutenable ou l’indéfendable des politiques budgétaires

« Combler les déficits peut certes en théorie s’opérer par deux voies, augmenter les impôts ou réduire les dépenses ; mais on semble avoir exclu a priori que les électeurs puissent à jamais voter pour un candidat promettant des hausses d’impôt. Ne reste donc plus qu’un choix qui n’en est pas un : couper les budgets publics »

Rappel des allégements fiscaux accordés durant les vingt dernières années aux entreprises et aux ménages les plus riches

« Quelles que soient les explications rivales et les divergences entre modèles, il est suicidaire de réduire les sommes que nos sociétés consacrent  à la préservation de notre environnement naturel, à la santé de nos corps ou à l’éducation de nos esprits, au nom d’une logique étroitement comptable ».

 

« Intenables images » L’insoutenable ou l’intenable des images qui nous affectent

Pourquoi ce sous titre : Nul ne peut tenir à distance une image qui l’affecte ?

Le monde du spectacle (photos, TV, films, jeux vidéos, etc. )  dans lequel nous baignons sont, selon Baudrillard, intenables dans des sens différents :

  • « Plus une image m’affecte intensément plus elle me touche, moins je domine la façon dont je la regarde, moins je peux la tenir à distance ».
  • « A l’âge des nouveaux médias, les images deviennent  de plus en plus intenables en ce sens qu’on parvient de moins en moins à contrôler leurs mouvements et leurs actions (..) La plupart des dispositifs de production d’images s’inscrivent dans des stratégies de contrôle et d’emprise (..) faire gonfler les peurs sécuritaires, les passions consumérismes »[2]. Plus encore avec les nouveaux médias digitalisés, décentralisés, réappropriés par des internautes « les récits et les images ont aussi leur vie propre au sein d’une population qu’ils ont colonisés et qu’ils occupent comme un territoire conquis, sans que personne n’ait besoin de diriger leurs troupes ».
  • Notre monde du spectacle est intenable parce qu’ «il  pousse  à nous fixer des objectifs inatteignables (et donc frustrants) en nous identifiant à des images intenables. Le modèle emblématique est celui de la « Jeune-Fille » - théorisée par le collectif Tiqqun - multipliée à l’identique sur les couvertures de magazines, collée sur tous les murs par des affiches publicitaires, cette « jeune fille, que nous désirons tous (être) hommes ou femmes, dans nos rêves de beauté irrésistible et de jeunesse éternelle ». « Nous sommes tous investis par une circulation d’images qui nous mobilisent en  modulant nos désirs conformément aux besoins du capital (..) Ce n’est pas de leur pulsions  instinctives que les hommes sont prisonniers dans le Spectacle mais des lois du désirable qu’on leur a inscrites à même la chair ».

Cette dimension de l’insoutenabilité est la plus novatrice.

 

 

Conclusion du chapitre 1

« On assiste à une convergence frappante entre ces cinq domaines » Ces cinq formes d’insoutenable formeraient système ; Par exemple « c’est parce qu’ils rêvent d’être – et par conséquent sont déjà – un milliard et demi de « Jeunes Filles » que les chinois se soumettent à l’insupportable » pression des entreprises dans lesquels ils travaillent. « L’insoutenable désigne ce régime de convergence qui est en train de s’imposer entre ces cinq domaines ».

L’auteur rappel l’ouvrage Les Trois écologies (1989)  de Félix Guattari qui soulignait la « concaténation » des Trois écologies , de l’environnement, du socius et de la psyché ».

 

Il y a de fortes interactions  entre certains des cinq domaines, mais peut-on parler réellement convergence et de formation d’un système ?

 

On trouve des phrases importantes mais qui semblent sans réel développement dans le livre :

« Sans transformation des mentalités et des habitudes collectives il n’y aura pas de mesures de rattrapages concernant l’environnement matériel ». Comment fait-on ?

« Comme le souligne Félix Guattari, c’est du coté de la production de subjectivités que se décide notre destin collectif, bien avant de se jouer dans la fonte des glaces, l’emballement des réacteurs atomiques, ou la contamination des nappes phréatiques (..) penser différemment afin de pouvoir conserver son ventre et trouver de quoi le remplir ».

 

 

Chapitre 2, Politique des pressions

 

L’insoutenable pose deux problèmes :

  • « Traduire l’insoutenable en termes de questionnement politique implique de reconnaître que, même si rien n’est fait pour durer toujours, certaines choses méritent néanmoins qu’on s’efforce de les faire  persévérer dans leur être »
  • Pour la psychanalyse la vie tendrait à l’insoutenable ( passage peu clair)

 

« Voilà le paradoxe apparent dont il faut partir, que la question de la jouissance ne faisait qu’effleurer : ce sont des tensions excessives qui rendent notre mode de vie actuel insoutenable, et pourtant rien ne serait pire que la simple résolution de ces tensions. L’absence de tension caractérise l’état de mort d’un système, qui est stable parce que  plus aucun potentiel de développement ne le pousse vers un changement d’état. La vie elle-même est faite de tensions et d’équilibres métastables chargés de potentiels toujours prêts à basculer ver des formes nouvelles et supérieures d’organisation »[3].

 Les discours sur la décroissance va un peu dans ce sens ?

