Une étrange obstination
Ce que j’ai apprécié chez cet auteur
La description par Pierre Nora de ses rencontres ( les coopérations , les conflits, ) avec par exemple Marcel Gauchet (un chapitre) et Pomian avec qui il a créé et animé la revue Débats, avec Foucault (un chapitre pp 79-109), avec Régis Debray (pp 244-246 presque tous les opposés au départ) , Jean Daniel du Nouvel Obs, .. ;
Son objectif dans la collection « Bibliothèques des histoires » - qu’il gérait chez Gallimard - de faire « une histoire intellectuelle du politique, pensée comme le lieu par excellence où la société agit explicitement sur elle-même et où ni le social, ni l’économique ne priment » p 155 dont l’ouvrage Penser la Révolution française de François Furet est devenu la référence
Sa notion élargie des lieux des mémoire (251-282)
Le tour de France cycliste est un lieux de mémoire, tout autant que la Marseillaise, la porte d’entrée des usines Renault à Billancourt (dont tout le reste à été détruit),
Définition du Dictionnaire Robert « Unité significative , d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté »
Définition des lieux de mémoires in wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lieu_de_m%C3%A9moire
Selon Pierre Nora, « un lieu de mémoire dans tous les sens du mot va de l'objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l'objet le plus abstrait et intellectuellement construit ». Il peut donc s'agir d'un monument, d'un personnage important, d'un musée, des archives, tout autant que d'un symbole, d'une devise, d'un événement ou d'une institution.
Dès 1978, dans sa contribution sur la « mémoire collective » dans l'encyclopédie La Nouvelle Histoire, Pierre Nora note que « l’histoire s’écrit désormais sous la pression des mémoires collectives », qui cherchent à « compenser le déracinement historique du social et l’angoisse de l’avenir par la valorisation d’un passé qui n’était pas jusque-là vécu comme tel ».
Ce que j’ai appris
La différence entre l’histoire en tant que discipline, toute entière absorbée par la reconstitution historique et l’historiographie en tant qu’histoire de la discipline. « Sont historiographiques tous les livres qui s’interrogent sur ce qu’est faire, écrire ou penser l’histoire » p 147 Deux mots différents sont utilisés en allemand pour marquer cette différence.
Le déplacement du centre de gravité de la discipline historique vers le XX siècle et la montée en puissance de l’histoire contemporaine. Auparavant chaque école historique travaillait sur une période privilégiée. « Jusque là il était entendu que les événements sur quoi repose l’histoire s’inscrivaient dans une chaine temporelle ; ils avaient des causes et produisaient des conséquences. De fil en aiguille, l’histoire se construisait en récit » p182 L’histoire contemporaine est née de la conscience de plus en plus claire que c’est le changement qui est devenu continu. « L’histoire contemporaine n’est nullement une simple rapprochement chronologique vers le plus récent mais, c’est une histoire autre » Faire du contemporain un présent historique, un temps chargé de signification qu’il fallait faire surgir pp.184-185
La France a connu dans les la décennie 70-80 une véritable révolution de la mémoire p 192 Une des causes citées « La fin de l’idée révolutionnaire a agi comme un agent actif du cours de l’histoire » p196. Une autre cause plus déterminante : « l’éveil de toutes les mémoires minoritaires ». La France avait vécu jusque là dans un monde unitaire essentiellement incarné par l’école. Ce moule unitaire a éclaté pour faire place à la revendication par chacun de sa mémoire comme constitutive de son identité. « Se réapproprier son histoire » Ceci « a transformé le statut respectif et les rapports réciproques entre l’histoire et la mémoire » et a contribué à valoriser le notion de mémoire collective. p197 Autre facteur : l’apparition de l’incertitude sur l’avenir (Rapport du Club de Rome). Cette incertitude sur l’avenir a brisé l’homogénéité du temps historique et les rapports convenus entre le passé, le présent et l’avenir. « C’était traditionnellement l’idée du futur qui dictait au présent ce qu’il devait retenir du passé pour préparer l’avenir » p199 Cette révolution de la mémoire subvertissait de l’intérieur la conscience que la France avait d’elle-même. « A la conscience politique – France de droite, France de gauche - se surimposait une conscience sociale de groupe »
Différence entre la mémoire et l’histoire (chapitre sur les lieux de mémoire) « La mémoire était un phénomène d’ordre pyschologique, une disposition affective, individuelle, changeante, soumise à la dialectique du souvenir et de l’oubli, vécue au présent perpétuel. L’histoire était un phénomène d’ordre intellectuel, une représentation, une reconstruction mentale du passé, qui s’appuyait sur des traces, des raisonnements et qui aboutissait à des résultats partagés, mais toujours problématiques et incomplets. La mémoire est immédiate, l’histoire passe par des procédures » p.258
Le titre : une étrange obstination ?