 

« un queering de la politique ( ?) nous sensibilise à la persistance et aux métamorphoses des tensions (souvent souterraines) plutôt qu’aux spectaculaires explosions périodiques qui accompagnent certains changements de phase. Ainsi s’esquisse une façon originale d’aborder la vie politique comme la modulation collective de tensions qui animent la collectivité »

 

« De l’action aux pressions »

 

« La politique ne passe plus aujourd’hui principalement par l’engagement » ? l’engagement dans un parti implique « un état de dépendance et de subordination ». Pour l’auteur,  l’action politique se marque nécessairement par « une rupture forte entre un avant et un après radicalement différent » Le « grand Soir »

C’est une définition restrictive et caricaturale de l’action politique, même si elle est en partie vraie. Elle est trop rapidement faite (quelques lignes p 61) ; dans cette critique c’est plutôt l’Action en tant que lutte finale qui est visée ; et cet amalgame entre l’action politique et l’Action affaiblit la critique.

 

« Parler de politique des pressions qui vise à formaliser l’émergence d’un nouvel imaginaire qui paraît devoir se substituer (au moins partiellement) au fantasme de l’Action ; L’enjeu principal est de penser la politique sans l’Action, la tension sans résolution explosive, les conflits sans lutte finale. L’intuition fondamentale en est que les transformations politiques résultent avant tout de pressions, de poussées et de pulsions. Le travail politique consiste à cartographier où ça se passe, comment ça presse, dans quelle direction, avec quelle force, à quel moment – mais aussi à rassembler et à moduler les pressions qui sont sous notre contrôle de façon à faire évoluer le système dans la direction qui paraît désirable ».

 

Si on change le concept de « pressions » par « rapports de forces » qui est le vocabulaire utilisé par les principaux partis politiques ou organisations syndicales et autres qui souhaitent le changement, on ne voit pas trop la nouveauté de « la politique des pressions », notons que la politique des pressions nécessite l’action politique puisque elle vise « aussi à rassembler et à moduler les pressions qui sont sous notre contrôle de façon à faire évoluer le système dans la direction qui paraît désirable ».

 

Pour l’auteur le modèle de politique des pressions (« qu’on pourrait qualifier de queer » ?) prend «  le contrepied des quatre caractéristiques du fantasme de l’Action » :

  • Pas de rupture radicale (pas de Grand Soir), mais un travail dans le continu
  • Au lieu d’exalter l’action d’un sujet (individuel ou collectif) unifié pour l’occasion, la politique des pressions inscrit chacun d’entre nous dans un monde de flux qui existent avant nous et nous emportent, auxquels nous pouvons prêter ou opposer nos forces. C’est à partir du multiple des flux dans lesquels nous sommes immergés, qu’il nous faut penser nos subjectivités politiques ». Aspect nouveau et intéressant
  • « La politique des pressions appelle chacun à faire son possible pour infléchir les flux qui le traversent, ça pousse à travers moi. La question est de savoir ce que je peux faire pour que çà pousse dans une bonne direction, pour m’abstenir de pousser nos sociétés dans une direction  nuisible, pour inverser le sens de ces poussées nuisibles, pour les faire changer de  niveau, de nature, etc ? »
  • « La politique des pressions sait que la force vient du nombre (..) Dans un monde de flux caractérisé par  le multiple et l’hétérogène, ce qui compte c’est le compte ( la multitude) .Ni la pureté, ni la gloire personnelle (..) Une des vertus majeures d’une politique des pressions est de conjurer  le sentiment d’impuissance » oui mais la démonstration n’est pas convaincante, comment faire multitude ?

 

« Les révolutions du printemps arabe qui ont mis à bas les gouvernements de Ben Ali en Tunisie ou de Moubarak en Egypte relèvent bien davantage d’augmentation de pressions, d’alignements ou de désalignements de flux au sein de multitudes, que d’une mystique de l’Action révolutionnaire   (..) La chute de ces régimes a eu lieu, indiscutablement, parce que certains, en descendant dans la rue ou en occupant des places publiques, ont poussé les dirigeants à dégager et parce que des multitudes d’autres acteurs, disséminés dans le pays, localisés sur tel lieu de travail ou dans tel rouage de l’administration, loin des caméras de télévision, ont cessé de prêter aux flux d’obéissance qui alimentaient le pouvoir en place ».

 

Soulignons que les révolutions du printemps arabe ont beaucoup inspiré l’auteur et on retrouve dans le livre de nombreuses références à ces événements dans la construction de ses argumentaires.

 

[1] L’auteur rejoint ici les critiques du concept de développement durable. Ce n’est pas en rajoutant l’adjectif durable au mot développement qu’on résout l’insoutenabilité de notre mode de développement. Comme le souligne Pierre Calame, directeur de la "Fondation Léopold Mayer pour le progrès de l’homme", dans son ouvrage "De l'économie à l'oeconomie : une réforme radicale de la pensée" (2009) : «  Si le concept de développement durable à contribué à une large prise de conscience que notre modèle actuel de développement était non durable », nous sommes face à une contradiction « entre la nécessité  de protéger la planète et un mode de fonctionnement de notre société qui ne trouve sa cohésion que dans la croissance indéfinie et nous nous berçons d’illusion qu’en accolant les deux mots « développement » et « durable », la contradiction sera résolue.

 

[2] Voir la déclaration Patrick Le Lay, Pdg de TF1 en 2004 «  ce que nous vendons à Coca cola c’est du temps de cerveau humain disponible

[3]  Il en est de même au niveau des individus pour le stress, il faut éliminer l’excès de stress