Dans son prologue, Nora justifie son titre : « Dessiner surtout un parcours : cinquante-sept ans de Gallimard et trente-cinq ans d’enseignement supérieur et de recherche, plus de mille livres édités, sept volumes des Lieux de mémoire, quarante ans à la tête du Débat. En faut-il davantage pour justifier mon titre ? p11
« Toute ma vie a été écartelée entre l’édition et une vraie production personnelle » p 340 , dernier chapitre
L’étrange obstination peut faire aussi référence aux objectifs poursuivis dans les différentes composantes de sa vie professionnelle :
En tant qu’éditeur chez Gallimard son objectif a été de « mettre l’histoire et la culture -c’est la même chose ! au cœur de l’identité nationale française » p 340
Dans son chapitre Les lois mémorielles Pierre Nora justifie en 2005 « son engagement pour la défense de la liberté pour l’histoire » suite à deux événements l’un venait de la droite, l’autre de militants de gauche anticolonialistes :
- Vote d’un loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, .. ; ».
- Olivier Pétré-Grenouilleau , auteur de l’ouvrage Traites négrières a été poursuivi en justice par un collectif guyanais-réunionnais pour avoir dit que la traite ne relevait pas du registre des crimes contre l’humanité, parce que le génocide juif avait pour but l’extermination et que les traites, malgré leurs horreurs, étaient destinées à alimenter une force de travail
« Dans un Etat libre, il n’appartenait pas à l’exécutif ou au Parlement de qualifier le passé et de définir la vérité historique ».
« Si je me suis investi dans cette cause avec autant d’ardeur et d’intensité, c’est qu’elle opposait frontalement les réclamations de la mémoire et le respect de l’histoire. L’affirmation des mémoires minoritaires en voie d’émancipation m’était apparue dans un premier temps, comme un phénomène puissament libérateur, auquel je m’étais identifié. Les abus de mémoire appelaient un devoir d’histoire »
« Dans le débat public, l’histoire était écartelée entre deux pôles : « la repentance » d’un coté, la défense du « roman national » de l’autre. (..) Nous étions nombreux à ne pas nous reconnaître dans aucune de ces tendances. La repentance aboutissait à la dissolution de l’histoire nationale, la nation devenait un puzzle de communautés disparates. La défense du roman national l’enfermait dans un carcan désuet qui ne correspondait plus aux réalités du moment »
Soutien de Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel : « Le Parlement français n’a pas reçu de la Constitution pour dire l’histoire. C’est aux historiens et à eux seuls qu’il appartient de le faire » . p 325
Le problème à émigré aujourd’hui à l’étranger, en Russie principalement, comme dans tous les pays totalitaires »
« Les lois mémorielles ont correspondu au début du débat sur l’identité nationale et à une redéfinition du rôle de l’historien (.. ) Le déplacement du centre de gravité de la discipline historique vers l’histoire contemporaine avait pour conséquence que l’histoire n’appartenait plus au seul historien. Il partageait l’interprétation du passé avec le témoin, l’acteur, le journalisme, le juge, le sociologue » « La lutte victorieuse contre les lois mémorielles a peut-être le dernier moment où l’historien, dans l’effacement de son magistère, s’est senti cependant responsable du bien commun » p.325
L’enseignement de l’histoire, point de vue de Pierre Nora
https://eccap.fr/article/enseignement-de-lhistoire/5b46a3fcfb5df6001410feda
« Je proposerais une orientation claire : expliquer ce que la France a apporté à l'Europe et au monde et, inversement, ce qu'elle a reçu de l'Europe et du monde. Le cadre chronologique pourrait reprendre les identités françaises successives : féodale, royale, monarchique, révolutionnaire, nationale, républicaine, et aujourd'hui démocratique. On mettrait l'accent sur ce que notre pays a apporté de singulier au reste du monde : par exemple les cathédrales, l'élan chrétien, ensuite et surtout le modèle de l'Etat-nation, l'absolutisme monarchique dans ce qu'il a de glorieux - Versailles, le Roi-Soleil... - et de niveleur pour les minorités nationales, les Lumières, la langue française qui a régné sur l'Europe du XVIII' siècle, les droits de l'homme, ...« La vraie unité à trouver me paraît plutôt d'articuler la France avec l'Amérique, l'Afrique, la Chine... »